Bulletins de l'Ilec

Considérations de méthode - Numéro 463

27/02/2017

L’arbre généalogique de la valeur ajoutée et surtout de l’emploi dresse un portrait de « famille » avec des moyens éprouvés. Et des résultats qui attestent le rôle des marques comme locomotives de l’économie. Entretien avec Arnaud Florentin, directeur associé d’Utopies

Pourriez-vous éclairer votre méthode de « traçage » des emplois indirects : comment sait-on ce qui est attribuable à des secteurs a priori très loin du secteur PGC (enseignement…) ?

 

Arnaud Florentin : Un emploi indirect est à l’extérieur du site, des usines, des bureaux. Nous sommes en mesure de modéliser et d’identifier les fournisseurs (produits finis, semi-finis, marketing, transport, logistique…), et cela par secteurs d’activité, cosmétiques, activité fromagère ou autre. Nous le faisons sur des centaines de secteurs et nous définissons ces fournisseurs comme des fournisseurs de rang 1. On parle de « traçage » quand on suit à la trace chaque euro. L’entreprise de rang 1 qui reçoit une commande du secteur des produits de grande consommation (PGC), par exemple une coopérative agricole fournisseur d’un acteur de l’agro-alimentaire, va recevoir un montant pour sa commande.

Nous reproduisons la même modélisation en modélisant tous les achats de ce fournisseur de rang 1 qui a lui-même des fournisseurs (engrais, machines agricoles…) de rang 2 dont il a besoin pour répondre à la demande de son client PGC. Ces fournisseurs de rang 2 ont eux-mêmes besoin de faire appel à des fournisseurs de rang 3 pour répondre à la demande du fournisseur de rang 1 devenu leur client. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’effet ricochet s’estompe. On peut aller, jusqu’à deux ans, au rang 15 ; tout dépend de la puissance du secteur d’activité du premier client. Nous avons donc par ce traçage des effets indirects. À partir des rangs 2 ou 3, on entre en contact avec des secteurs qui sont a priori loin des marques de PGC, mais qui entrent de manière indirecte dans la chaîne de valeur de ces entreprises.

Comment calcule-t-on les retombées « induites » de la rémunération (consommation des ménages) et de la fiscalité sur l’activité et sur la valeur ajoutée totale ?

A. F. : On peut tracer de la même manière des salaires versés à des ménages ou de la fiscalité versée à des administrations publiques ; ce n’est pas la dépense de l’entreprise qu’on étudie mais les dépenses induites : la consommation des ménages va vers différents postes et l’entreprise qui fournit les ménages a elle-même besoin de fournisseurs, qui eux-mêmes ont besoin de fournisseurs, etc. Idem avec la sphère publique : le fonctionnement des écoles, des hôpitaux, est financé grâce à la fiscalité versée, notamment par les PGC. Tracer c’est donc décomposer, étape après étape, le comportement économique des acteurs qui répondent à la demande des entreprises de l’Ilec.

Pour calculer l’impact de la rémunération des ménages en emplois induits, on regarde les rémunérations versées par ces entreprises ainsi que les rémunérations versées par la chaîne de fournisseurs. On fait la somme de ces rémunérations, desquelles on enlève l’épargne, et on obtient le revenu disponible à la consommation. Ce revenu est segmenté par postes de dépense (une centaine : achats, investissement immobilier, services marchands et non marchands, etc.). On prend soin, pour éviter les doubles comptes, de ce qui relève déjà des entreprises Ilec, ce que les consommateurs achètent aux marques et que l’on a compté en « impact direct ». On suit alors cette consommation à la trace : l’agriculteur a fourni le restaurant dans lequel les ménages ont consommé grâce à leur salaire ; on compte aussi le producteur d’engrais qui a fourni l’agriculteur…

Nous avons également les emplois induits par la sphère publique : on prend toutes les fiscalités et taxes, hors cotisations sociales et patronales, les impôts sur la production, impôts locaux et autres. On regarde les taxes qui sont payées par les entreprises de l’Ilec et celles payées par la chaîne de fournisseurs qui répondent à leur demande, et dans quelle mesure ces taxes alimentent les caisses publiques, dans quelle mesure elles permettent de financer des dépenses publiques, dans la sphère de l’Etat, des collectivités, des agences para-publiques, etc. Cette dépense publique totale est répartie par postes, chacun étant tracé : une partie des dépenses publiques va à l’école publique, ces écoles ont besoin de papier, d’électricité, de tables, d’équipements, de prestataires de service ; ces fournisseurs de rang 1 ont eux-mêmes des besoins, pour répondre à la demande de l’école ; on suit donc aussi ces fournisseurs de rang 2…

Nous nous concentrons sur les producteurs établis en France ; notre étude ne trace pas ce qui en sort. C’est ainsi que, par l’impact de la rémunération sur la consommation, 64 162 emplois induits sont créés, et par la fiscalité encore 54 834, par les entreprises de l’Ilec. Pour calculer ces emplois induits, on calcule rang après rang les données en euros, et pour chaque secteur on sait qu’il faut X euros pour créer un emploi. C’est un modèle à plusieurs centaines de secteurs qui nous permet de faire ces calculs et rend l’analyse fiable. Le facteur de conversion des euros en emplois repose sur des petits secteurs très ciblés, cela réduit les marges d’erreur.

Pour effectuer la ventilation sectorielle des emplois « induits », l’étude procède-t-elle au vu d’une pondération par la structure du budget des ménages ?

A. F. : Elle utilise des moyennes nationales, et quand elle peut être plus précise, sur le plan régional, elle étudie le tissu sociodémographique du territoire et pondère en fonction de la taille du ménage, de l’âge, de la CSP. Nous avons reconstitué les « tables » des 380 secteurs (nomenclature Wiod de l’UE) y compris pour la consommation des ménages, et nous nous sommes fondés sur des enquêtes de consommation des ménages. Le revenu disponible à la consommation est décomposé en 200 postes (sur les 380 secteurs). L’étude mesure comment ces 200 secteurs réagissent à la commande faite par les ménages. C’est ainsi qu’on arrive à des emplois induits ventilés par secteurs.

Comment calculez-vous le coefficient multiplicateur pour l’emploi ?

A. F. : C’est une convention internationale. Un effet multiplicateur peut-être calculé de plusieurs façons, mais la norme est de considérer le poids total (ici les emplois directs, indirects et induits) divisés par les directs. Ce coefficient est donc un ratio, qui a le mérite de montrer la capacité d’un secteur ou d’un acteur donné d’entraîner le reste de l’économie, en termes d’emplois ou de salaires. Pour un emploi dans les bureaux ou usines du périmètre Ilec des grandes marques de PGC, 2,65 sont créés en dehors.

Pourquoi le coefficient multiplicateur en termes d’emploi est-il moins élevé pour le tertiaire (1,98) que pour la production (4,55) ?

A. F. : L’effet multiplicateur est la capacité d’entraîner le reste de l’économie. Quand on compare un siège social, notamment à Paris, doté d’activités marketing, de supports, avec un site industriel, il est logique que cette capacité soit moindre que celle d’un site de transformation, qui a besoin de beaucoup d’achats à l’extérieur. Une activité tertiaire représente beaucoup de personnes sur site, avec essentiellement des salaires, quelques prestataires de services et peu d’emplois indirects. Ce n’est pas que le tertiaire soit moins intéressant ! Au mètre carré, il y a plus d’impact en emploi dans un bureau que dans une usine. L’activité tertiaire peut avoir un effet d’entraînement, puisque un emploi en interne en crée un autre à l’extérieur. Il ne faut pas considérer l’effet multiplicateur seul. Il montre que les marques de PGC ne sont pas des coquilles vides uniquement là pour faire du marketing, mais qu’elles sont de vrais acteurs industriels dotés d’un vrai rôle de locomotive, avec beaucoup de wagons derrière.

 Le « coefficient multiplicateur » Ilec, de 3,65, est-il élevé au regard de ceux d’autres secteurs ?

A. F. : Oui, c’est un très bon effet multiplicateur. Même s’il est compliqué de comparer les secteurs, la moyenne est plutôt autour de 2,7 ou 2,8.

Comment calculez-vous la valeur ajoutée directe (10,4 milliards) et indirecte (27 milliards) ? Ces chiffres sont-ils élevés ?

A. F. : La valeur ajoutée directe est produite dans les murs des entreprises de l’Ilec. C’est la richesse créée, qui n’est ni le chiffre d’affaires, ni la production. C’est ce que l’on apporte en plus à l’économie. Le chiffre de 10,4 milliards est élevé, rapporté au nombre d’acteurs (73). C’est la contribution directe des adhérents de l’Ilec au PIB. Il faut moins considérer ce chiffre dans l’absolu que le comparer à la valeur ajoutée indirecte et induite. Pour calculer la valeur ajoutée indirecte, on est capable de mesurer rang après rang la production de chaque fournisseur et sa valeur ajoutée. Un euro de valeur ajoutée crée 1,58 euro dans le reste de l’économie.

Comment calculez-vous l’effet que vous nommez « catalyseur » correspondant aux 117 728 emplois créés dans « l’aval distribution » ?

A. F. : Il a été calculé à part et n’a pas été intégré dans l’effet multiplicateur sur l’emploi. L’effet catalyseur n’est pas lié à des dépenses faites dans l’économie par les entreprises de l’Ilec, mais au fait que, grâce à la puissance de la marque, des acteurs de la distribution référencent ses produits et existent par elle. Pour calculer, on prend un pourcentage du travail du chef de rayon qui dépend de la part de marché des adhérents de l’Ilec dans le rayon. Si leur part de marché dans le rayon frais est de 43 %, la part de travail est de 43 %. Il arrive que l’intégralité du travail de la personne dépende d’une seule marque. Les grandes marques permettent donc aux acteurs de la grande distribution d’exister, au prorata de leur présence en rayon.

Il faut être prudent ici et bien distinguer ce type d’effets des précédents : lui tient à la capacité de la marque à attirer des personnes dans le magasin, et à son incidence sur les emplois ; les autres racontent les flux des acteurs économiques, le carburant qu’ils injectent dans le moteur de l’économie française. Ce ne sont méthodologiquement pas les mêmes histoires.

De la valeur ajoutée, donnée économique, ou de l’emploi, donnée sociale, quel le meilleur indicateur de l’effet d’entraînement ?

A. F. : La valeur ajoutée n’est pas le meilleur indicateur. Je préfère travailler sur l’emploi, qui permet de mieux comprendre l’effet boule de neige à chaque étape. L’intérêt de cette étude est de sortir du poids direct d’un secteur pour comprendre dans quelle mesure importent les impacts indirects et induits des activités des adhérents de l’Ilec. Tous les emplois font partie de la même famille, dans laquelle il y a des cousins éloignés. L’arbre généalogique est plus grand que celui auquel on pense de prime abord.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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