Bulletins de l'Ilec

Paix improbable, guerre impossible - Numéro 468

09/11/2017

Entre industrie et commerce, le prix de cession est toujours source de tensions, qu’accentuent la culture ou le type d’organisation des entreprises, ou les libertés prises avec les règles. Mais avec la « négociation collaborative » la paix est possible. Entretien avec Laurent Plantevin, président d’Arcante, cabinet de conseil en négociation professionnelle

À quoi attribueriez-vous l’âpreté particulière des relations industrie-commerce en France ?

Laurent Plantevin : Tout d’abord, je ne crois pas que cette « âpreté » soit propre à la France. Depuis dix-sept ans, le groupe Arcante est intervenu dans cinquante-trois pays et nous retrouvons dans presque tous ces pays cette fermeté, voire cette dureté dans les relations entre acheteurs et fournisseurs. Quelle est la particularité de la France ?

D’abord, il faut rappeler que l’acteur central de la distribution française, Leclerc, pratique une politique de discount permanent, qu’il veut faire intégralement supporter à ses fournisseurs, qui, eux, sont sujets aux aléas de leurs marchés de matières premières et aux exigences de rentabilité de leurs actionnaires. Cette profonde divergence d’intérêts renforce évidemment l’âpreté. Ensuite, il faut aussi souligner que les fournisseurs ont contribué à pérenniser cette âpreté en accédant très souvent aux demandes de Leclerc, mais aussi à celles d’autres distributeurs belliqueux comme Intermarché, même quand elles étaient manifestement illicites (exemple : la « performance économique » qui n’est finalement que de la compensation de marge, illégale), parce que Leclerc leur apportait de la croissance.

Pour conclure, il faut aussi insister sur un point qui est rarement évoqué mais qui explique beaucoup cette âpreté : les différences de culture et d’organisation des achats qui existent entre les distributeurs intégrés (Carrefour, Auchan, EMC Casino) et les indépendants (Leclerc, Intermarché, Système U). Les politiques d’achat et les stratégies de négociation des seconds sont entre les mains d’exploitants (adhérents, associés) qui ont hélas une culture assez fruste de la négociation achats, considérant encore trop souvent les fournisseurs comme une simple variable d’ajustement de leur politique commerciale en points de vente : « Je dois baisser mes prix pour faire venir des clients, le fournisseur n’a qu’à payer », « Le fournisseur refuse de me donner des conditions supplémentaires, je le retire de mes linéaires ». Or ce sont aussi les distributeurs indépendants qui depuis plusieurs années tirent la croissance en France. On comprend alors le dilemme des industriels : céder à des pratiques de négociation archaïques et belliqueuses de la part de leurs clients les plus performants en croissance des ventes, ou refuser de leur céder, risquant de voir leurs ventes lourdement pénalisées.

En pratique, compte tenu de l’organisation interne des parties, quelles sont les retombées de la plus ou moins grande âpreté des négociations commerciales entre fournisseurs et distributeurs (jusqu’aux relations entre chefs de produit et chefs de rayon ?)

L. P. : Cette âpreté est très centrée sur la relation entre centrale d’achat et directions commerciales, elle est beaucoup moins présente dans l’exploitation – les régions, les points de vente –, où la relation est plus centrée sur la vente, la disponibilité et l’accessibilité des produits que sur la stricte négociation des achats.

La schizophrénie entre des négociations commerciales guerrières et des chantiers collaboratifs fertiles est-elle l’ordinaire obligé dans les relations verticales ?

L. P. : Je ne crois pas que ces relations soient guerrières. Elles sont effectivement très tendues, mais c’est là la règle de la négociation : l’acheteur veut acheter au meilleur prix pour lui et c’est souvent le plus bas ; le fournisseur veut vendre au meilleur prix pour lui, c’est celui qui lui préserve la meilleure rentabilité. La recherche d’un accord raisonnable entre les deux n’est pas la guerre mais une négociation source de tension, car aucun des deux n’obtiendra ce qu’il aurait souhaité idéalement. Ce moment de tension n’empêche en rien des relations commerciales collaboratives sur des chantiers d’intérêts convergents entre distributeurs et industriels, tels que le merchandising, la conception de produits, les modes de commercialisation…

Les industriels sont souvent réputés « complices de leur supplice ». Est-ce justifié ? Et si oui, comment sortir de cette logique ?

L. P. : Cette expression, dont d’ailleurs je revendique la paternité, il y a quelques années, exprime l’ambigüité de la position des industriels, qui se plaignent avec amertume d’une situation qu’ils n’ont bien sûr ni voulue ni créée, mais qu’ils ont finalement entretenue en acceptant d’accéder aux demandes parfois injustifiées des distributeurs, notamment des plus belliqueux d’entre eux.

En fait, les industriels ont toujours privilégié le court terme, une approche opportuniste des négociations avec les distributeurs, plutôt que le moyen et long terme, qu’une approche plus stratégique de cette relation.

Ainsi, pourquoi avoir accepté depuis des années cette négociation sur la « performance économique » au Galec (Leclerc), illicite ? Pourquoi accéder encore maintenant aux demandes manifestement illégales d’Intermarché, s’appuyant sur des procédés d’une particulière violence ? La réponse est simple : parce qu’ils considèrent y avoir intérêt au-delà de l’illicéité, de la violence des procédés et du coût que cela provoque pour eux. Ce faisant, ils contribuent à maintenir une situation nuisible, je crois, à leurs intérêts stratégiques, et dont ils se plaignent par ailleurs.

Quelle est votre vision de l’évolution de la relation industrie-commerce à l’avenir? 

L. P. : Elle va nécessairement s’apaiser dans la violence des procédés, sous réserve que la réglementation et la loi soient appliquées, mais elle ne perdra rien de son âpreté dans les négociations portant sur le « prix convenu » : « paix impossible, guerre improbable », écrivait Raymond Aron pour caractériser les relations États-Unis URSS dans les années soixante-dix. Il me semble que les relations distributeurs-industriels pour les deux années à venir seront caractérisées par: « paix improbable, guerre impossible ». La « paix » n’est plus impossible, elle reposera sur des strategies de négociation collaboratives, que certaines centrales (Carrefour, EMC…) sont prêtes à déployer avec quelques-uns de leurs fournisseurs, mais de façon progressive et prudente (encore faudra-il que les fournisseurs encouragent ces stratégies). Quant à la « guerre », elle deviendra de plus en plus rare, car la concentration des acteurs la rend de plus en plus coûteuse pour tous: dans un rapport du très fort au très fort, la guerre est une stratégie généralement inefficiente, son coût étant supérieur à ses perpsectives de gain.

Propos recueillis par J. W.-A.

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