Bulletins de l'Ilec

Le pari de l’intégration d’offres - Numéro 460

28/10/2016

Un distributeur qui ne revend pas, une plateforme qui n’est pas une centrale d’achat, un réseau qui associe grandes marques et producteurs locaux : plaidoyer pour un nouveau modèle commercial où le numérique et l’humain vont de pair. Une innovation de rupture. Entretien avec Jean-Pierre Marty, consultant en économie collaborative

Les systèmes d’information entre opérateurs de la chaîne d’approvisionnement sont-ils aujourd’hui, pour les PGC, à la hauteur de la réduction promise des délais de livraison (H+3 voire H+1) ?

Jean-Pierre Marty :  Les systèmes historiques de distribution ne permettent pas aux clients d’avoir leurs courses chez eux en une heure (préparation de la liste, temps de déplacement, cheminement dans les allées, attente aux caisses, retour au domicile). Un produit dans l’heure, certains y réfléchissent, mais ce n’est pas forcément le plus stratégique. Ce qui l’est dans toute stratégie appuyée sur le digital, c’est «le bon produit au bon endroit, au bon moment, dans la confiance et la commodité de service».

Le transfert des données SI en temps réel ne pose pas de problème, et un développement en logiciel libre, pour ceux qui en ont fait le choix, permet de travailler en interne et d’être plus réactif. La digitalisation des échanges permet l’ubiquité, la réactivité, la connexion, le réseau et une grande liberté d’action. Le client reprend la main, comme dans beaucoup de domaines (Blablacar, Airbnb, Uber …).

Quelles sont les limites géographiques du modèle «livraison H+1 » ?

J.-P. M. : Ce type de solutions n’existera que dans les grandes métropoles, pour certains produits ou pour d’autres provenant des boutiques de proximité bien identifiées (proches du domicile du client). Le H+1 n’est pas le moteur qui va permettre à Amazon de concurrencer les GSA, mais plutôt la largeur de gamme, les prix pratiqués, l’impeccabilité du service, la commodité et la confiance. Amazon est la marque préférée des Français depuis deux ans. Il est en train de déplacer le commerce depuis un dépôt de marchandises (l’hypermarché) vers des services de domotique, de conversationnel, de conciergerie… Les outils tels qu’Alexa ou Écho, en tant qu’assistants personnels, vont séduire les clients qui sont loin de goûter les courses en hypermarché (69% des Français y voient une corvée et attendent une autre solution, selon la Fevad) mais pour qui la livraison H+1 n’est pas un enjeu.

Cependant, Amazon reste un distributeur classique dans sa logique d’attaque du marché, de développement et de gestion (centrale d’achat). Pas un modèle réellement alternatif qui réunirait le numérique, le physique, le territoire et les gens.

Les territoires… La digitalisation offre-t-elle des réponses au défi de la désertification commerciale des petites communes?

J.-P. M. : Une certaine façon d’utiliser la digitalisation va renforcer les déséquilibres et assujettir les producteurs, artisans, commerçants, fabricants, industriels et grandes marques. Pourtant, la digitalisation reste un moyen de densification des territoires, si elle s’organise pour rassembler autour de ses acteurs, ses membres et leurs besoins, dans une synergie de moyens, de visibilité et de libre choix. Le numérique facilite alors la création de points de retrait dans les villes et les communes. Un point de retrait de niveau secondaire est une possibilité pour des petits commerces de densifier leur flux de clientèle. Un tel maillage permet également à des entreprises ou autoentrepreneurs de monter leur propre structure (livraison à vélo, à pied, ramasse et livraison dans les quartiers, enlèvement au point de retrait par la famille ou le groupe d’amis, livraison du dernier kilomètre…).

Perversité du modèle historique de la distribution : l’abandon par les marques de la commercialisation de leurs produits

Aujourd’hui, les fournisseurs souffrent d’avoir perdu la maîtrise de leur plan d’affaires…

J.-P. M. : En effet, une des perversités du modèle historique de la distribution est l’abandon par les industriels et les marques d’une grosse partie de la commercialisation de leurs produits et de sa planification. Et les industriels se sont laissé embarquer dans la commercialisation de produits en MDD qui ont cannibalisé les marques par leurs propres outils. Pour la grande distribution, il s’agit d’une alternative aux marques en termes d’assortiment, mais aussi d’un contre-pouvoir.

Nous pensons que la solution pour les marques est de recourir à la même stratégie de contre-pouvoir, en participant à un autre modèle de distribution de leurs produits, dans lequel elles conservent la main.

Ce que le digital autorise?

J.-P. M. : Oui. Il s’agit de changer de modèle. Non plus le « modèle descendant fordien » (Philippe Moati) mais un « modèle serviciel », dans lequel le consommateur, par le biais des outils que propose un intégrateur d’offres, est en relation directe et constante avec ses fournisseurs. Révolution, car l’humain revient au centre du modèle puisque le consommateur peut exprimer ses besoins, ses attentes et ses souhaits. L’offre n’est plus subie mais pilotée.

Un tel modèle de distribution sans distributeur, ou plutôt sans centrale d’achat, c’est possible?

J.-P. M. : Une distribution sans centrale d’achat est non seulement possible, mais aussi moderne. L’intégration de solutions est au cœur des formules les plus novatrices de mise à disposition, comme dans d’autres modèles actuels: AirB&B n’a pas d’appartements, Booking n’a pas d’hôtels, Blablacar n’a pas de voitures… De la même manière, il ne s’agirait pas d’avoir des produits, mais d’intégrer des produits des marques jusqu’à leur achat par les consommateurs, d’organiser leur diffusion et leur distribution. Pas de marge négociée sur le produit, seulement un coût d’utilisation et d’adhésion facturé aux marques fournisseurs.

Une plateforme numérique de distribution n’est pas forcément synonyme d’«ubérisation» de l’emploi?

J.-P. M. : Une plateforme numérique de distribution peut mettre le curseur des emplois sur un autre plan: les emplois sont créés en amont (plateforme) et en aval (points de retrait, artisans, commerçants, producteurs, agriculteurs…). Un tel modèle sera générateur de nouveaux emplois: les fournisseurs de proximité seront amenés à embaucher pour gérer les commandes générées par le site, les marques pour gérer les communautés et le quotidien du site, les logisticiens pour des postes de préparateurs de commandes à l’unité dans les produits alimentaires secs et frais.

La manne des données clients est-elle sous-exploitée par la grande distribution?

J.-P. M. : La grande distribution est en train de travailler sur le magasin connecté, qui va orienter le client dans les allées grâce aux données non exploitées à ce jour, mais ils ont pris du retard dans les développements. Il lui est difficile de rendre le drive plus pertinent pour le consommateur, à cause de ses actifs immobilier: si le drive venait à se développer par l’exploitation des données recueillies sur les clients, ceux-ci pourraient déserter ou beaucoup moins fréquenter les magasins et les galeries marchandes.

La distribution désintermédiée que vous prônez est à la fois de proximité et «de précision», grâce justement à ces données clients. Qui dans le modèle que vous défendez en est le propriétaire?

J.-P. M. : Il s’agit de travailler sur l’ubiquité de l’offre, et d’utiliser les données sur les clients pour couvrir leurs besoins, données dont ils ont autorisé l’utilisation par l’intégrateur pour mener à bien sa mission. Les données appartiennent donc à la plateforme, à laquelle le consommateur les a confiées, et les marques les exploitent librement, grâce à des dizaines de critères de recherche aujourd’hui mobilisables par produit.

Un commerce qui vit non de la marge sur le produit mais de l’utilisation de ses outils

À quelles conditions les outils digitaux de la relation client peuvent-ils permettre aux marques de regagner la maîtrise de la pression promotionnelle? En quoi les plans promotionnels d’un réseau de distribution qui n’est pas une centrale d’achat se distinguent-ils?

J.-P. M. : Un intégrateur d’offres donne aux marques une plus grande souplesse dans la gestion de leur calendrier événementiel. Sans négociation mais avec un coût d’utilisation, les marques se positionnent d’elles-mêmes sur les thématiques qui les intéressent. Elles choisissent le conditionnement, le prix affiché, les animations, la saison, etc. La pertinence de l’offre est entièrement maîtrisée par elles. Seule la planification relèvera de la maîtrise de la plateforme.

De quoi vit une plateforme désintermédiée? Comment se rémunère-t-elle, si ce n’est pas par l’écart entre un prix de cession et un prix de revente?

J.-P. M. : Une plateforme qui opère comme intégrateur et non comme distributeur ne se rémunère pas avec la marge sur le produit mais par les coûts d’utilisation des outils mis à la disposition de ses membres (plateforme logistique, place de marché, points de retrait des commandes) et des services (transport, PLV, ou trade marketing, qui est la source de revenu de référence d’entreprises comme Google et Facebook). C’est une rupture avec le modèle historique de la GMS.

En quoi les modes de livraison diffèrent-ils, dans un tel réseau, entre producteurs locaux et grandes marques, et comment sont-ils compatibles sans obérer la rentabilité du modèle?

J.-P. M. : Les marques continuent à opérer telles qu’elles le font aujourd’hui (livraison à un entrepôt) et les fournisseurs de proximité se rattachent à un point de livraison approprié, qu’ils livrent par leurs propres moyens ou par la ramasse que la plateforme organise à un point de rendez-vous donné. L’adhésion des fournisseurs de proximité est validée par la plateforme avant la diffusion de l’offre en ligne (normes de qualité, traçabilité des produits…) et leur mode de livraison au point de retrait est défini à ce moment-là.

Les ramasses sont organisées dans les villes de taille grande ou moyenne; la plateforme aide les fournisseurs de proximité dans la mise en ligne régulière de leurs offres. Elle y a intérêt, car les offres de proximité sont un levier pour dynamiser le site, fidéliser la clientèle et augmenter les ventes; leurs coûts inhérents ne viennent donc pas obérer le modèle mais au contraire le stimuler.

Y a-t-il à cet égard une taille critique, en deçà de laquelle un site de vente en ligne ne peut inspirer assez confiance pour réussir dans la vente de produits frais?

J.-P. M. : Il n’y a pas de taille critique mais plutôt de la confiance, établie grâce à la transparence des fournisseurs et de l’intégrateur. La confiance est générée par la présence de marques connues et reconnues nationalement et internationalement, et aussi par la possibilité de se servir en produits frais auprès des commerçants que le consommateur a choisis et avec qui la confiance est déjà établie. La boucherie, la poissonnerie et les fruits et légumes, sur la plateforme, bénéficient d’atouts tels que le prix, la traçabilité et la mise en avant des producteurs eux-mêmes.

Une place de marché ouverte et non mono-enseigne

En quoi votre conception du commerce en ligne diffère-t-elle d’un drive?

J.-P. M. : Ce dont je parle est un modèle de place de marché ouverte et non mono-enseigne, qui intègre des fournisseurs très divers, dont des fournisseurs de proximité (artisans, commerçants, agriculteurs, apiculteurs…) qui ne pourraient pas être distribués dans les drives actuels des grandes enseignes du fait des petits volumes qu’ils proposent. L’e-commerce et les nouvelles technologies doivent permettre de recréer du lien entre tous les acteurs du marché.

Et il ne s’agit pas de se positionner en frontal par rapport aux marques, d’où l’absence de MDD sur un tel site, à la différence d’Amazon, par exemple, qui a lancé sa MDD en couches-culottes (entre autres). Les marques, si elles le souhaitent, peuvent s’exprimer en MDI (marque d’indépendant), déclinées pour proposer une offre couvrant des segments tels que le bio, le lancement de produits, les promotions, etc. À la différence de la MDD, ce sont les marques qui établissent le cahier des charges de leur MDI, le but étant de récupérer de la marge, de la visibilité, de s’essayer à de la R&D, de se lancer dans des segments spécifiques sans s’engager immédiatement elles-mêmes.

Il est admis que les avis de consommateurs ont un effet dynamique sur les commandes en ligne; le modèle que vous prônez a-t-il une dimension de forum, et à cet égard un attrait supplémentaire pour les marques?

J.-P. M. : La mise en relation et le partage d’avis entre les clients est à la base d’un tel modèle. En effet, il peut mettre à la disposition de ses communautés un forum, un blog sur les centres d’intérêt, des ateliers, des formations, etc. Il permet aux marques, petites et grandes, de faire des offres personnalisées aux consommateurs de manière proactive par rapport à ces événements (anticipation des besoins et prise en charge du quotidien), valorisant leur image auprès du public. Les communautés y ont toute latitude d’échanger leurs points de vue, de commenter telle ou telle particularité (goût, texture, qualité…), ce qui met en avant les produits. Les commentaires doivent y être accessibles en un coup d’œil. Les animations sont un autre atout pour faire découvrir ou pousser un produit, ainsi que l’échantillonnage dans les bacs de préparation de commandes, où les marques peuvent adresser des échantillons, des prospectus, des bons de réduction, des brochures aux clients selon leur profil, la fréquence de leurs achats, etc.).

Un circuit de distribution désintermédiée peut-il être plus qu’une niche premium?

J.-P. M. : Le client parle commodité et attend une offre complète, cohérente et pertinente, une gamme de prix et une offre larges. Comme chez Booking, qui offre une palette d’hôtels à standings et prix divers, où le client choisit selon ses besoins du moment. Un intégrateur d’offres peut y répondre.

Vous dites qu’un tel modèle est spécialement outillé contre le gaspillage alimentaire…

J.-P. M. :En effet, s’il propose un système de rendez-vous pour tous les produits à faible rotation et pour ceux n’ayant pas vocation à être en stock permanent sur le dépôt. Cela permet aux entreprises qui le souhaitent de produire uniquement les quantités prévendues, et d’amorcer le virage de la prévention du gaspillage alimentaire – tout cela étant bien entendu expliqué aux consommateurs.

À cela peut s’ajouter une gestion des DLC courtes, pour éviter de jeter de la marchandise consommable, ainsi que la possibilité de mettre des produits dans un panier solidaire, afin de participer aux actions locales. Car les communautés de consommateurs vont être de plus en plus sensibles au gaspillage alimentaire et au gaspillage marketing (faire du volume sur des étagères). La nouvelle donne sera « pas moins, mais mieux », pour les enseignes qui resteront sur le marché et pour les acteurs émergents du numérique..

Le cadre légal et réglementaire actuel est-il satisfaisant pour une telle innovation?

J.-P. M. : Il n’y a pas d’écueil réglementaire qui en handicaperait la mise en œuvre. La législation sera de toute façon en retard par rapport à la vitesse d’évolution de ce que j’appelle une nouvelle ère du commerce, car la loi s’adapte après coup (voir Blablacar, Uber, Air B&B…), et je trouve cela normal.

Propos recueillis par François Ehrard

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à l'utiliser, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.