Bulletins de l'Ilec

Attention, oligopole - Numéro 435

01/05/2013

La révolution des données peut changer les rapports offre-demande ou les processus de développement économique des nations. Elle peut aussi être accaparée au seul bénéfice de quelques opérateurs ou Etats tentés d’en verrouiller l’usage. Entretien avec David Fayon, administrateur des postes et télécoms1

La création d’entreprises en liaison avec le « big data » est-elle dynamique en France ?

David Fayon : Oui, dans la mesure où le big data, traitement de quantités massives de données, nécessite de nouveaux outils dotés d’algorithmes complexes. Les formations telles que Normale Sup, Polytechnique et certaines écoles d’ingénieurs préparent bien aux nouveaux métiers. La création d’entreprises est donc possible en France, mais elle est dynamique à l’étranger aussi, ce qu’atteste l’expatriation de nombreux Français aux Etats-Unis, pour des raisons d’attractivité propre, de reconnaissance ou de moindre pression fiscale. Les entreprises françaises comme Criteo, qui a une antenne à San Francisco, sont des exceptions.

Les outils prédictifs qui scrutent des quantités colossales de données sont-ils performants au-delà du court terme, ou myopes aux signaux faibles ?

D. F. : Il est très difficile de repérer dans l’océan de données, sur le Web en particulier, les signaux faibles et les informations marginales mais porteuses de sens. Ainsi, dans le domaine du marketing, le mécontentement des clients, les suggestions pour améliorer ou concevoir des produits… N’oublions pas que le big data concerne aussi bien Internet que les masses de données accumulées dans les entreprises et autres organisations : intranets et wikis d’entreprises.

Le champ est très vaste. La révolution des données détruit-elle des métiers ? Autant qu’elle en crée ?

D. F. : La destruction de métier n’est pas une spécificité du big data, elle concerne, comme l’a bien analysé Schumpeter et son principe de destruction créatrice, toute révolution, hier agricole, puis industrielle, puis servicielle. Nous entrons dans la quatrième révolution, celle des données, elle aussi destructrice et créatrice d’emplois. Pour autant, il est difficile, aujourd’hui, de quantifier les volumes détruits et induits.

Quelles sont les politiques publiques engagées autour du marché des données, en vue de le réguler ou de le structurer ?

D. F. : Les politiques publiques sont de deux ordres : celui du laisser-faire, où, faute de politique, la France se singularise par une faible attractivité de son territoire et peu de grappes d’entreprises ; et celui d’une politique publique indirecte, où quelques pôles de compétitivité émergent, comme en Ile-de-France Cap Digital ou Systematic, ou le plateau de Saclay, qui réunit de grandes écoles et des viviers pour former les profils de demain en brassant chercheurs, étudiants et industriels. Cette politique indirecte favorise la création d’un terreau où pourront émerger des entreprises innovantes. Pour autant, il faut déplorer l’absence de politique de grande envergure comme le fut le Plan Calcul en 1966. Il ne faut pas oublier qu’outre le big data il y a l’open data. L’open data définit toutes les données ouvertes de l’Etat, d’entreprises, d’institutions, d’associations, publiées sur Internet et réutilisables par des tiers afin de développer de nouvelles applications, de nouveaux usages. Par exemple, la géolocalisation des bureaux de postes et leurs horaires d’ouverture, ou la géolocalisation des stations de métro permettront de bâtir des applications. Ces données peuvent être encapsulées dans d’autres applications qui permettent l’optimisation de trajets et offrent des services qui restent à imaginer.

Toutes les données, directes (effet de l’acte d’achat ou de connexion), indirectes (avis, partages d’expériences…), comportementales, déclaratives, transactionnelles, sont-elles à considérer comme des ressources valorisables et… fiscalisables ?

D. F. : Oui, même s’il faut tenir compte du nécessaire retraitement des données ; certaines sont inutiles, d’autres redondantes, d’autres encore fausses. Application typique pour une marque : quels sont les mots utilisés par les internautes pour la décrire, dans un sens positif, négatif ou neutre ; quelle est son image, son « e-réputation » ? On fore aujourd’hui les données comme hier on forait pour le pétrole. Elles sont notre nouvelle énergie. La question fiscale est liée à celle de l’ouverture : le rapport Collin & Colin2 préconise une fiscalisation des données, et de moins taxer les entreprises qui rendraient les leurs publiques. Cela permettrait de taxer plus lourdement les Facebook et consort qui verrouillent les données créatrices de valeur. La mission Etalab (www.etalab.gouv.fr), qui administre le portail interministériel Data.gouv.fr, est chargée de réfléchir sur le sujet.

Ce que Collin & Colin appellent « travail gratuit des utilisateurs » doit-il être systématiquement assujetti à l’impôt comme une ressource des acteurs du numérique ?

D. F. : Oui, c’est innovant, mais complexe à mettre en œuvre.

En plus de la collecte et du traitement, va-t-on vers un marché de la protection des données ?

D. F. : Oui, le plus grand supermarché de la donnée, aujourd’hui, c’est Facebook, où on vend son âme au diable en l’échange de la gratuité apparente du service.

Y a-t-il un enjeu de souveraineté ? Un grand opérateur global de l’économie numérique est-il susceptible de différencier sa politique tarifaire pour des motifs politiques ?

D. F. : Un acteur peut très vite atteindre la taille critique, rendre les internautes prisonniers. Cela pourrait, poussé à l’extrême, devenir liberticide, d’autant qu’il n’existe pas de droit à l’oubli sur Internet.

L’appartenance linguistique exerce-t-elle une influence sur l’économie numérique ? (Talend est un leader français, qui travaille dans l’intégration de données, mais l’analyse de données paraît entièrement américaine : question de langue ? )

D. F. : Non, car si l’algorithme est parfait, il peut s’adapter à toutes les langues. Google, Twitter et Facebook ont été traduits en plusieurs langues.

Le phénomène big data et la révolution liée aux données sont-ils une chance historique pour les pays émergents ?

D. F. : Oui, cette révolution leur permet de sauter l’étape de la révolution industrielle, polluante. Ces pays peuvent ainsi se sublimer en passant de la révolution agricole à la révolution des données et rattraper leur retard.

Le big data inaugure-t-il un nouveau type d’économie de la demande, où à la problématique keynésienne de la demande solvable s’ajouterait celle de la demande créatrice (coconception…) ?

D. F. : La valorisation des données change effectivement le rapport traditionnel offre-demande. La demande devient créatrice et la création va au-delà de l’entreprise, pour aller vers des entreprises captant cette intelligence apportée par les données (Facebook, Google, Twitter et les autres, qui savent bâtir un écosystème autour d’eux). YouTube (Google) sur Facebook, moteur Google par défaut sur Mac…

Y a-t-il un risque d’oligopole mondial sur le marché des données ? Faut-il un Sherman Act international ?

D. F. : Oui. La position de Google, Amazon, Facebook et Apple, les « GAFA », y invite. Trois des quatre géants du Web ont des profitabilités à deux chiffres, et la quatrième, Amazon, mise sur la croissance pour détrôner Walmart et devenir à terme le premier supermarché mondial. L’oligopole ne concerne pas seulement les données mais les conditions de leur stockage. Aussi les enjeux du big data et de l’open data sont-ils liés au cloud computing. Mais un Sherman Act international… je ne vois pas les Etats-Unis se tirer une balle dans le pied !

La manipulation et l’analyse des big data œuvrent-elles dans le sens d’un retour à la centralisation de la décision (en entreprise avant de l’être en politique ? ), les échelons intermédiaires se voyant dessaisis de responsabilités qui peuvent être traitées en bouquet par le sommet ?

D. F. : Même si la Toile est une structure décentralisée, d’égal à égal, certains acteurs comme Google deviennent oligopolistiques, avec une vision centralisatrice des données, donc de la valeur. On entre alors dans des systèmes « bigbrotheriens ».

L’open data des Etats est-il vraiment engagé ?

D. F. : Les initiatives sont encore timides. Pour autant, elles ont du sens, pour créer du service auprès des administrés et d’entreprises partenaires.

Le big data est-il une promesse d’ « offshoreleaks » à répétition ?

D. F. : Je ne le crois pas, car les sociétés verrouillent le marché et s’efforcent de ne pas rendre interopérables leurs données, comme le montre l’absence de passerelles entre LinkedIn et Facebook, alors que dans le même temps les contacts de courriels peuvent y être importés pour accroître le parc d’utilisateurs.

Où se situe aujourd’hui le plus grand risque pour la vie privée (d’internautes français) : que les données personnelles soient surexploitées à des fins commerciales, ou que celles qui sont collectées par des moteurs, réseaux sociaux ou sites marchands soient accaparées par des Etats ?

D. F. : Dans un contexte de crise, des données aux mains d’un pouvoir politique ne sont plus neutres et peuvent être utilisées à des fins de marquage, par des dirigeants autoritaires voire totalitaires. La vigilance est de rigueur.

1. David Fayon est directeur de projets SI à la direction des systèmes d’information des activités courrier de La Poste. Il a publié Géopolitique d’Internet, qui gouverne le monde ? (Economica, 2013) et précédemment Facebook, Twitter et les autres (Pearson, 2012).
2. www.economie.gouv.fr/rapport-sur-la-fiscalite-du-secteur-numerique.

Propos reccueillis par J. W.-A.

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