Bulletins de l'Ilec

Marges arrière : explication de la gravure - Numéro 336

01/06/2002

Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement. Cas pratique.

1. QU​‌’EST-CE QUE LA MARGE ARRIÈRE ?

Vous pouvez retrouver le schéma explicatif dans la version du Bulletin en téléchargement.

LA NÉGOCIATION À L’AVANT DES RABAIS (1)

Au premier temps de la négociation commerciale, le fournisseur présente à son client potentiel des conditions générales de vente (CGV) auxquelles est joint un tarif : c’est la loi qui impose pareil formalisme. Excès d’interventionnisme du public dans le commercial ? Point si sûr, dans la mesure où la technique des CGV, qui a fait école dans certaines législations, est retenue dans la plupart des codes de bonne conduite élaborés récemment. Il en va ainsi au Royaume-Uni, qui ne passe pas pour la terre d’élection de l’interventionnisme. Les CGV déclinent la politique commerciale du fournisseur dont le tarif tire les conséquences chiffrées.

Contrairement à ce qui est avancé parfois, les CGV ne sont pas d’intangibles tables de la loi : elles définissent les conditions de la négociation, dont le processus consiste à aller du général (la règle du jeu identique pour tous) au particulier (le contrat entre deux personnes). Autrement dit, la loi permet de différencier. Pour certains elle va même jusqu’à autoriser la discrimination. En revanche, elle interdit strictement la discrimination abusive, celle qui établit entre des contractants aux performances comparables des distinctions de traitement dépourvues de fondement économique.

La chose est expliquée noir sur blanc, dans une lettre rendue publique, qui n’a rien perdu de sa pertinence, adressée le 27 décembre 1994 par Christian Babusiaux à Michel-Édouard Leclerc. Seule réserve, cette correspondance mériterait une mise à jour, ayant été écrite avant la loi Galland et la loi NRE.

LA NÉGOCIATION À L’AVANT DES REMISES (INCONDITIONNELLES) : LE PRIX SUR FACTURE

Au terme de la négociation dite « à l’avant », les parties définissent ensemble quels rabais sont accordés à celle d’entre elles qui achète des marchandises. Certains d’entre eux sont inconditionnels (ex. : présence nationale d’un réseau de magasins). Ce sont les remises, qui viennent à tout moment en déduction du montant facturé par le vendeur à son client. Le prix qui figure sur la facture de marchandises (dans notre exemple 100 - 10 de ristournes, soit 90) définit le prix au-dessous duquel le bien ne peut être offert en l’état au consommateur, du fait de l’interdiction de la revente à perte renforcée par la loi Galland.

LA NÉGOCIATION A L​‌’AVANT DES RISTOURNES (CONDITIONNELLES) : LE PRIX NET

D’autres rabais présentent un caractère conditionnel : il faut que le client atteigne un objectif pour y avoir droit (ex. : remise de fin d’année liée à la passation d’un volume minimal de commandes). Ces réductions de prix ne sont acquises qu’au cours de l’exercice ou à son terme. Elles ne peuvent être enregistrées, à tout moment, sur une facture de marchandises. Elles donnent lieu en temps et en heure à régularisation sous forme d’avoirs. Les sommes correspondantes ne peuvent donc être prises en compte dans la détermination du prix de seuil de la revente à perte. Elles constituent de ce fait pour les revendeurs une marge différée. C’est pourquoi, même si elles résultent de la négociation à l’avant menée au titre des CGV, elles sont réputées constituer un élément de la marge arrière du revendeur. Dans l’exemple choisi (cf. schéma) le prix facturé (ou seuil de revente à perte) est de 90 et le prix net, incluant les ristournes différées, est de 80. Le revendeur bénéficie d’une marge arrière de 10.

LA MIGRATION DE LA NÉGOCIATION DE L​‌’AVANT VERS L​‌’ARRIÈRE

Le prix de facturation n’intéresse le fabricant que d’un point de vue strictement mercatique, car c’est celui qui, aux yeux du consommateur, détermine le positionnement de sa marque, cohérent avec sa politique produit et sa politique de communication. C’est l’intérêt majeur pour lui de la prohibition de la revente à perte. Car rien ne lui est plus préjudiciable que le bradage de sa marque, utilisée comme un produit d’appel.

En revanche, le montant du prix net lui est relativement indifférent, dans la mesure où, à ce stade, la négociation commerciale n’étant pas achevée, celui-ci ne préjuge en rien de la rentabilité finale de la transaction. De son côté, le distributeur est peu intéressé par ce qui se passe à l’avant. Ce que recherche le commerçant, ce n’est pas un prix en soi mais, quelle qu’en soit la valeur absolue, un meilleur prix que celui accordé à son concurrent. Par définition il est en quête d’une discrimination positive (par le bas). Son but est d’apparaître meilleur marché que les autres. Son horizon se limite au comparatif, que la communication sera chargée de transformer en superlatif.

Dans l’univers des PGC, tout ce qui se passe à l’avant se déroule au grand jour. En application de la loi, la plus grande transparence règne à l’égard des CGV et de la facture. Or, à ce jour, il n’existe plus guère que cinq centrales d’achat vis-à-vis des industriels et sept groupes de détaillants vis-à-vis des consommateurs. Autant dire que chaque distributeur détient, du fait de sa puissance d’achat, (cf. Bulletin de l’Ilec n° 313, mai 2000), l’arme de la terreur économique. Dans ce contexte, tout avantage consenti à l’un serait donc exigé et obtenu par tous les autres. La recherche de l’avantage concurrentiel relève dès lors du leurre. Aussi les parties en sont-elles venues à convenir tacitement que la négociation doit se passer à l’abri des regards, c’est-à-dire à l’arrière. Et c’est ainsi que, depuis l’ordonnance de 1986, les budgets de coopération commerciale n’ont cessé d’augmenter avec une belle régularité, à peine affectée par la loi Galland.

LA NÉGOCIATION À L​‌’ARRIÈRE DE LA COOPÉRATION COMMERCIALE : LE PRIX NET-NET

À l’arrière, les choses se passent à l’inverse. Ce n’est plus le fabricant qui vend des marchandises, mais le distributeur qui propose au fabricant, et les lui facture, des services, qualifiés par la loi de « spécifiques ». Le terme a son importance. Un article standard, telle une baignoire, relève de la logique du tarif et des prix affichés. L’installation de la salle de bains appartient en revanche à la logique du devis, établi au cas par cas, ce qui exclut la notion de barème et, en dernière analyse, de publicité des prix. Une complète opacité règne qui correspond aux desseins secrets des deux partenaires.

Point donc de conditions générales de vente de services, point davantage de tarifs. Le service, du moment qu’il existe, vaut l’idée qu’on s’en fait, sauf abus manifeste, lié à l’exercice de la puissance d’achat, dans des conditions tellement difficiles à réunir que le Conseil de la concurrence ne les a jamais rencontrées. Il s’en déduit que le marché du service de distribution est par nature celui où s’exerce la différenciation, voire la discrimination, à l’abri des regards, dans la seule limite de l’abus que la loi NRE qualifie de « disproportion manifeste » dans l’établissement du prix.

Techniquement, les choses se passent ainsi. À l’occasion d’une vente de marchandises facturées, dans notre exemple 90, pour un prix net de 80, les deux cocontractants conviennent d’une mise en avant sous la forme de têtes de gondole. Celles-ci sont facturées en valeur absolue voire, plus souvent, en pourcentage de la transaction principale portant sur la marchandise. D’autres services d’animation commerciale, y compris de référencement et, sont également facturés. Au total, toujours dans notre exemple :

  • la coopération commerciale atteint 30 %  ;
  • la marge arrière du distributeur atteint 40 % (30 % de coopération et 10 % de ristournes différées) ;
  • la marge brute du commerçant est à l’arrière composée d’une partie incompressible de 40 % . Son montant, avantage subsidiaire, est parfaitement prévisible dès la date de signature de l’accord annuel.
  • la dégradation tarifaire subie par le fabricant atteint 50 % (10 % de remises sur facture de marchandises et 40 % de marge arrière).

La négociation à la française, nom couramment donné au modèle qui vient d’être décrit, n’aurait pas prospéré, si les effets de structure n’en accusaient la dynamique. Du fait des lois sur l’urbanisme commercial qui ont freiné les ouvertures de magasins, le linéaire est une ressource rare, partant coûteuse (c.f. Bulletin de l’Ilec n° 320, juin 2001). Faute de pouvoir étendre leurs réseaux, les entreprises du grand commerce se sont lancées dans un vaste mouvement de concentration, constituant de formidables puissances d’achat pourvues d’un pouvoir de négociation. Elles se sont avec succès lancées à l’assaut du monde. Cet essor, coûteux en investissements à rentabilité différée, exige de la base historique, en l’espèce le marché français, une forte contribution à la capacité d’autofinancement. Marge arrière et coopération commerciale sont les deux moteurs du modèle français. C’est pourquoi tout concourt à leur essor. Pourtant chacun sait que ce système, indispensable à certains égards, est devenu insupportable.

2. ANALYSE ÉCONOMIQUE

LA REMISE EN QUESTION DU MODÈLE

Avant la loi Galland, l’alourdissement de l’arrière présentait largement un caractère nominal. Les concessions tarifaires arrachées au terme de la négociation étaient en partie compensées par des hausses tarifaires. L’acheteur présentait une note, payée en monnaie de singe par le fournisseur. Le consommateur n’en souffrait pas. La hausse tarifaire nourrissait l’augmentation des ristournes répercutées à la baisse dans le prix au détail. Le modèle eût été parfait, n’étaient les ravages exercés par la revente à perte, que la loi Galland s’est proposée, avec succès, d’éradiquer.

Ce succès a un prix, qui est la suppression de la monnaie de singe. Désormais, aucun élément de la marge arrière ne peut venir en déduction du prix public. Il en résulte que, pour tous les articles sur lesquels le commerce travaille à marge avant égale à zéro (i.e. vendus au prix inscrit sur la facture de marchandises) toute dérive est répercutée au centime près dans les prix à la consommation. Et c’est ainsi que le spectre de l’inflation reparaît dans l’univers de PGC. Dans un communiqué de presse du 23 mai dernier, l’Ilec a montré que la hausse des prix à la consommation ne tire pas tant son origine de la hausse des coûts de production, dont certains s’élèvent mais d’autres baissent, que de celle des coûts de commercialisation, autre nom de la coopération commerciale.

La suppression de la loi Galland parfois envisagée par d’aucuns aggraverait le mal plutôt qu’elle n’y porterait remède, car les fournisseurs seraient amenés à compenser, à coups de ristournes supplémentaires, la guerre des prix à laquelle se livreraient les distributeurs sur les marques de grand renom. Malgré ses avantages, il apparaît ainsi que le tout à l’arrière est devenu pernicieux, voire à terme insupportable. De cela, tous les acteurs ont désormais une claire conscience.

LES INCONVÉNIENTS DU MODÈLE

L’OBJECTION DU BON SENS

Le simple bon sens est offusqué par l’ampleur des pratiques. Dans notre exemple chiffré, l’industriel vend 50 % de ristournes et 50 % de produits. C’est déjà surprenant, mais ce n’est pas tout. Dans bien des secteurs, la dégradation tarifaire est supérieure à 50 % . C’est le monde à l’envers !

L’OBJECTION DES POUVOIRS PUBLICS

De cet oxymore, les pouvoirs publics sont parfaitement convaincus. Un ministre a récemment parlé de taux de marge arrière atteignant 60 % . Son intervention a suscité des cris de protestation… mais aucun démenti. Au demeurant, les Assises de la distribution présidées par Lionel Jospin, en présence de quatre de ses ministres, avaient dénoncé les inconvénients d’un système que la loi NRE allait explicitement viser à corriger. Mais il semble que la réforme ait fait long feu. Ses dispositions contraignantes sont restées lettre morte. La Commission d’examen des pratiques commerciales n’a, à ce jour, émis ni avis ni recommandation. Peut-être son heure viendra-t-elle : il est permis de rêver.

L’OBJECTION DES FOURNISSEURS

En attendant les lendemains radieux, nombre d’industriels vendent plus de ristournes que de produits, ce qui est la marque d’une pathologie du marché comme il en est survenu dans d’autres secteurs tels, en son temps, celui de la machine-outil ou celui des camions. À marché malade, entreprises affaiblies. L’irrésistible progression des marges arrière s’analyse comme un transfert de richesse de l’amont vers l’aval, démontré par l’analyse économique. Chez les producteurs, seuls les plus vigoureux subsistent, ce à quoi les théoriciens de la concurrence n’objectent pas, puisque, pour eux, telle est la dure loi du progrès. Au demeurant, l’amélioration de la productivité, pendant de longues années, a neutralisé le phénomène.

Mais aujourd’hui, il devient manifeste que l’industrie n’est plus à même de nourrir la machine à ristournes. Elle ne peut plus compenser à la fois l’alourdissement de ses coûts (35 heures…) et celui de ses frais de mise en marché. Il ne lui restera bientôt plus le choix qu’entre des politiques également détestables : soit trancher dans ses forces vives, sacrifiant le futur au présent, en réduisant la recherche, le soutien à la marque, voire, pis encore, la qualité ; soit augmenter ses tarifs en vue de compenser le manque à gagner, au risque d’ailleurs de se tirer une balle dans le pied, car elle contribuera ainsi à creuser l’écart des prix entre marques de fabricant et marques propres, qui ne subissent pas la même pression à l’arrière.

L’OBJECTION DES DISTRIBUTEURS

Certes, l’inflation est négligeable dans notre pays et pas même le basculement vers l’euro n’a suscité d’accès de fièvre. Il n’en reste pas moins vrai qu’après avoir été un facteur de modération de l’indice durant les années récentes, les prix des PGC ont depuis peu tendance à jouer un rôle inverse. À son tour le commerce est placé sur la sellette. Il est pris à partie par l’opinion, qui se demande pourquoi ceux qui, année après année, lui ont fait savoir à grand renfort de communication qu’ils écrasaient les prix semblent soudain se mettre à les gonfler. Ils ont beau se récrier, s’expliquer, renvoyer la responsabilité sur d’autres, il y a comme du dépit amoureux du côté des chalands. C’est sans doute ce qui explique la récente campagne lancée par l’enseigne Leclerc. Pour le grand commerce aussi, la coupe est pleine.

L’OBJECTION DES CONSOMMATEURS

À tout prendre, bien entendu, ce sont les consommateurs qui sont le plus fortement frappés. à cause de querelles qui ne les concernent pas, ils risquent d’être pénalisés en termes de prix des produits, mais aussi et surtout de variété de choix et de qualité, comme l’écrit la CLCV dans un communiqué du 18 juin : « Les consommateurs n’ont pas pour objectif les prix les plus bas. Ils veulent surtout la transparence des prix et la fin des pratiques plus ou moins occultes des uns et des autres, qui leur paraissent inadmissibles … [ils] sont au cœur du système commercial. Il est dès lors inacceptable qu’on les tienne à l’écart de toute prise de décision… » Il y aurait dans l’air comme de la révolte contre l’arbitre, de la part de ceux qui éprouvent le sentiment d’être sifflés hors jeu avant même d’avoir touché leur premier ballon.

3. QUE FAIRE ?

Personne n’est content. Chacun s’accorde à penser, à affirmer qu’il faut changer le fusil d’épaule. Mais que faire ? À cette question la réponse est simple : parler, se concerter, imaginer un mode de faire différent. Si les professionnels ne le font pas, les consommateurs, devenus arbitres, leur infligeront un carton jaune. Si cela ne suffit pas, les pouvoirs publics leur en assèneront un autre, valant carton rouge, sous la forme d’une énième loi à l’occasion de laquelle les groupes de pression se déchaîneront, les intérêts froissés tourneront à l’antagonisme « Tout ça pour ça », restera-t-il à conclure, c’est-à-dire pour un nouveau coup d’épée dans l’eau, probablement. Mais aussi comment faire ?

Autre question, autre réponse simple : il existe une Commission d’examen des pratiques commerciales, présidée par un magistrat de la Cour de cassation. C’est le lieu idéal pour aborder les problèmes au fond, débattre, mettre au point des solutions inédites, revenir à la vérité du contrat. Qui des partenaires ou des pouvoirs publics aura, en premier ressort, l’audace de la saisir au fond ? Restera-t-elle un sujet d’incantation – auquel cas la dérision la guette – ou aura-t-elle l’occasion de passer à l’acte alors, et alors seulement, à ses risques et périls ? Et si la présence de tiers gêne les partenaires commerciaux, libre à eux de s’organiser, de se mettre à la table de négociation pour entreprendre, seuls, la réforme attendue. À tout prendre, cette méthode est la meilleure possible. Cependant, au moment de la mettre en œuvre, les parties devront se rappeler qu’elles ont une tâche ardue, qui consiste à changer les choses et non à émettre un communiqué de plus.

(1) Dans le présent article :
- le terme « remise » vise toute réduction de prix inconditionnelle (sur facture de marchandises) ;
- le terme « ristourne » vise toute réduction de prix conditionnelle (hors facture de marchandises) ;
- le terme « rabais » est générique, il vise l’ensemble des réductions de prix consenties au terme de la négociation commerciale, le terme « escompte » étant réservé au financier.

Dominique de Gramont

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