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Rétrodor, c’est pain bénit

15/07/2018

Précurseurs depuis six générations dans le domaine de la meunerie, les Moulins Viron ont redonné à la baguette ses lettres de noblesse. Le combat pour la qualité continue par une meilleure information des consommateurs.

par Jean Watin-Augouard

Il est des entreprises et des marques comme des humains, certaines témoignent de leur aptitude pour le risque, le défi, au service de la qualité pour un mieux-vivre des consommateurs. Si elles diffèrent par la taille et le secteur d’activité, nulle n’est plus grande que l’autre par l’esprit qui la singularise, le souffle de vie qui l’anime, la main de l’homme qui la façonne, la… pétrit ! L’histoire de la meunerie a, comme toute autre activité industrielle, ses pépites – les Moulins Viron en sont une –, miroirs de l’évolution de la société française, elles sont aussi bien actrices de ses mutations 1. Les Moulins Viron, ou l’Intel de la farine destinée au produit alimentaire sacré par excellence : le pain.

La qualité, comme singularité

À gauche, Émile Viron, le père de Philippe (au centre) qui a lancé Retrodor et Alexandre Viron, sixième génération, aux commandes depuis 1995

« Ça ne marchera jamais ! » Cette antienne, proférée par les parangons de l’« expertitude », vient régulièrement condamner tout créateur avant même qu’il n’ait pu plaider sa cause. En 1990, Philippe Viron n’échappe pas à la règle quand, alors dirigeant de l’entreprise éponyme Moulins Viron, il révolutionne l’univers du pain en lançant Rétrodor, marque d’une nouvelle génération de baguettes qui, enfin, remettent le goût et la saveur à l’honneur. On ne parle pas encore de la marque du consommateur 2 quand il entend faire de la qualité au service du bon produit un impératif catégorique. En somme, Rétrodor ou la marque « pour le consommateur » au nom de son respect. Le nom atteste-il d’un goût pour la nostalgie ? Non ! Le goût est ici à comprendre tout simplement dans les deux sens du terme, celui qui désigne l’un de nos cinq sens et celui de la propension pour la qualité. Au reste, celle-ci singularise les Moulins Viron, qui, depuis six générations, tracent un même sillon. Au coeur de la Beauce, terre à blé, l’entreprise a, depuis 1816, connu les différentes époques de la meunerie : moulin à vent, à eau, à gaz pauvre, électrique. Aux commandes de l’entreprise depuis 1995, Alexandre Viron, représentant de la sixième génération, raconte : « l’époque charnière sur le plan du process de fabrication remonte à l’Exposition universelle de 1900, quand les meules cédèrent la place aux cylindres pour donner une farine sans particules volatiles, la poussière avait disparu 3. Émile Viron, mon arrière-grand-père, s’interroge alors sur l’évolution de la meunerie pour répondre aux souhaits des clients ». Déjà ! Il comptera au nombre des précurseurs qui abandonnèrent la meule au profit du cylindre, tournant ainsi la page d’une époque ancestrale pour entrer dans la modernité. Depuis, la meunerie n’a pas connu d’évolution majeure dans la manière d’écraser du grain 4. Paradoxe et signe des temps, on assiste depuis quelques années à un retour aux valeurs d’antan, un regain des produits issus de la mouture sur meule. « Nous avons donc rouvert il y a cinq ans un moulin à meule et baptisé les farines du nom d’Émile. On a fait son trajet à l’envers », souligne Alexandre Viron 5. Aujourd’hui, les Moulins Viron disposent de deux entités pour deux productions différentes, ce que l’on peut schématiser ainsi : un moulin à cylindre pour les baguettes et un moulin à meule pour les gros pains au levain. « Nous avons été précurseurs avec cette innovation, qu’on pourrait appeler “rétro-innovation” ». Pour preuve, Philippe Viron sera durant les années 1970 l’un des premiers à faire des farines dites « composées », proposant aux boulangers des farines « de campagne », avec des mélanges de sons. « Le problème, rappelle Alexandre Viron, c’est qu’à partir des années 1970, la main d’oeuvre augmente alors que le prix du pain reste stable. Pour conserver la rentabilité, les boulangers font le choix de la mécanisation et donc modifient leurs recettes pour s’adapter à la machine. On oublie alors la notion de goût ». Ils vont réduire le poids de la baguette, de 300 à 250 grammes, voire 200 grammes, promouvoir un pain ultra blanc, sans saveur à cause de la mécanisation, diminuer le personnel en ayant recours à la mécanisation pour la division 6 et le façonnage, pour le pétrissage, et développer les fours rotatifs (pain à la broche…), tout cela se combinant à une perte de connaissance de la gestion du levain.

Le croisé de la qualité

La baguette, la bonne, bien croustillante, que l’on commençait à manger par ses croûtons, appartenait-elle dorénavant au passé ? Le consommateur était-il condamné à manger du pain ultra blanc ? C’était compter sans l’opiniâtreté de Philippe Viron, militant de la qualité. Membre de la commission qualité des états généraux du pain, organisés par les syndicats professionnels meunerie-boulangerie au début des années 1980, il tire la sonnette d’alarme : la baguette n’a plus de goût, les clients quittent les boulangeries et les jeunes ne veulent plus embrasser la carrière de boulanger. Les états généraux sont à l’écoute du consommateur, dont la consommation de pain diminue. Il attend une vraie qualité : du pain chaud (donc développement des fours rotatifs et cuisson à toute heure), une meilleure conservation et plus de goût (ajout de sel). Que faire ? Former ? Si les Moulins Viron peuvent participer à la formation, ils ne peuvent, seuls, la prendre en charge. D’autant plus que la vision n’est pas partagée par les centres de formation. Agir sur la variable économique en maîtrisant le coût du pain ? Une impasse quand les consommateurs sont libres d’acheter au prix souhaité ! Il reste la qualité qui, au demeurant, est le maître-mot de l’entreprise depuis ses origines.

Trieur optique pour
contrôler la taille,
la forme et la couleur du blé

L’innovation emprunte souvent des chemins imprévus, comme celui pris un jour par Philippe Viron, qui en fera un croisé de la qualité. On ne parle pas encore de perturbateurs endocriniens, la vache folle ne l’est pas encore et la viande de cheval est toujours sur l’équidé. « Un de nos clients boulangers, au nom prédestiné de Meunier, installé rue de l’Ourcq dans le 19e arrondissement de Paris, nous sollicite 7 en 1987 pour lui fournir une farine “pure”, sans blé américain qui donne de la force, sans additif ni acide ascorbique pour tenir le pâton 8. “Vous voulez faire des crêpes ? ”, questionne mon père. De son fournil sortit alors une baguette avec la saveur du pain d’autrefois. Cela nous a conduits à revenir vers notre vrai métier de meunier. Et pour ce faire nous avons cherché des variétés de blé à assembler pour produire une farine panifiable et nous avons défini un nouveau process dans notre laboratoire de panification avec en particulier une remise à jour de la première fermentation, qui multiplie les saveurs, les arômes et redonne ainsi du goût au produit. » Comment reconnaître une Rétrodor ? En mettant en éveil les cinq sens : les cinq arêtes légèrement caramélisées, les alvéoles sauvages irrégulières et la couleur crème (la vue), le caramel de la croûte apportant le croustillant (le toucher et l’ouïe), le froment et la noisette (l’odeur et le goût). Son poids ? 300 grammes. La vigilance est de rigueur, car les copies de la Rétrodor ont tiré vers le bas ce poids d’origine avec des baguettes de tradition de 250 grammes, voire moins. Règle d’or : ne jamais demander une baguette « pas trop cuite ». « Autant demander du pain de mie », conseille Alexandre Viron. En revalorisant le produit, les Moulins Viron, de nouveau précurseurs, ont revalorisé le métier de boulanger. Avant commercialisation, la qualité de la farine est jugée par les boulangers du fournil d’essai, nouvellement créé aux Moulins Viron. « Ces derniers jouent le rôle des maîtres de chais des maisons de Champagne », indique Alexandre Viron.

Le faire savoir du savoir-faire

Qui de la marque ou du produit prime ? Le produit bien sûr, sans la qualité duquel il n’est de marque pérenne. Aussi Philippe Viron décide-t-il d’engager des professeurs de boulangerie (un au début, deux par la suite, cinq aujourd’hui) et de créer à Chartres 9 un centre de perfectionnement ouvert aux boulangers souhaitant « remettre à l’honneur la vraie baguette française 10 ». « Nous avons fait un grand travail de formation de nos 450 clients boulangers (300 aujourd’hui), nous étions les seuls à le faire à l’époque. » Philippe Viron a pratiqué l’open source bien avant l’heure, car il fallait inciter tous les boulangers à promouvoir la baguette de qualité ! « La recette n’est pas secrète, car elle change tout le temps en fonction de l’évolution des matières premières », précise Alexandre Viron. Pour autant, « le meunier est dans la même logique que le maître de chais champenois qui, par son art d’assembler les raisins, conserve un goût identique d’une année sur l’autre ». La baguette eut d’abord pour nom la Fournée de l’artisan et durant les premières années, les Moulins Viron ont eu des difficultés pour émerger face à Banette (1981) et Baguépi (1990). « Au regard de ces lancements marketing sans réelle qualité pour le pain, nous avions le savoirfaire, il nous manquait le faire savoir. On nous disait : “vous n’avez pas de nom” », confie Alexandre Viron. Aussi bien, la marque Rétrodor est-elle créée, alliance de « rétro », nom de la farine, et d’« or », en raison de la dénomination de toutes les farines. « Deux articles ont changé notre destin : l’un dans le journal Elle, avec pour titre « Quel vilain nom pour une si bonne baguette » et une double page dans le Figaro Magazine. L’impact fut immédiat, on ne savait plus comment fournir les boulangers ». Pour mieux faire connaître la marque, Alexandre Viron propose à ses clients du marketing du « pâté de maison ». « Notre objectif n’est pas d’être la meilleure baguette du monde, mais la meilleure baguette du quartier, même si notre terrain de jeu est le monde. Ainsi, je souhaite qu’elle soit la meilleure à Tokyo sans pour autant qu’elle le soit à Hokkaido 11. » La qualité Rétrodor ne peut-être la même dans toutes les boulangeries, car « nous ne produisons pas nous-même le produit et sommes donc tributaires du boulanger, mais elle doit être la meilleure du quartier ». Objectif dans les prochaines années : réécrire les engagements de chaque client boulanger, au nombre de 400 aujourd’hui, et éduquer les consommateurs 12. Extension du territoire de la marque oblige, et ce afin de répondre aux différents moments de consommation et goûts, Rétrodor se décline avec les pains gourmands Rétro aux graines (pavot, sésame…), Rétro salés (lardons, gruyère...), Rétro sucrés… « La famille de produit peut s’étendre, car les idées viennent aussi bien de notre fournil d’essai que des suggestions de nos clients boulangers. » De bon usage de la création… participative !

Le retour du « pain de tradition française »

Précurseur dans le retour du « bon pain », Philippe Viron fait du lobbying pour la mise en avant de sa baguette afin de préserver la filière blé-farine-pain et contrer les produits industriels. En contrepartie de l’acceptation par la France d’une mesure européenne acceptant 250 additifs, arrive le décret pain de 1993, accompagné de l’appellation Pain de tradition française. Ce dernier souhaitait sauvegarder les spécificités de la panification française face à l’élargissement de l’emploi des additifs lié à l’harmonisation des réglementations dans le cadre européen. « Grâce à notre influence, les boulangers ont demandé au gouvernement de légiférer 13 pour créer un produit de tradition française qui est, en quelque sorte, le petit enfant de la Fournée de l’artisan et de Rétrodor. Soit on préservait notre avance en demeurant les seuls et la baguette continuait de décliner, soit on imposait le produit à travers le syndicat de la boulangerie. Nous savions que l’avenir du métier ne passait que par la qualité du produit ». Aujourd’hui, il n’est pas un moulin qui ne propose dans sa gamme un pain de tradition française. « Pour autant, précise Alexandre Viron, le label est créé pour uniformiser la qualité d’une production, quand la marque, plus exigeante que le label, entend proposer une qualité supérieure à celui-ci. » Elle est d’autant plus pertinente que le pain n’est protégé ni de la mondialisation, ni de la délocalisation : « aujourd’hui, prévient-il, le pain peut être produit en Roumanie ou en Bulgarie, avec les blés roumains et bulgares écrasés dans les mêmes pays, et importé en surgelé par camions. Le hard discount menace les artisans boulangers. »

Rétrodor inside

À l’image d’Intel, la marque Rétrodor ne se voit pas sur la baguette. Et à part quelques exceptions, dont l’une à Chartres, il n’est pas d’enseigne à la marque Rétrodor. « Nous n’avons jamais souhaité créer une franchise Rétrodor, car la marque de baguette est celle fabriquée par le boulanger Dupont, Durant… » Excepté sa présence sur les sachets de pain, la PLV et les camions qui sillonnent la France, la marque Rétrodor est, comme Intel, à l’intérieur du produit, ici, la baguette. La verra-t-on un jour dans les grandes surfaces ? « Si aujourd’hui les distributeurs mettent moins l’accent sur le discours prix, c’est surtout pour séduire le consommateur, car ils pressurisent toujours les fournisseurs, dont d’ailleurs beaucoup ont disparu. Nous avons été sollicités par certaines grandes surfaces, mais à quel prix ! Nous avons toujours refusé la dépendance économique. Pour autant, nous accepterons un jour d’entrer dans celles, intelligentes, qui acceptent de vendre des produits de qualité au juste prix, car le consommateur est prêt à payer pourvu qu’on lui propose du bon. Mais nous n’entrerons pas par la centrale d’achat ». À bon entendeur…

Notes
(1) youtube.com/watch?v=y6EhNiy-Ozk ; youtube.com/watch?v=W4FePaUltyY.
(2) C’est qui le patron ? ! , la marque du consommateur, marque de lait équitable créée en 2016 par Nicolas Chabanne.
(3) Mouture sur meule : deux pierres tournent l’une sur l’autre, permettant au grain de s’ouvrir. Il faut ensuite tamiser pour séparer la farine, issue de l’amande, du son, l’enveloppe. L’abrasion pierreuse induit le développement d’une fine poussière de silex. Mouture sur cylindre : on ouvre toujours la graine pour séparer l’amande de l’enveloppe, mais la farine est moins poussiéreuse. Afin de prouver la pureté de leur farine, les meuniers hongrois étaient vêtus de smokings à l’Exposition universelle !
(4) Des changements ont été apportés sur le plan ergonomique par la mécanisation et l’automatisation de la production, la supervision des réglages par ordinateur. Depuis 2000, une machine Sortex, trieur optique, contrôle avec des yeux électroniques taille, forme et couleur du blé, évitant ainsi d’envoyer des grains avariés dans la production. Les Moulins Viron sont certifiés ISO 22000 depuis 2007.
(5) Acquisition en 2011 de l’ancien moulin de Crouzet à Saumeray, situé à une vingtaine de kilomètres du site historique, le moulin Lecomte (cylindre), qui se trouve au Coudray, près de Chartres (Eure-et-Loir).
(6) La pâte est fractionnée en parties égales par une diviseuse.
(7) Cela rappelle le destin d’Eugène Schuller, fondateur de L’Oréal, quand, chef préparateur à la Pharmacie centrale de France, il est sollicité par un coiffeur-barbier en quête d’ingrédients autres que d’origine végétale, qui souhaite couvrir les cheveux blancs de ses clientes avec un certain nombre de nuances, sans faux reflets. Il met alors au point la première teinture capillaire de synthèse, baptisée L’Auréale. Cf. La Revue des marques n° 80, 2012.
(8) Morceau de pâte à pain mis en forme pour constituer un pain à la cuisson.
(9) Les Moulins Viron sont à Chartres depuis 1927.
(10) Vive la baguette, par Philippe Viron, Les éditions de L’Épi Gourmand, p. 91, 1995.
(11) Les Moulins Viron sont présents dans 14 pays, dont le Canada, le Japon, la Corée du Sud, le Gabon…
(12) Les Moulins Viron comptent également parmi leurs clients Lenôtre, Hermé, le Bristol, le Ritz.
(13) L’appellation Pain de tradition française a fait l’objet du décret n° 93-1074 du 13 septembre 1993. Le pain de tradition française, dont la composition est précisée par les dispositions de l’article 2 de ce décret, se caractérise par l’absence d’additifs et de traitement de surgélation.

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