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McCormick, les goûts de la France

15/03/2024

Repreneur de Ducros et Vahiné au tournant du millénaire, le groupe McCormick a misé sur les singularités de l’Hexagone : productivité industrielle, expertise logistique, consommation tournée vers les préparations domestiques. Des atouts, mais aussi des freins clairement identifiés. Entretien avec Arnaud Ronssin, directeur général de McCormick France.

Quel est le cœur de métier du groupe McCormick et comment est-il arrivé en France ?

Arnaud Ronssin : McCormick est le numéro un mondial du marché des herbes et épices, avec deux savoir-faire, l’un pour les marques de grande consommation, l’autre pour l’industrie agroalimentaire, en matière d’aromatisation ou de saveurs, qu’elles soient brutes ou mélangées, naturelles ou distillées. C’est cette compétence qui est arrivée en France, en 2000, avec l’achat des marques Ducros et Vahiné qui lui a permis de s’y installer pleinement. À l’exception de son berceau des États-Unis, notre groupe n’utilise pas son nom systématiquement comme marque auprès des consommateurs, la plupart des pays ont leur propre marque. En Pologne nous avons Kamis, au Portugal Margao, au Royaume-Uni Schwartz, en France Ducros.

Quelle est votre position sur le marché français ?

A. R. : 49 % de part de marché pour Ducros en herbes et épices, 35 % pour Vahiné en aides à la pâtisserie, dans un univers qui pèse un peu moins d’un milliard d’euros de chiffre d’affaires. En outre, nous allons y installer des marques de notre portefeuille, par exemple Cholula, qui signe des sauces pimentées mexicaines. Nous sommes présents dans l’Hexagone avec six sites : deux sièges administratifs, en région parisienne et à Avignon, deux usines et deux entrepôts logistiques. Nous disposons en effet de la maîtrise de notre préparation logistique qui est l’une de nos trois expertises.

Livraison directe en magasin

Quelles sont ces expertises ?

A. R. : La première réside dans notre amont agricole, avec une présence dans tous les principaux pays producteurs de matières premières, par des joint-ventures qui nous permettent d’assurer la qualité et la quantité de nos produits. Ce partenariat avec l’amont agricole nous a permis d’être un des seuls fournisseurs à pouvoir fournir de la vanille pendant la crise de 2017, grâce à notre présence à Madagascar.

Notre deuxième expertise est notre capacité de transformation. La plupart de nos concurrents se contentent de conditionner leurs produits. Dans ce métier, il y a deux options. Soit par exemple acheter des racines de curcuma que vous réduirez vous-même en poudre avant de les embouteiller, soit acheter directement la poudre. Mais plus vous êtes au cœur de la transformation, mieux vous maîtrisez la préservation des huiles essentielles et des arômes. Par ailleurs, cette expertise de McCormick permet de « débactériser » la matière, donc de garantir une sécurité alimentaire parfaite. Nous transformons en France une matière première qui arrive principalement par le port de Marseille pour être traitée non loin, à Carpentras.

Notre troisième expertise, logistique, est la préparation de commande que j’évoquais.

En quoi est-ce particulier ?

A. R. : Nous livrons en direct la plupart des magasins de France, ce qui est très atypique dans l’univers des produits de grande consommation. Nous passons nous-mêmes les commandes suivant les besoins des points de vente, dont nous remplissons nous-mêmes les linéaires, la plupart du temps dans notre propre mobilier avec des outils spécifiques. Il s’agit de charges très importantes qui nécessitent de valoriser le produit, mais elles apportent aux distributeurs des niveaux de marge significativement supérieurs à la moyenne des PGC.

Disparités de coûts salariaux de 1 à 3

Cela suppose une force de vente particulièrement massive ?

A. R. : Mille personnes, soit l’une des plus importantes de France. Auxquelles s’ajoutent six cents salariés salariés sur nos différents sites.

Concernant vos usines, quelles sont votre stratégie industrielle et votre politique d’investissement ?

A. R. : La spécificité de McCormick est de produire beaucoup depuis la France pour l’Europe entière, y compris en partie pour l’Europe de l’Est. Ce choix-là nous condamne à une efficience industrielle hors norme, afin d’amortir l’écart de coûts indirects principalement lié aux salaires : entre la Pologne et la France il est de 50 % ; avec les autres pays de l’Est, il peut atteindre un rapport de 1 à 2, voire de 1 à 3. Et même par rapport à l’Espagne, nous sommes supérieurs de 30 %. De ce fait, nos usines doivent être optimisées en termes de productivité. C’est pourquoi nous y investissons régulièrement, plus de 25 millions d’euros dans les cinq dernières années, et encore entre 2 et 5 millions par an à l’avenir. Et nous devons non seulement maîtriser nos coûts mais également répondre aux enjeux de décarbonation.

En quoi consistent vos actions de décarbonation ?

A. R. : L’énergie la plus verte est celle qu’on ne consomme pas. Ce qui suppose des efforts d’automatisation et de digitalisation, de capacité à suivre nos consommations. C’est non seulement complexe et source de lourds investissements, mais en plus cela n’est pas valorisé auprès du consommateur, ni même auprès du distributeur, qui considère ces investissements comme allant de soi.

Comment articulez-vous vos productions au niveau européen ?

A. R. : L’enjeu est pour nous de gagner des volumes. Le groupe dispose de plusieurs usines en Europe : une en Pologne, deux en Angleterre et une en Italie, en-dehors de nos deux outils français. Nous devons optimiser les volumes par ligne de production. Pour cela, nous tendons vers une ultra-spécialisation de chacune de ces usines, sur des formats ou des compétences spécifiques.

Des infrastructures uniques

Avec quelles conséquences pour la France ?

A. R. : Ce travail est déjà bien entamé et nous allons continuer à rapatrier certaines productions européennes en France pour optimiser nos lignes. Inversement, certaines activités pourraient être transférées, mais le solde restera largement positif compte tenu de la performance de nos usines françaises.

Quelle est la part d’exportation pour vos usines françaises ?

A. R. : 40 %, ce qui laisse donc 60 % de notre production pour le marché domestique, qui lui-même importe environ 10 % de ses volumes de l’extérieur. Certains marchés fonctionnent avec des conditionnements différents. Par exemple, la Pologne travaille beaucoup avec des sachets rectangulaires, alors que ce n’est pas notre cœur d’activité. Conséquence, nous avons transféré notre ligne de sachets en Pologne, tandis que l’expertise des flacons de verre a été concentrée en France.

C’est donc que votre groupe mise sur la France. Quels sont ses atouts industriels ?

A. R. : Grâce à la taille de son marché et à son appétence pour les préparations à domicile, la France apporte une avance significative à nos équipes R&D, ainsi que de grandes performances en gestion de la qualité, en exigence environnementale, en emballage, etc. Dans ces domaines, elle montre la voie et nous pouvons en être fiers. Par ailleurs, grâce à l’optimisation de notre productivité, chaque volume supplémentaire ramené en France va réduire l’écart entre coûts directs et coûts indirects, initialement plus élevés qu’ailleurs. Enfin, notre situation au cœur de l’Europe, nos réseaux routiers, le ferroutage, rendent nos infrastructures uniques. Le port de Marseille facilite notre ouverture aux produits exotiques. Je mentionnerai également une main-d’œuvre qualifiée de grande qualité.

Ail quasi-exclusivement chinois

Vous évoquez des matières premières venues de loin. Qu’en est-il de l’origine France ?

A. R. : C’est un vrai sujet pour nous. Nous travaillons au développement de filières dont nous aimerions augmenter la part, aujourd’hui de l’ordre de 2 % seulement. Un chiffre qui en dit long : à elle-seule, McCormick France vend plus d’amandes que la totalité de la production française. Notre ail est quasi-exclusivement chinois, même si 4 % de nos approvisionnements viennent de France. Il y a là un enjeu d’éducation du consommateur, qui privilégie l’accessibilité en prix.

Nous pouvons avoir quelques compléments de gammes français : poudre d’amande, herbes, ciboulette. Mais, au-delà, il nous est absolument impossible de nous approvisionner totalement en France. Nous aidons des agriculteurs locaux à valoriser leur production avec des labels comme le Label rouge ou « Aromates de Provence », nous sommes l’un des rares intervenants à en proposer, mais cela reste marginal dans notre portefeuille.

Parfois, le climat est un frein mais il y a aussi le coût de la main-d’œuvre, pour le safran par exemple. Toutefois, nous sommes très attachés à la maîtrise directe de nos filières. Un rapport européen a montré un taux de fraude pouvant atteindre 70 % chez certains concurrents qui passent par des courtiers et sur les marchés spots. Sans parler des normes françaises, beaucoup plus exigeantes que dans d’autres pays.

En outre, le marché français se distingue par une grande largeur de gamme…

A. R. : Nos consommateurs le réclament. Ailleurs en Europe, l’assortiment est beaucoup plus réduit et centré sur des mélanges prêts à l’emploi, pour fajitas, pour steak, etc. Le Français veut réaliser lui-même une recette qu’il a en tête et qu’il adaptera à son palais ; il sait associer les saveurs pour parvenir à une note finale. La France est ainsi un marché « ingrédientaire », qui favorise en effet la variété de l’offre.

Injonctions surréalistes

Venons-en à ce qui peut vous freiner sur le marché français. Quels sont les handicaps de l’usine France, hors le coût du travail ?

A. R. : Il y a bien sûr les relations avec la grande distribution, beaucoup plus conflictuelles qu’ailleurs et qui tirent les niveaux de marge vers le bas, ce qui peut encourager nos groupes internationaux à investir davantage dans d’autres pays. Ces marges en souffrance années après année sont aggravées par une instabilité juridique perpétuelle créant un flou dont certains profitent. Et nous faisons face à des injonctions gouvernementales parfois surréalistes. On nous dit : « Investissez en France », « Achetez aux agriculteurs français », « Rendez vos emballages recyclables ou réutilisables », « Convertissez-vous à l’énergie verte », « Augmentez les salaires »… Très bien ! Puis on nous dit : « Baissez les prix. Vendez moins cher et moins cher plus vite ». C’est impossible, et tout le monde le sait, même les distributeurs, qui sont presque investis d’une mission gouvernementale de protection du consommateur. Les groupes internationaux sont devenus les boucs émissaires auxquels on inflige des distorsions de concurrence face aux PME françaises. Cela peut avoir du sens dans certaines filières mais pas toujours, tant s’en faut.

Finalement, comment se passent les arbitrages entre pays au sein du groupe McCormick ?

A. R. : La performance de nos catégories et de nos marques en France nous a préservés d’arbitrages sévères. Mais dans un groupe américain dont le siège européen est en Angleterre, nous devons affronter un défi culturel supplémentaire, pour parvenir à défendre les intérêts de notre pays, comme nos collègues italiens ou espagnols d’ailleurs. Cependant, la taille de notre marché, notre capacité de production ou notre niveau d’expertise industrielle et logistique restent des atouts. Mais nous devons expliquer les complexités françaises, sociales ou réglementaires.

Avec ses singularités, votre filiale française est-elle une force en termes d’innovations pour l’ensemble du groupe ?

A. R. : Oui, nous avons clairement une capacité à créer des tendances. Nous travaillons actuellement à de grands projets d’innovations dont je ne peux pas encore parler. Notre R&D européenne est d’ailleurs basée en France, qui dispose d’un avantage comparatif indéniable par rapport aux autres pays. Nous sommes en mesure d’imaginer des mélanges d’épices très supérieurs à ceux du marché. Nous bénéficions à temps plein d’un chef cuisinier venant d’un établissement de haut niveau. Récemment, nous avons accueilli l’intégralité du conseil d’administration mondial du groupe pour un repas de onze plats qui a fait découvrir des saveurs inédites. Et pour la petite histoire, c’est Ducros qui a inventé l’assemblage des « herbes de Provence », même s’il a été imité partout depuis.

Propos recueillis par Benoît Jullien (Icaal)

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