Transition agricole
Danone, le problème comme solution
16/09/2024
Comment le concept d’agriculture régénératrice est-il arrivé chez Danone ?
Maëline Baudet : Depuis de nombreuses années, Danone favorise un approvisionnement local, au plus proche des agriculteurs, en premier lieu pour ses produits laitiers issus d’une matière première fraîche et périssable. En moyenne, les exploitations sont situées à soixante kilomètres des usines, avec une pérennité de nos approvisionnements. Certains de nos partenaires éleveurs nous livrent depuis trois ou quatre générations.
Il y a eu une prise de conscience précoce chez Danone que l’agriculture de l’après-guerre devait modifier ses pratiques pour répondre au changement climatique, à la diminution des ressources, notamment en eau, ou à la perte de biodiversité. Une entreprise agroalimentaire ne peut que se soucier de son approvisionnement, et si l’agriculture est la première affectée par ces défis, elle peut y apporter une solution. En 2018, nous avons formalisé l’engagement de Danone pour une transition vers l’agriculture régénératrice, dans une approche holistique : l’homme – tout part des agriculteurs –, l’animal – notamment son bien-être –, les sols – améliorer les pratiques agronomiques, renforcer le stockage du carbone et réduire les émissions.
Comme il n’y avait pas encore de définition claire et partagée au niveau international de l’agriculture régénératrice, Danone s’est entouré d’experts, pour donner à sa démarche un cadre de référentiels scientifiquement robustes. Par exemple avec CIWF et l’Irta, en Espagne, pour le bien-être animal, ou avec WWF ou Pour une agriculture du vivant pour l’agronomie. Parallèlement, Danone a mis en place des plans de financement pour accompagner ses programmes et les accélérer grâce au fonds d’intérêt général Danone Ecosystème.
Quels sont vos principaux programmes ?
M. B. : En France, dans le lait, notre programme « Les deux pieds sur terre » a été lancé en 2018, avec l’ambition de réduire de 15 % les émissions carbone du lait collecté dans les exploitations, de régénérer les sols, d’accompagner la montée en compétences des agriculteurs et de communiquer positivement sur l’élevage.
Tous nos programmes sont construits suivant plusieurs niveaux permettant aux agriculteurs, quels que soient la maturité et le contexte, de trouver une réponse correspondant à leur situation. Nous partons toujours d’un diagnostic avec des outils locaux – Cap’2ER pour le lait, qui permet d’évaluer à la fois l’empreinte carbone et les pratiques agronomiques –, pour ensuite mettre en place un plan d’action individuel, avec un technicien pris en charge par Danone, ainsi qu’un plan de financement et de formation, collective ou individuelle (1 500 jours financés en France depuis 2018). Pour les agriculteurs pionniers –groupes pilotes – qui vont le plus loin dans la transition en testant des pratiques avancées mais sécurisées, Danone assume le risque. Durant l’année, ces pratiques font l’objet de journées d’échanges visant à les étendre à la zone.
Adapter l’élevage au réchauffement climatique
Pour le bien-être animal nous avons créé un Mooc, largement diffusé dans la filière, ainsi qu’un guide. Nous avons travaillé sur le logement des veaux par paire ou sur l’adaptation au réchauffement climatique. Les fortes chaleurs doivent être prises en compte, car la zone de confort des vaches se situe à treize degrés, elles peuvent l’être avec de la ventilation, des ombrières, une distribution de l’alimentation et un abreuvement adaptés… Cela nécessite aussi une adaptation du calendrier de pâturage. La dynamique de pousse de l’herbe a changé, plus précoce au printemps, permettant aux vaches de sortir plus tôt mais les incitant à moins sortir au milieu de l’été, et à rester à l’ombre, avant de ressortir en arrière-saison lors d’une seconde pousse d’herbe.
Il y a aussi le projet « Pachamama », qui concerne les fruits et légumes ainsi que les céréales pour l’alimentation infantile. Il traite donc plusieurs filières et de problématiques techniques – arboriculture, maraîchage… – et régionales. Nous avions déjà un cahier des charges alimentation infantile très exigeant sur la qualité nutritionnelle ; l’amélioration des pratiques agronomiques s’y est ajoutée : couverts végétaux, réduction du labour, amendement organique… Pachamama met aussi l’accent sur la biodiversité, favorisée par la mise en place de bandes fleuries.
La démarche se heurte-t-elle à des difficultés ?
M. B. : La transition agricole n’est pas facile. Lorsqu’on installe des couverts végétaux en interculture, on favorise le développement des rongeurs, qui nuiront à la récolte suivante. Des essais ont été conduits avec des perchoirs pour rapaces, dont la prédation naturelle diminue la pression sur les cultures. Avancer dans des pratiques vertueuses peut créer de la complexité : il faut réapprendre.
Qu’en est-il des alternatives végétales, dont les filières sont embryonnaires ?
M. B. : Ce domaine est en effet beaucoup plus récent pour le groupe, c’est pourquoi l’évolution vers de bonnes pratiques y est moins avancée. Nous travaillons avec des coopératives alsaciennes qui nous livrent du soja, pour aussi structurer une approche collective. Cette première phase prend du temps ; il nous faut réunir tous les partenaires techniques afin de construire un programme pertinent.
Pour le sucre, nous participons au programme “Beet It” sur la betterave sucrière en collaboration avec Pour une agriculture du vivant et son indice de régénération, comme nous le faisons aussi avec Pachamama. Après la période d’apprentissage, le projet va se déployer.
Contrats agroécologiques avec prime
Ces efforts confèrent-ils un avantage concurrentiel au groupe ?
M. B. : Cela n’est pas notre vision, car nous travaillons toujours sur des programmes d’intérêt général. Toutes les connaissances qui en ressortent sont partagées avec les filières. C’est nécessaire. En lait, nous représentons seulement 2,5 % de la collecte française ; en fruits et légumes et céréales, c’est encore moins. Nous avons besoin que l’ensemble de l’écosystème technique aille dans le même sens sinon nous n’arriverons pas au passage à l’échelle. Nous nous plaçons en pionniers mais nous ne décarbonerons pas tout seuls.
Comment pouvez-vous quantifier les premiers résultats de vos actions ?
M. B. : Nous travaillons avec 1 215 exploitations laitières et 250 producteurs de fruits et légumes, céréales ou viandes en nutrition infantile. En dehors du soja, plus de 65 % de nos exploitations sont dans ce cas ; 92 % des exploitations ont réalisé un diagnostic carbone ; et 80 fermes pilotes sont des locomotives exceptionnelles, par exemple en combinant le zéro phyto et le zéro labour : en Basse-Normandie, un travail sur le couvert végétal a ainsi permis de déterminer le mélange optimal de semences dont toute l’organisation de producteurs peut désormais bénéficier.
Quels sont les freins à ces démarches ?
M. B. : Ils sont nombreux. Pour la structuration de filière, le manque de connaissances rend nécessaire une action de pédagogie propres à susciter l’adhésion collective. Dans l’exploitation, ce sont des besoins de nouveaux matériels, par exemple pour abandonner le labour, l’apprentissage de nouvelles pratiques, une organisation de la charge de travail à repenser – le désherbage mécanique prend plus de temps que le chimique… Et il y a le frein économique. En alimentation infantile, nous signons des contrats agroécologiques avec une prime selon l’indice de régénération, pour prendre en charge l’investissement en matériel, voire la possible perte de rendement. Nous organisons des ateliers technico-économiques avec PADV et les coopératives pour confirmer que le chiffrage est bien calibré. En lait, nous cofinançons les projets et prenons en charge le risque des fermes pilotes pour des tests sur de petites parcelles afin de ne pas menacer l’ensemble de l’exploitation.
L’agriculture régénératrice ne manque-t-elle pas d’une certification officielle ?
M. B. : Oui, et c’est pourquoi nous ne travaillons pas seuls. Nous sommes en relation avec les ONG et validés par les instituts techniques. Quand les outils de filières existent, on s’assure ainsi d’un cadre objectif et fiable. Mais je crois en l’arrivée progressive d’un cadre international qui définira l’agriculture régénératrice et ses objectifs : Danone entrera dans ce cadre sans difficulté.
30 % de production monde en transition en 2025
Quel est le surcoût de l’agriculture régénératrice sur vos produits ?
M. B. : Il faudrait faire ce calcul produit par produit… difficile ! Au niveau global, Danone France a investi plusieurs dizaines de millions d’euros pour accompagner la transition de son amont agricole : primes, conseil, formation, diagnostic.
Notre équipe AR comporte quatre personnes et rend compte à la direction achats France, pour être au cœur des affaires, mais en lien étroit avec l’équipe agriculture régénératrice monde, qui fixe les grandes directions. Elle bénéficie de l’expertise de toute l’équipe chargée des relations avec les producteurs, une vingtaine de personnes qui interviennent dans les exploitations. De plus, n’étant pas nous-mêmes experts agronomiques, nous sollicitons toujours l’expertise locale de la filière et nous finançons ce que cela représente.
Comment la démarche française s’articule-t-elle avec le niveau international ?
M. B. : La démarche est bien sûr globale ; l’ambition et le cadre scientifique sont les mêmes avec la Danone Regenerative Agriculture Scorecard qui en a établi les principes. Internationalement, l’objectif est que 30 % de nos matières premières, toutes filières confondues, soient engagées dans la transition en 2025 : décarbonation mais aussi réduction des émissions de méthane correspondant aux objectifs de notre trajectoire SBTi Flag. Les acteurs et les programmes concrets sont propres à chaque pays.
Quels sont vos chantiers à venir ?
M. B. : Nous allons accélérer sur la décarbonation de notre amont, notamment sur le méthane. Nos objectifs : moins 30 % de méthane et de carbone en 2030, le méthane étant converti pour entrer dans la comptabilité carbone. Nous travaillons avec les organisations de producteurs à des solutions notamment par l’alimentation des vaches laitières. Certes, nous n’aurons pas de vache zéro méthane ; une vache reste un ruminant, qui d’ailleurs valorise l’herbe. Mais la marge d’amélioration est indéniable avec une alimentation moins méthanogène, le gestion des effluents, du troupeau (une vache malade produit toujours du méthane mais plus de lait)… Et au-delà de Danone, la génétique peut faire évoluer le cheptel. Il faut conserver en France des ruminants qui valorisent les prairies.
Propos recueillis par Benoît Jullien (Icaal)