Vie des marques

Transition agricole

Nestlé : agriculture française pilote en Europe

23/09/2024

Avec ses fournisseurs et en partenariat avec Earthworm, Nestlé développe l’agriculture régénératrice. La quasi-totalité de ses matières premières s’y convertissent progressivement. Entretien avec Charles Leonardi, directeur général développement durable de Nestlé France.

Pourquoi Nestlé a-t-il choisi d’intégrer les principes de l’agriculture régénératrice ?

Charles Leonardi : Nous avons travaillé sur les sols avant de nous appuyer sur ce concept. En France, notamment dans le Nord, on constatait déjà une forte érosion, et les agriculteurs s’en inquiétaient. Pour notre part, nous nous interrogions sur la pérennité de nos approvisionnements et sur la résilience de la chaîne alimentaire à long terme. Nos premiers pilotes remontent à 2018, déjà menés avec notre partenaire Earthworm Foundation¹. Des agriculteurs pionniers étaient volontaires pour tester de nouvelles méthodes. Nous nous sommes alors aperçus qu’au-delà de l’adaptation à l’érosion, ou plus généralement, au changement climatique, il fallait aussi une politique d’atténuation de ces phénomènes.

Est-ce une démarche d’emblée internationale ou a-t-elle été lancée dans certains pays puis étendue à d’autres ?

C. L. : Les pilotes français avaient été assez précurseurs. En 2019, Nestlé s’est doté au niveau mondial du Climate Pledge, feuille de route vers un net zéro carbone d’ici à 2050. Dans ce cadre, un pan entier de nos actions concernait l’agriculture car notre approvisionnement agricole représente plus de 60 % de notre empreinte carbone. En France, nous sommes même à 66 % avec nos quatorze usines ; c’est donc un chantier important et c’est pourquoi notre pays a été désigné comme pilote de l’agriculture régénératrice en Europe. Nous nous étions aperçus quelle pouvait avoir un impact positif sur le carbone, à la fois par la réduction de certaines pratiques et par la séquestration dans les sols. Nous avons accéléré nos engagements, d’autant qu’ils ont des répercussions sur la biodiversité, le cycle de l’eau, au-delà du carbone. En parallèle, le groupe développe dans d’autres régions du monde des programmes ambitieux sur le café et le cacao, mais il s’agit d’autres types d’actions.

Etant donné la multiplicité de vos produits, quels sont vos actions principales et les moyens mis en œuvre ?

C. L. : Nous avons commencé avec les ingrédients clés. En France, nous utilisons 900 000 tonnes de matières premières dans nos usines, dont 600 000 sont issues de l’agriculture française, pour moitié d’origine végétale, pour moitié d’origine animale ; la production de céréales – en premier lieu le blé – représente un fort volume. Nous avons donc commencé sur ces cultures, pour les activités petfood de Purina et céréales petit déjeuner de Cereal Partners, notre joint-venture avec General Mills. Ont suivi la betterave sucrière, également importante, ou la chicoré, pour Ricoré. Cela s’est révélé vertueux, car ces productions se trouvent souvent dans les mêmes zones géographiques, ce qui permet des regroupements dans la rotation de l’agriculteur avec certaines coopératives.

Couverts végétaux, diversité de la rotation et réduction du labour

Quelle part de votre approvisionnement est déjà dans la démarche ?

C. L. : Fin 2023, nous étions engagés sur 120 000 tonnes en ayant contractualisé avec 340 agriculteurs – nous travaillons avec un millier d’exploitations en France – et une quinzaine de coopératives, entreprises de négoce ou fournisseurs d’ingrédients intermédiaires. Cela ne signifie pas que les pratiques sont toutes en place, mais déjà 60 000 tonnes sont converties.

Pouvez-vous citer quelques actions particulièrement significatives ?

C. L. : Avec Earthworm Foundation, nous participons à un collectif d’entreprises, Sols Vivants, réunissant industriels, distributeurs ou instituts techniques. Nous n’avons pas imposé un cahier des charges mais travaillé à des pratiques à la fois scientifiquement valables et pratiquement applicables. Les trois principales sont bien connues : couverts végétaux, diversité de la rotation des cultures et réduction du labour.

Quels sont les premiers résultats ?

C. L. : L’évaluation a été travaillée avec les agriculteurs et des scientifiques selon la fertilité des sols, la rétention de matière organique, la séquestration du carbone. Nous avons déjà un historique, mais il nous reste à vérifier qu’il est bien représentatif dans la durée. C’est une difficulté de ce programme. Autant on sait comment accompagner de bonnes pratiques, autant le calcul de leur résultat, notamment du point de vue du carbone, est encore fluctuant, au niveau des cadres, des méthodes et des techniques. Nous restons donc prudents sur la publication de chiffres ; mais cela fait partie de l’apprentissage.

L’absence de référentiel ou de contrôles officiels n’est-il pas un handicap, favorisant le soupçon ?

C. L. : D’où notre vigilance et le recours à un comité scientifique indépendant. Cela ne lui posera aucun problème de ne pas valider une hypothèse si l’évolution de la recherche la met en question ; c’est une exigence. J’ajoute que pour accélérer la transition il faut rapidement simplifier la vie de l’amont, donc proposer aux agriculteurs un cadre technique harmonisé, ou du moins compatible. Et notre objectif est que les données qui nous sont communiquées soient à terme auditées.

Collectif aval pour valoriser toutes les rotations

Multiplier les rotations complique-t-il votre organisation ?

C. L. : C’est un point crucial. Nous devons être de plus en plus nombreux à travailler sur un cadre commun pour que l’agriculteur puisse vendre ses produits de l’agriculture régénératrice non seulement à Nestlé mais à tous ses clients en aval. Le collectif doit permettre de valoriser toutes les rotations et chacun doit pouvoir compenser ces efforts par une prime. Il n’y a pas de compétition à mener sur les cadres techniques. Au contraire, une technique partagée nous permettra d’accélérer. Au niveau mondial, Nestlé participe à One Planet Business for Biodiversity (OP2B)² qui rassemble de nombreux industriels pour développer des programmes et des référentiels communs. Nestlé est aussi impliqué dans le programme Lens (Landscape Enterprise Networks) en Angleterre, qui commence à se déployer dans d’autres pays, ainsi que dans le travail de standards autour de l’agriculture régénératrice, notamment dans le cadre de SAI Platform.

Comment financez-vous les efforts des agriculteurs pour susciter leur intérêt ?

C. L. : De trois façons. Tout d’abord, avec notre cellule achats, nous avons modifié l’horizon temporel avec des cadres proposés sur cinq ans et non plus des négociations annuelles. À partir du moment où l’on s’engage, il faut laisser le temps à la transition. Ensuite, nous finançons les supports techniques, les formations et l’aide sur le terrain par des spécialistes sélectionnés avec  Earthworm, pour réaliser les mesures et les diagnostics. Enfin, nous versons deux niveaux de prime : un premier dès l’engagement de l’agriculteur et la mise en place des pratiques, un deuxième à partir du moment où l’on peut prouver qu’elles ont eu un effet positif au vu des indicateurs – fertilité, réduction et séquestration du carbone. Pour résumer : durée, connaissances et valorisation.

Un investissement dans les prix consommateurs

Quel est le coût pour Nestlé et comment le valoriser ?

C. L. : Non négligeable… Je ne puis en donner le détail, mais cela se chiffre en millions d’euros en France. Au niveau du groupe, les engagements vont au-delà du milliard de francs suisses pour la seule agriculture régénératrice. C’est donc très coûteux, mais c’est indispensable. L’industrie alimentaire ne parviendra pas à la neutralité carbone sans ces pratiques dans son amont agricole. Sa pérennité est en jeu. Il va nous falloir maintenant les valoriser auprès des consommateurs pour qu’ils puissent choisir des produits vertueux. Nous venons de mener une communication sur Chocapic qui fait le lien entre le produit et le ver de terre ! Avec un QR-code, le consommateur peut découvrir qu’en achetant Chocapic il contribue à cette transition. Purina communique aussi sur ses emballages. Mais aujourd’hui, c’est de l’investissement : les consommateurs ne sont pas encore prêts à payer davantage pour l’agriculture régénératrice.

L’agriculture régénératrice a-t-elle vocation à couvrir tout votre portefeuille ?

C. L. : Oui. La France a un peu d’avance sur l’ensemble des engagements du groupe : 20 % en 2025, 50% en 2030. C’est très ambitieux. Dans les deux, trois prochaines années, nous verrons mieux ce qu’il nous reste à faire pour dépasser 50 %. Mais au vu des effets sur l’érosion des sols, la rétention d’eau et donc la lutte contre les sécheresses ou les inondations, il est de plus en plus clair qu’il va falloir généraliser ce modèle. Parmi les agriculteurs qui l’ont adopté il y a une dizaine d’années, je ne connais pas un contre-témoignage. Aucun ne reviendra en arrière, et leurs voisins qui les moquaient viennent les voir pour se renseigner. Même si cela reste difficile, ils sont parfois moins affectés par les aléas climatiques. C’est pourquoi je suis confiant dans la généralisation de la pratique.

Pour compléter ce qui a été mis en place avec Sols Vivants, il va nous falloir collecter plus de données sur la biodiversité. Ce sera un gros chantier où expérimenter de nouvelles méthodes et techniques, toujours avec des partenaires.

Et l’élevage ?

C. L. : C’est tout à fait complémentaire. Nous travaillons avec l’Idele, l’Institut de l’élevage. Dans le lait, tout est déjà bien organisé et documenté avec par exemple les diagnostics Cap’2ER. Les liens avec la culture sont assez naturels : souvent, il y a des cultures autour d’un élevage pour l’alimentation animale où l’agriculture régénératrice peut déjà s’appliquer. Par ailleurs, les effluents d’élevage permettent de limiter l’utilisation de fertilisants chimiques. Ensuite, contre l’érosion des sols nos programmes intègrent des actions d’agroforesterie : les haies et les arbres permettent de retenir de l’eau, de stabiliser le sol, et d’améliorer la biodiversité.

Témoignage : Jean Harent, agriculteur

Après une école de commerce et quelques expériences dans les services à l’agriculture, Jean Harent est retourné dans l’exploitation familiale de Sauvilliers-Mongival (Somme) en 2019. « Mes parents, raconte-t-il, m’avaient plutôt encouragé à m’orienter vers une autre activité, mais cela me manquait. On parlait déjà de transition et de diversification, et la perspective de pratiquer l’agriculture différemment me motivait .»

C’est pourquoi il commence par convertir 15 % de ses surfaces en agriculture régénératrice, en empruntant le matériel de semis directs à des voisins déjà équipés. Puis lui-même investit, et ce sont désormais 90 % de ses terres où s’appliquent le non-labour et les semis directs sous couverts végétaux. Le nombre de cultures y est passé de cinq à seize, avec des rotations qui nourrissent le sol, par exemple des légumineuses, et aussi avec moins d’intrants. Les deux tiers de la production sont voués à la multiplication de semences (luzerne, trèfle, sorgho, tournesol…) et le tiers restant à des débouchés alimentaires : du colza bas GES transformé en huile sur l’exploitation, de l’orge de brasserie ou du blé filière bas carbone pour Nestlé, en lien avec la coopérative.

« Nous cherchons des partenariats pour renforcer notre valeur ajoutée plutôt que pour augmenter les rendements, explique Jean Harent, le partenariat de long terme avec Sols Vivants favorise une montée en compétences techniques, tandis que la prime filière accompagne une partie de la transition. » Aujourd’hui, le fonctionnement de l’exploitation est stabilisé, avec une moindre variabilité des rendements. Grâce à l’agriculture régénératrice, Jean Harent n’a subi qu’une perte de 5 % cette année – une mauvaise campagne –, contre 25% pour ses voisins en pratiques standard.

En résistant mieux aux aléas climatiques et aux maladies, les récoltes sont de meilleure qualité et dégagent une marge suffisante pour affronter la volatilité mondiale des cours. Et grâce à Nestlé, 18 000 arbres ont été plantés sur les 400 hectares de l’exploitation : combinés à l’agriculture régénératrice, ils permettent de stocker 1 500 tonnes de CO2, l’équivalent des émissions du village de Sauvilliers-Mongival et de ses 150 habitants.

1. Fondation internationale à but non lucratif, Earthworm fait littéralement référence au ver de terre, qui, en créant des galeries, cultive la vie et la fertilité. Créée il y a vingt-cinq ans, cette organisation travaille avec une centaine d’entreprises dans une quinzaine de pays. Afin d’accompagner la transition de la chaîne agroalimentaire, elle propose des indicateurs de mesure, de outils de télédétection, un soutien technique, des formations pour les agriculteurs… Pour mesurer et former, mais également quantifier les coûts, pour réduire les risques et valoriser les efforts. Son programme Sols Vivants fédère des marques (Nestlé, Bonduelle, Mc Donald’s, Lidl…), des coopératives et des négoces comme Vivescia, Oyane ou Noriap, des agriculteurs et des partenaires techniques, académiques et institutionnels. Six cents fermes ont été accompagnées en France depuis 2018 et un travail a commencé sur l’élevage l’an dernier. Earthworm promeut également l’agroforesterie, tant pour la santé des sols que pour la biodiversité ou la régulation du cycle de l’eau. En trois ans, 87 100 mètres linéaires de haies, 116 hectares d’agriculture de précision intra-parcellaire et 106 500 arbres ou arbustes ont été plantés.
2. Voir notre entretien avec Dana Rakha-Michalon, OP2B.

Propos recueillis par Benoît Jullien (Icaal)

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