Tribunes

Sortie de crise

Décroître ou relancer, un faux dilemme

25/05/2020

Et si dans le « monde d’après » on refusait d’opposer l’économique et le sociétal, pour que l’union des deux aient enfin un impact positif sur la société ? Le point de vue d’Anne Genin, présidente et cofondatrice de Beebuzz-Conseils, auteur avec Clémence Blanc de “Respect ! Des patrons inspirants pour un monde meilleur” (Flammarion, 2019).

Cette crise inédite du Covid-19 a provoqué le confinement de la moitié de l’humanité pendant deux mois, et réduit l’économie aux activités les plus essentielles : nourrir et soigner. Si l’on ne peut que se réjouir de l’impact positif et immédiat de ce ralentissement massif sur la qualité de notre environnement, on peut aussi craindre les dégâts sociaux et économiques qu’il va générer à plus long terme. Entre les partisans de la décroissance, d’un retour en arrière, d’un renfermement sur soi, et ceux qui plaident pour la levée de toutes les contraintes socio environnementales au nom de l’indispensable relance rapide de l’économie, il nous semble qu’une autre voie est possible : celle d’une activité économique pratiquée en conscience, conscience que tout est lié, conscience que les entreprises ne peuvent plus être uniquement évaluées sur des critères économiques mais doivent aussi l’être sur leur contribution sociétale, conscience que l’humain est leur capital le plus précieux. 

Pendant cette crise, certaines entreprises ont montré qu’elles pouvaient apporter une contribution massive à l’effort de guerre, en réorientant rapidement leur activité vers la production de biens et de services utiles à très court terme, en mobilisant leurs ressources pour soutenir et aider les soignants, et les agriculteurs, les éboueurs, les commerçants... tous ceux qui nous ont permis de continuer à nous nourrir, à nous soigner et aussi à nous divertir. Et leurs efforts sont loués par le public. Dans l’étude Future of brand réalisée par Edelman dans douze pays dont la France, 71 % des personnes interrogées en avril 2020 affirment que les marques et entreprises qui placent leurs bénéfices avant l’humain pendant cette crise vont perdre leur confiance pour toujours.

Nouveau rapport à la consommation

Un nouveau rapport à consommation se dessine depuis plusieurs années déjà, depuis une série de crises majeures, qui se sont succédé toujours plus rapidement. En 1996, il y a vingt-cinq ans, la crise de la vache folle a été fondatrice pour l’alimentaire. Elle a progressivement amené le grand public à se préoccuper de l’origine et de la traçabilité des produits alimentaires, des pratiques d’agriculture et d’élevage. Ont suivi, pour n’en citer que les principales, la crise financière de 2008, puis celle de la viande de cheval en 2013, qui ont été marquantes et ont accéléré cette évolution. La disparition des quotas laitiers en 2015, provoquant la chute des revenus des élevages peu rentables, a questionné la répartition de la valeur au sein d’une filière. Une préoccupation est apparue autour de l’éthique, à laquelle les circuits courts tels que les AMAP apportent des réponses en limitant les intermédiaires. Enfin, la prise de conscience progressive des enjeux climatiques parmi les jeunes générations, avec force ces cinq dernières années, a favorisé l’émergence d’une économie plus circulaire, notamment pour les industries de la mode et de l’électroménager. Toutes ces crises ont agi comme des révélateurs, des accélérateurs de prise de conscience, et ont pour résultat de nous rendre plus exigeants et désireux d’en savoir toujours plus sur la façon dont sont faits nos produits, par qui, où et comment.

La vraie valeur des produits

La crise du Covid-19 n’a pas seulement mis en exergue les effets pervers de la mondialisation à outrance – notre totale dépendance à la Chine pour les masques et les médicaments en est un regrettable exemple –, elle a accéléré notre prise de conscience sur deux sujets. Premièrement, elle révèle à tous le fonctionnement écosystémique de notre monde. Nous sommes tous interdépendants et un acte commis par un seul individu à l’autre bout de la planète peut avoir des conséquences sur l’humanité toute entière. Cette crise nous fait prendre conscience de notre responsabilité individuelle et de l’interdépendance des hommes, entre eux et avec la nature. Elle invite à réexaminer nos liens avec le monde du vivant sous toutes ses formes (agriculture, vie sauvage). Deuxièmement, le confinement nous montre qu’il est peut-être possible de faire mieux avec moins, de s’extraire d’une logique de consommation effrénée pour aller vers une consommation plus raisonnée et plus qualitative, ayant plus des sens. C’est une donnée essentielle. Car consommer mieux et produire mieux, cela a forcément un impact à la hausse sur les coûts de production et sur le prix des produits. C’est pourquoi il serait sain que les prix reflètent la vraie valeur des produits, notion que l’on a perdue peu à peu avec la recherche de prix toujours moins chers, mais présentant hélas des coûts cachés exorbitants en matière de santé et d’environnement. 

Un besoin de réconciliation

Durant le confinement, nos rapports à l’espace, au temps, aux autres et au travail ont changé et vont profondément affecter nos vies dans les années à venir. Si cette crise va démocratiser le télétravail pour gérer l’existant et exécuter des tâches administratives, elle montre aussi que nous avons crucialement besoin de nous rassembler pour interagir, avancer et innover. Si elle a accentué notre usage des outils numériques, elle nous a donné soif d’expériences vécues physiquement et de liens humains. Si elle a restreint notre consommation aux besoins essentiels, elle a mis en exergue nos désirs de légèreté, d’évasion, de culture. La sortie de crise va permettre d’accélérer la transition déjà amorcée vers une production et une consommation plus qualitatives et moins quantitatives. Elle sera favorable aux marques et entreprises inventives qui communiquent avec sincérité, montrent l’envers de leur décor, accompagnent les consommateurs pour rendre cette transition désirable et aisée, innovent pour offrir des solutions qui réconcilient digital et expérience, consommation et sens, production et respect de la nature et des hommes et des femmes, performance économique et rôle sociétal.

Mobiliser l’intelligence collective

On peut espérer que cette pause aura pour effet d’accélérer un mouvement que certaines entreprises (certes encore trop rares) ont déjà amorcé, parfois depuis plusieurs années, voire plusieurs décennies : rechercher la performance économique et en même temps avoir un rôle positif pour la société. Pour cela, elles doivent définir leur rôle sociétal ou leur mission. Construire une mission pertinente est pour elles une condition pour identifier leur propre chemin vers la durabilité, avec des plans d’actions qui font sens, c’est-à-dire qui sont ancrés dans la culture de l’entreprise et de ses marques, les attentes des consommateurs et les changements sociétaux auxquels elles peuvent contribuer.

Cet exercice requiert la mobilisation de l’intelligence collective, l’engagement et la contribution des salariés dans une dynamique positive, l’ouverture vers les parties prenantes. À l’heure où la recherche de sens devient cruciale pour leurs salariés, où les grandes entreprises ont de plus en plus de mal à recruter, où l’engagement des salariés est parfois questionné, sa lancer dans un tel projet est un véritable atout pour les entreprises et offre de multiples bénéfices. Dans notre livre Respect ! Des patrons inspirants pour un monde meilleur, nous avons recueilli et analysé les témoignages de quelques-uns de ces patrons avant-gardistes qui allient croissance économique et impact positif sur la société, et nous avons formalisé dix clés pour s’engager dans la voie qui réconcilie économique et sociétal. En voici trois, partagées par des grands groupes (Seb, Danone, L’Oréal), des PME (Léa Nature, Caudalie, Triballat Noyal avec Sojasun, La Vie claire) ou des entreprises nées d’une volonté d’innover sur le plan sociétal (Véja, Frichti, C’est qui le Patron) : disposer d’un engagement incarné, notamment par le ou les dirigeants ; penser et agir en écosystème ; dialoguer et faire de la pédagogie avec les financeurs, les salariés et toutes les parties prenantes, pour construire un lien de confiance dans la durée.

Anne Genin

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