Tribunes

De la raison d’être à la raison d’agir

28/01/2021

La loi Pacte offre aux entreprises une opportunité stratégique pour accélérer leur transformation positive, matérialisée par leur contribution au bien commun. Celle-ci doit être crédible et cohérente avec le cœur de métier. Il en va de leur notoriété, de leur légitimité et de leur pérennité.

Parfois désigné par des termes comme « mission », « purpose » ou « why », le concept de raison d’être n’est pas récent et s’est développé ces dernières décennies. La crise sanitaire est venue renforcer un mouvement qui, à l’initiative des fonds d’investissement responsables, des ONG ou des institutions, demande aux entreprises de clarifier le caractère « essentiel à la société » de leurs activités ou de préciser la contribution qu’elles entendent apporter au bien commun. Dans ce contexte, l’idée d’un statut légal distinguant les entreprises qui placent au cœur de leur stratégie une telle mission sociétale positive progresse, des États-Unis à l’Europe, de l’Afrique à l’Asie. En France, la loi Pacte [1], promulguée le 22 mai 2019, est venue proposer aux entreprises les plus volontaristes de se doter d’une raison d’être et a rencontré l’engouement des dirigeants. Fin 2019, soit six mois après la promulgation de la loi, 72 % d’entre eux se disaient convaincus du bien-fondé de la démarche consistant à formuler sa raison d’être, 59 % affirmant être déjà engagés dans l’exercice et 25 % considérant l’avoir déjà mené à bien [2]. Dans la foulée, en 2020, les grandes entreprises se sont massivement emparées de ce nouvel outil, et de plus en plus d’entreprises engagées, de toutes tailles, deviennent sociétés à mission. Même s’il est trop tôt pour faire un bilan de ce qu’il transforme effectivement, ce dispositif en plein essor s’avère un outil précieux pour les entreprises qui souhaitent entamer la transition écologique de leurs activités.

La raison d’être… de la raison d’être : changer l’entreprise pour changer le monde

Dans la période inédite et incertaine que nous traversons, il est plus que jamais nécessaire pour les dirigeants d’entreprise de définir leur cap, pour tenir la barre malgré les turbulences de l’environnement… plutôt que de naviguer à vue. De Peter Drucker à Larry Finck ou à Simon Sinek, théoriciens et praticiens s’accordent depuis les années 1970 sur le fait que tel est le sens de la raison d’être : non pas un exercice philosophique abstrait, mais un véritable cap stratégique, résolument tourné vers le futur, qui aligne la direction, les employés, les fournisseurs et les autres parties prenantes, « booste » leur motivation et fédère leurs efforts autour d’une vision commune de ce que l’on cherche à construire.

À l’heure de la crise climatique, ce cap doit plus que jamais être positif pour l’entreprise, mais également pour la société dans son ensemble : la raison d’être n’a pas pour objectif de décrire les activités actuelles et leur utilité sociétale supposée, mais bien d’annoncer et d’orienter la façon dont l’entreprise entend transformer son modèle et ses activités… au service d’une transformation (positive) de l’économie et de la société.
On sait en effet désormais qu’il n’y a pas de scénario « business as usual » compatible avec la neutralité carbone planétaire à horizon 2050. Pour preuve : avec le confinement et l’arrêt exceptionnel des activités humaines, les émissions auront diminué, en 2020, dans des proportions (6 à 7 %) correspondant à ce que nous devrions faire chaque année jusqu’en 2050… Ce qui confirme que c’est bien radicalement, et non de manière incrémentale, par palier, que les entreprises doivent transformer leurs activités pour participer à la résolution des défis sociaux et environnementaux de notre temps [3].

C’est d’ailleurs un autre intérêt de la raison d’être : elle pose les bases d’un nouveau récit collectif, d’un nouvel imaginaire du futur, qui précède et active la capacité de l’entreprise à y contribuer. Dans cette approche, elle est aussi un filtre, qui permet de donner la priorité à des projets effectivement transformatifs, de leur allouer des ressources, de garantir la cohérence des choix et de fournir un cadre de décision servant aussi à dire non, parfois.

Il n’y a rien d’aussi puissant qu’une idée dont l’heure est venue

« Des États-Unis à l’Italie, en passant par la Grande-Bretagne, le Canada, le Pérou, l’Uruguay, Taïwan ou le Rwanda, l​‌’idée de créer un statut légal spécifique pour les entreprises à mission se développe rapidement. La France, avec la loi Pacte et le statut de société à mission, fait partie de ces pays pionniers. », souligne Bill Clark [4].

La loi Pacte et le dispositif de société à mission sont venus consacrer un mouvement déjà engagé dans l’opinion, un point de bascule qui se produit en même temps à plusieurs endroits du monde. Alors que 51 % des Français considèrent qu’une entreprise doit être utile pour la société dans son ensemble [5] avant de l’être pour ses clients (34 %), ses collaborateurs (12 %) ou ses actionnaires (3 %), la définition de l’entreprise en droit français ne reconnaissait pas, jusqu’alors, la notion d’intérêt social et n’incitait pas les entreprises à s’interroger sur les modalités de cette utilité sociétale.

Concrètement, la loi Pacte change cela avec un dispositif à trois étages, du moins contraignant (mais qui s’applique à tous : le Code civil) au plus engageant (qui ne s’applique qu’aux entreprises qui s’y engagent : la société à mission). Alors qu’elle était en cours d’élaboration, en 2018 la loi apparaissait déjà comme une évidence, au point que 15 % des dirigeants disaient remplir les critères de la société à mission [5]. Certes, l’idée qu’une entreprise pourrait s’engager sur une raison d’être n’est pas neuve : Danone a ainsi publié dès 2005 sa mission visant à « apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre », en appuyant son propos par la cession de certaines de ses activités, comme les bières et les plats cuisinés. Mais depuis la promulgation de la loi, les raisons d’être fleurissent à un rythme accéléré. Fin juin 2020, les trois quarts des entreprises du CAC 40 affichaient déjà une raison d’être [6]. Certes, à peine 20 % de ces entreprises l’avaient inscrite dans leurs statuts, et un peu plus de la moitié (56,7 %) se contentent d’une raison d’être « factuelle » (décrivant l’activité), tandis que 23,3 % se focalisent sur la performance et que seulement 20 % relient leur activité à des enjeux sociétaux. D’ailleurs, on ne recensait fin 2020 qu’environ quatre-vingts entreprises ayant amorcé leur transformation en société à mission [7], parmi lesquelles Maif, Norsys, Nutriset, Yves Rocher, Faguo, Léa Nature, OpenClassroom, Le Slip Français, Camif ou Utopies… ; et Danone reste pour le moment la seule entreprise cotée à avoir adopté ce statut.

Mais si le développement durable est avant tout un changement culturel, alors l’incitation adressée par la loi Pacte aux entreprises françaises pour qu’elles se dotent d’une raison d’être est clairement un pas dans la bonne direction – celle de la transformation positive du capitalisme et de la société. D’une certaine façon, la crise de la Covid-19 a aussi accéléré le changement : ainsi 48 % des marques disaient à l’été 2020 [8] qu’elle avait engendré ou allait engendrer une réflexion sur leur raison d’être. Et 12 % déclaraient avoir déjà revu leur raison d’être depuis le début de la crise. Car pour être très fréquenté, ce chemin n’en est pas moins semé d’embûches.

Les preuves à conviction

D’abord, même si la raison d’être est aussi un outil de communication interne et externe, elle guide une transformation de longue haleine et n’a rien à voir avec le slogan éphémère d’une publicité répondant à des urgences de court terme : on ne change pas de « why » comme d’agence. Ensuite si l’engagement public a des vertus, dont celle de contraindre celui qui s’engage à être à la hauteur de ce qu’il affiche, les pures déclarations d’intention risquent toujours de faire émerger un « mission-washing » contre-productif. C’est ici que la raison d’être rencontre utilement la RSE. Parce que celle-ci force à la cohérence, en rappelant que la façon de progresser compte autant que le fait de choisir et d’atteindre la destination. Et parce qu’elle rappelle, donc, que la raison d’être restera vaine si elle n’est pas très concrètement traduite dans les produits, dans les processus et les prises de décision, dans les pratiques quotidiennes, dans le pilotage de la performance, dans la façon dont on recrute, forme et motive les personnes qui rejoignent l’entreprise, dans son modèle économique, dans ses échanges avec les parties prenantes, dans ses positions publiques, etc. Autant dire que, parce que les raisons d’être s’affirment sur un temps long, ce n’est que dans une temporalité plus lente, avec le déploiement concret (ou pas) des raisons d’être dans toutes ces dimensions, que le véritable bilan de la loi Pacte pourra être établi.

 

Analyser les raisons d’être au prisme de l’impact positif

Pour réaliser un premier bilan de la loi Pacte, Utopies a construit un outil d’analyse des raisons d’être en dix critères, qui sont autant de questions à se poser avant de se lancer.

Les cinq premiers critères portent sur la démarche menée par les entreprises pour définir leur raison d​‌’être :

#CONFORMITÉ – Quelle est l’ambition (inscrire sa raison d’être dans ses statuts, devenir une société à mission au sens de la loi Pacte…) ?

#CRÉATION – Quelle implication des parties prenantes, quel équilibre entre recherche de consensus par une consultation large et parti pris fort ?

#COMMUNICATION – Quelle communication interne et externe de la raison d’être ?

#CONCRÉTISATION – Quelle révision de la stratégie et quelle feuille de route de transformation des activités pour accompagner la raison d’être ?

#CERTIFICATIONS – Quel recours à des certifications délivrées par des tiers pour crédibiliser la contribution positive globale et piloter la progression des pratiques ?

Les cinq critères qui suivent portent sur la formulation finale de cette raison d’être, le résultat de la démarche :

#CHANGEMENT – La raison d’être exprime-t-elle une volonté de transformer l’entreprise pour transformer (positivement) le monde ?

#CRÉDIBILITÉ - La raison d’être est-elle en ligne avec les pratiques historiques de l’entreprise, cohérente avec son image de marque ?

#COHÉRENCE – La raison d’être est-elle en cohérence manifeste avec le cœur de métier de l’entreprise, son modèle économique et l’essentiel de son offre ?

#CONCISION - La formulation de la raison d’être est-elle synthétique et mémorisable ?

#CARACTÉRISTIQUE - La raison d’être est-elle spécifique à l’entreprise qui la formule, assez pour la différencier de ses concurrents ?

 

[1] Plan d​‌’Action pour la Croissance et la Transformation de l​‌’Entreprise.
[2] Étude Elan Edeman pour Entreprise et progrès.
[3] William Clark, dit Bill Clark, est l’un des rédacteurs du modèle initial de la Benefit Corporation.
[4] Enquête IFOP-Terre de Sienne, La valeur d’utilité associée à l’entreprise, 15 septembre 2016.
[5] Étude du cabinet Prophil.
[6] Étude Comfluence.
[7] Observatoire (en cours de création) de la Communauté des entreprises à mission.
[8] Baromètre Union des Marques, juillet 2020.

Pour en savoir plus : téléchargez l’étude « De la raison d’être à la raison d’agir » sur www.utopies.com.

Élisabeth Laville

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