Tribunes

La marque, ou le “melting pop”

23/03/2022

La culture consumériste a fait plus que s’inviter dans « la culture ». Le propre d’une grande marque est sa capacité à créer des icônes pour les imposer comme des référents culturels. Par Benoît Heilbrunn, ESCP Business School.

La culture populaire se définit couvent comme l’opposé d’une culture dite élitiste, selon une lecture verticale et hiérarchique de l’ordre social et culturel. L’idée de culture élitiste, qui apparaît au XVIIIe siècle, s’appuie sur une vision morale de la culture comme un agent civilisateur, liée à une sorte de perfection humaine. On considère qu’elle porte en elle une sorte d’exemplarité, en ce qu’elle produit une norme de goût censé valoriser ce qu’on peut produire de mieux à chaque époque.

À l’opposé, la culture populaire serait le domaine de ceux qui n’ont ni savoir, ni goût, finalement ni pouvoir. C’est pourquoi la sociologie s’est emparée de la question de la culture populaire pour mettre en évidence des rapports de domination. Ainsi Pierre Bourdieu peut-il écrire en 1997 dans ses Méditations pascaliennes que « le culte de la culture populaire n’est, bien souvent, qu’une inversion verbale et sans effet, donc faussement révolutionnaire, du racisme de classe qui réduit les pratiques populaires à la barbarie ou à la vulgarité ».

Ces propos, fort peu pascaliens à vrai dire, montrent à quel point une sociologie de classe ne permet plus de comprendre la formidable transformation culturelle qu’a initiée l’économie des marques au cours des cinquante dernières années. Il va sans dire que dans une société qui favorise l’empowerment – sorte de réappropriation des formes de vie –, les marques ont vite compris le levier essentiel que peut représenter la diffusion et la glorification de la culture populaire. Ce qui est d’ailleurs paradoxal, car le marketing, tout occupé qu’il est à labourer segments, tribus et autres communautés de marques, ne s’est jamais vraiment  embarrassé de la question du peuple. Mais la culture populaire a-elle encore quelque-chose à voir avec le peuple ?

Le tournant anthropologique des marques

Il faut d’abord partir d’un fait structurant l’économie des marques : les frontières entre l’économie, la culture et l’art sont de moins en moins étanches et tangibles, quand elles ne tendent pas simplement à disparaître. Ainsi ces boutiques dites de luxe qui jouent d’une confusion entre le musée, le magasin et la galerie d’art, quand il ne s’agit pas de prendre pour modèle le parc d’attraction. Les marques ne sont plus les récipiendaires de cultures existantes, elles ont acquis une fonction de production de contenu, en devenant des instruments de transfert de sens culturel. Qu’il s’agisse d’Apple ayant rendu la technologie cool, de Nike ayant fait de l’équipement sportif un accessoire de la quotidienneté branchée ou de Tesla positionnant l’automobile comme un adjuvant de la transition énergétique. Le rôle des marques est de projeter du sens sur des biens marchands en les associant à des imaginaires désirables et en forgeant des systèmes de représentation culturelle. C’est en ce sens qu’elles fabriquent de la culture, un imaginaire partagé qui n’est plus discutable.

Une première lecture conduirait à penser que le recours à la culture populaire s’inscrit dans une démarche de démocratisation propre au marketing, en véhiculant des images populaires, sous e celles qui sont voulues et glorifiées par le peuple. Mais s’emparer de la culture populaire n’est pas qu’une affaire de citation. Il serait un peu court de se contenter de reprendre des éléments de l’imagerie populaire, des éléments identitaires comme le Tour de France, le 14-Juillet, l’accordéon ou la pétanque. L’objectif de l’ingénierie culturelle est de produire, et d’imposer, une signification qui s’incarne dans des figures iconiques, tour à tour des personnages de BD, des superhéros, des influenceurs…. C’est l’arme d’un soft power qui ne dit pas son nom. De la même façon qu’Andy Warhol et Keith Haring ont été les fers de lance de la mondialisation par l’art de la culture consumériste américaine, les marques tissent en permanence des codes culturels qui doivent être acceptés comme tels par le marché. Cette culturalisation rampante signifie qu’il s’agit pour les marques de produire un contenu culturel compréhensible, désirable et partageable. C’est ici que la question des marques rencontre celle de la culture populaire.

Les marques ont largement participé au phénomène de déhiérarchisation culturelle qui avalise finalement les images et les personnages. Au classement des icônes de la pop culture, Astérix voisine avec La Vache Qui Rit, Mylène Farmer, Jean-Paul Gaultier, Karl Lagerfeld, et la dernière bloggeuse à la mode. La warholisation des esprits a conduit à une confusion totale entre les sphères de la culture, de la mode, de l’art et de la marchandise. Si bien que toute image qui tient à s’imposer durablement dans l’espace médiatique peut devenir une icône populaire : qu’il s’agisse d’un produit, d’une célébrité, d’un symbole ou d’un personnage de marque. C’est cette fabrique de l’iconicité culturelle qui est le nouveau terrain de jeu des marques.

De la lutte des classes à la guerre des codes

Le branding est devenu un soft power dont l’objectif est de produire et de s’approprier des codes culturels. Cette nouvelle forme de consentement s’appuie sur la diffusion d’images considérées comme iconiques. C’est à cela qu’on reconnaît une grande marque, sa capacité à créer des icônes pop pour les imposer comme des référents culturels ; qu’il s’agisse de Rihanna, de Betty Boop, de Betty Crocker ou de la vache Milka. La lutte des classes s’est donc transmuée en une guerre des codes culturels.

Le terrain de jeu n’est d’ailleurs plus tant celui de la culture populaire que celui de la pop culture. Mais qu’est-ce que le pop ? Comme l’a montré Hubert Artus [1], le pop n’est pas tant une alternative à ce qui vient des élites et des milieux autorisés, mais littéralement ce qui vient de la rue ; au sens de “pop up”, ce qui surgit. C’est pourquoi la pop est essentiellement « un élan, un mouvement de la marge vers le centre ».

En s’emparant de la pop culture, il s’agit pour les marques de craquer tous les codes, pour identifier les éléments saillants de la culture underground (le punk, le grunge, le tatouage…), et les transmuer en éléments d’une culture dominante. C’est d’ailleurs ce mécanisme de recyclage culturel qui permet au capitalisme de tout avaler, de se renforcer grâce à la contre-culturecomme l’ont parfaitement montré Andrew Potter & Joseph Heath dans leur ouvrage Révolte consommée [2]. Il s’agit de tracer les contours d’une norme culturelle en faisant saillir des icônes alternatives pour les faire adopter, non par l’élite économique mais par la rue.

La force de la pop culture est d’être divertissante, fédératrice et surtout hybride, puisqu’elle superpose une multitude d’influences. C’est une culture non hiérarchique qui avalise tout et qui n’est finalement plus discutable. Ce qu’a fort bien compris et exprimé le sémillant Alain Chamfort dans sa chanson Tout est pop. Qu’il s’agisse de Marilyn, de jaune submarine, de la Joconde, de Paris Hilton ou de Paris Texas, du rock ou du baroque, de Bart ou de Bartok, « Tout est pop (…) Le monde est pop (…) dans le grand melting pop ».

[1] Pop Corner. La grand histoire de la pop culture, 1920-2020, Don quichotte, 2017, réédition « Points » Seuil.
[2] Joseph Heath et Andrew Potter, Révolte consommée. Le mythe de la contre-culture, L’Échappée, 2020.

Benoît Heilbrunn, ESCP

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