Actualités

Droit des pratiques

Rejet de la question prioritaire de constitutionnalité d’Amazon relative à l’avantage sans contrepartie

12/10/2022

À son corps défendant, Amazon a rendu service aux industriels : la conformité aux principes constitutionnels de la notion d’avantage sans contrepartie, telle que modifiée par l’ordonnance du 24 avril 2019, faisait question pour certains professionnels du droit, avocats ou professeurs. La décision des Sages clôt le débat.

« Ces dispositions (celles relatives à l’avantage sans contrepartie, NDLR), écrit le Conseil constitutionnel dans sa décision du 6 octobre 2022, permettent, lorsqu’il est saisi, au juge de contrôler les conditions économiques de la relation commerciale uniquement pour constater une pratique illicite tenant à l’obtention d’un avantage soit dépourvu de contrepartie, soit manifestement disproportionné au regard de cette dernière. » Par conséquent, « le législateur n’a pas porté à la liberté contractuelle et à la liberté d’entreprendre une atteinte disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi ».

En d’autres termes, les actions judiciaires en matière de pratiques abusives dans les relations entre industriels et distributeurs peuvent donc valablement être fondées sur le grief de l’avantage sans contrepartie.

C’est sur la base de ce fondement juridique que l’Ilec a assigné Amazon, afin de faire cesser un certain nombre de pratiques – compensations de marges, délais de paiement illicites ou non respectés… –, ou d’annuler certaines clauses contractuelles imposées à ses fournisseurs par la plateforme d’e-commerce. Depuis le début de la procédure engagée à son encontre, Amazon a usé et abusé de procédures dilatoires pour retarder le débat au fond.

L’enjeu de la question posée au Conseil constitutionnel allait bien au-delà de la seule assignation de l’Ilec.

Deux principes fondamentaux pour l’action publique

Le ministre de l’Économie, par l’intermédiaire de la DGCCRF, dispose d’une action autonome en justice, figurant à l’article L. 442-4 du Code de commerce, qui lui permet de demander la cessation de pratiques illicites, la nullité de clauses ou de contrats illicites, la restitution d’avantages indûment perçus, le prononcé d’une amende civile pouvant atteindre l’un des trois plafonds suivants : 5 millions d’euros, le triple du montant des avantages indûment perçus, ou 5 % du chiffre d’affaires hors taxes réalisé en France.

Au titre des pratiques restrictives de concurrence, l’une des ordonnances du 24 avril 2019 a considérablement réduit la liste des fondements juridiques de l’action des pouvoirs publics, en les regroupant sous l’égide de deux principaux fondements : le déséquilibre significatif et l’avantage sans contrepartie ou disproportionné (la rupture brutale visant des cas différents).

Le recours au fondement du déséquilibre significatif, qui a servi de base aux assignations menées par la DGCCRF depuis 2008, a été fortement recadré par l’évolution jurisprudentielle de la notion. Le juge exige désormais la démonstration d’un rapport de force déséquilibrée entre les parties, caractérisé par l’absence de négociabilité.

En cela, cette disposition qui relève du droit des pratiques restrictives de concurrence, qui gère les abus dans le cadre d’une relation bilatérale, s’apparente désormais à l’abus de dépendance économique : une disposition relevant du droit des pratiques anticoncurrentielles, visant une atteinte au marché et dépassant donc la relation bilatérale contractuelle, mais qui n’a jamais fonctionné, car elle suppose la démonstration préalable d’un rapport de force déséquilibré, traduction d’une dépendance, avant que soit démontrée l’existence d’un abus.

C’est pour cette raison que les actions judiciaires à l’encontre des distributeurs « glissent » du déséquilibre significatif vers l’avantage sans contrepartie ou disproportionné, qui ne nécessite pas la démonstration d’une dépendance ou d’un déséquilibre contractuel.

La difficulté, illustrée par la question prioritaire de constitutionnalité, réside dans le fait qu’initialement cette disposition avait pour principal objectif de lutter contre les services de coopération commerciale fictifs ou à la rémunération disproportionnée par rapport à la valeur du service rendu. Avant la réforme de 2019, la rédaction du Code de commerce (à son ancien article L. 442-6) visait expressément le fait d’« obtenir d’un partenaire commercial un avantage quelconque ne correspondant à aucun service commercial effectivement rendu ou manifestement disproportionné au regard de la valeur du service rendu ».

Acception large de l’idée de service

Ce terme « service » utilisé deux fois pouvait laisser penser que la disposition ne pouvait s’appliquer qu’à l’encontre du caractère fictif ou de la disproportion en valeur d’un service. Mais la Commission d’examen des pratiques commerciales, notamment dans son avis 18-6, en a eu une autre lecture : « S’il est vrai que selon l’exposé des motifs du projet de loi relatif aux nouvelles régulations économiques ayant introduit cette prohibition dans le droit français des pratiques restrictives, le législateur a entendu particulièrement viser “toute coopération commerciale ou toute forme de marge arrière sans contrepartie proportionnée”, la lettre du texte, visant “un avantage quelconque” et “le service commercial” sans aucune autre précision ni restriction, est large (avis n° 15-24 ; avis n° 18-3). »

Dans un arrêt du 13 septembre 2017 (n° 15-24117), la Cour d’appel de Paris a suivi cette interprétation, en jugeant que « le service commercial tel que prévu par le texte n’est pas limité à l’application de ces seuls services ainsi que l’a estimé la Commission d’examen des pratiques commerciales ».

Dans le cadre de la réforme du titre IV du livre IV du Code de commerce portée par l’ordonnance du 24 avril 2019, le législateur a voulu préciser la notion en ce sens, en substituant au terme « service » celui de « contrepartie », au spectre plus large (article L. 442.1)¹. Mais pour certains commentateurs, le terme « contrepartie » va trop loin, car il permet d’appréhender l’intégralité des éléments qui peuvent justifier la dégradation du tarif, point de départ de la négociation, jusqu’au « prix convenu » – résultante de contreparties à la valeur plus ou moins proportionnée, voire fictive – : dès lors, ils considèrent que la disposition revient à conférer au juge un pouvoir de fixation du prix, contraire aux principes de liberté contractuelle et de liberté des prix, qui sont des principes généraux du droit à valeur constitutionnelle.

Tel était l’objet des conseils d’Amazon, qui ont souhaité que le débat soit tranché par le Conseil constitutionnel.

La réponse de celui-ci est limpide et sans réserve : le contrôle de la relation commerciale par le juge se limite au « constat » d’une « pratique illicite tenant à l’obtention d’un avantage soit dépourvu de contrepartie, soit manifestement disproportionné ».

Le Conseil prend soin de préciser que cette notion d’avantage sans contrepartie est précise, et ne contrevient donc pas au principe général de légalité des délits et des peines. L’avantage « manifestement disproportionné au regard de la contrepartie consentie » est sanctionné par un amende civile, sanction à caractère punitif, et selon le conseil cette notion « ne présente pas de caractère imprécis ou équivoque ».

Ce débat est clos, et l’Ilec se félicite d’avoir pu contribuer à la clarification d’une question qui aurait pu restreindre considérablement l’action du ministre de l’Économie et l’efficacité de son bras armé, la DGCCRF. En des temps où le secteur fait face à un phénomène d’évasion juridique, caractérisé par la délocalisation des négociations et des contrats, pour les soumettre à des droits étrangers, le renforcement d’une des dispositions phares du Code de commerce pour lutter contre les pratiques abusives vient à point nommé.

¹ Cf. https://www.ilec.asso.fr/actualites/actualite/12824.   

Daniel Diot

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à l'utiliser, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.