Bulletins de l'Ilec

Le parent pauvre de la justice professionnelle - Numéro 472

25/04/2018

Plus de trois ans en moyenne en cas d’appel pour traiter un dossier commercial : il y a pourtant eu des progrès, mais la disponibilité du juge n’est pas seule en question. Entretien avec Muriel Chagny, professeur à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines

Les délais d’instruction sont-ils spécialement longs en France en matière commerciale ? Ne serait-ce pas le temps des affaires qui est de plus en plus serré, plutôt que le temps judiciaire qui s’étire ?

Muriel Chagny : Il existe des statistiques à l’échelle nationale, au stade de l’appel comme en première instance, sur le temps de traitement des dossiers, entre le moment où une juridiction est saisie et la date à laquelle elle rend sa décision. S’agissant du tribunal de commerce de Paris, la durée moyenne d’une affaire a été mesurée à quatorze mois. Quant aux chambres commerciales de la cour d’appel de Paris, elles rendent leur arrêt dans un délai d’environ deux ans à compter de la déclaration d’appel. Cependant ces chiffres concernent les procédures au fond, le référé permet de voir une cause examinée dans des délais beaucoup plus courts, évidemment à condition que l’affaire concernée s’y prête.

Des progrès ont pu être réalisés, me semble-t-il, grâce à l’attention portée par les chefs de juridictions à ces questions, ainsi que par l’investissement personnel des magistrats professionnels et consulaires. Cela ne signifie pas qu’on ne peut pas encore mieux faire coïncider le temps judiciaire et le temps des affaires, afin d’éviter notamment que des entreprises entrent en voie de liquidation avant l’achèvement du contentieux.

Pour rechercher les marges de progrès, il convient d’observer que ces délais comprennent la mise en état des dossiers, incluant d’éventuels incidents de procédure et les expertises, puis le temps de l’audiencement entre la clôture et l’audience, puis le délibéré. Autrement dit, les délais ne dépendent pas uniquement de la charge d’activité des juridictions concernées, mais aussi du temps des parties et de leurs avocats. Or si le temps est trop long pour celui qui a choisi d’agir en justice, il peut en aller autrement du défendeur, qui peut trouver intérêt à allonger la durée du procès – cela étant, la situation peut être inversée au stade de l’appel, dans le cas où le demandeur a obtenu au moins partiellement satisfaction et que le jugement a été assorti de l’exécution provisoire.

Les marges de progrès ne concernent pas uniquement les juges, mais aussi les parties et leurs conseils. C’est dans cette perspective d’amélioration des délais qu’un décret du 6 mai 2017 a permis aux juridictions consulaires, comme le tribunal de commerce de Paris l’avait proposé, de fixer d’autorité, en cas de désaccord des parties, le calendrier de procédure. Dans un autre registre, et toujours concernant la mise en état, il est question d’inciter les parties au procès à s’engager dans une procédure participative, ce choix étant récompensé par une fixation de l’audience à date rapprochée. Le rapport Agostini Molfessis remis au garde des Sceaux propose encore d’autres pistes, dont celles consistant à faire évoluer le rôle du juge de la mise en état, ou à limiter l’impact des incidents.

Les juges de première instance sont-ils assez nombreux ? La justice consulaire gagnerait-elle à avoir plus de représentants et viser à être plus légitime devant des problématiques particulières (comme les relations de fournisseurs à grandes surfaces) ?

M. C. : En première instance, ce sont le plus souvent les juridictions consulaires qui sont appelées à connaître des contentieux entre entreprises. En 2017, le nombre de juges du tribunal de commerce de Paris a été augmenté par la chancellerie, sur demande du président de cette juridiction en considération de la complexité des litiges notamment. Les délais moyens de traitement d’un dossier, avoisinant une année, sont assez satisfaisants.

Cela étant, la question du nombre des magistrats ne concerne pas uniquement les juridictions de première instance, mais également l’appel, par conséquent les juges professionnels affectés aux contentieux commerciaux. À cet égard, on peut regretter que le choix de centraliser le contentieux de l’article L. 442-6 du Code de commerce à la Cour d’appel de Paris n’ait pas été accompagné de moyens humains supplémentaires. Sans doute faut-il y voir la marque de ce que la matière commerciale a longtemps été le parent pauvre de la justice professionnelle. Même s’il reste à faire, on ne peut que se féliciter de la réorientation advenue à cet égard.

S’agissant de la légitimité, il me semble que des différences peuvent être faites selon la juridiction concernée, en particulier sa taille et le volume du contentieux dont elle est appelée à connaître dans un domaine donné. Ainsi la spécialisation concourt à renforcer la légitimité des juridictions à traiter d’un contentieux, particulièrement lorsqu’il est aussi complexe que celui des relations industrie-commerce. Pour autant, là encore, il n’est pas interdit de s’interroger sur le point de savoir s’il ne conviendrait pas d’étendre la spécialisation au Titre IV du Livre IV du Code de commerce dans son ensemble, et d’ajouter quelques ressorts aux huit actuellement retenus en première instance.

Si des dispositions légales permettaient aux entreprises lésées d’être moins en situation de redouter des rétorsions économiques, les juridictions seraient-elles menacées d’engorgement ?

M. C. : Il existe effectivement, dans certains cas, des réticences de la part des entreprises à engager des procédures judiciaires à l’encontre de leurs partenaires économiques. S’il est un cas où ce frein n’existe pas et suscite un contentieux assurément abondant, c’est celui de la rupture brutale des relations commerciales, pour lequel le partenaire évincé ne craint pas d’agir en justice. Le volume du contentieux est tel, en cette matière, qu’il a fallu lui consacrer une chambre du tribunal de commerce de Paris.

Pour autant, et quel que soit le succès, sur le plan contentieux, d’une règle de droit, l’engorgement des juridictions n’est pas une fatalité. En amont de tout litige, et de façon à éviter les comportements contraires à la règle de droit, il est possible d’encourager l’autorégulation, tant dans chaque entreprise qu’à l’échelon d’une profession. Les programmes de conformité, dont on parle beaucoup en droit des pratiques anticoncurrentielles, peuvent être davantage utilisés en droit des relations commerciales et reconnus comme tels par des mesures incitatives. De même, on peut souhaiter voir se développer, à l’initiative des fédérations professionnelles, des codes de bonne conduite ou des accords interprofessionnels. Lorsque le litige survient, il est éminemment souhaitable de favoriser le recours à un mode alternatif de résolution du différend. Il en existe toute une gamme à la disposition des entreprises. Mais tous les dossiers n’y sont pas éligibles, et le recours au juge demeure indispensable dans une partie des dossiers. Moins de juges pour mieux de juges…

Un renforcement du rôle de la CEPC pourrait-il rendre plus rapide l’action de l’administration ou la justice, ou moins fréquente leur nécessité ?

M. C. : Permettez-moi de souligner que je m’exprime ici à titre personnel et que mes propos ne sauraient évidemment engager la CEPC. En tant qu’universitaire, il me semble que deux possibilités, déjà prévues par les textes, gagneraient à être davantage exploitées, en complément des avis sur la conformité au droit que la Commission rend régulièrement et qui sont publiés sur son site internet.

D’une part, la faculté, offerte aux juridictions, de consulter la Commission sur des pratiques dont elles sont saisies et qui sont susceptibles de relever du Titre IV du Livre IV du Code de commerce, n’a quasiment pas été utilisée jusqu’à présent, alors qu’elle pourrait faciliter la mise en œuvre concrète des règles concernées dans telle ou telle hypothèse.

D’autre part, parmi les missions dont la CEPC est investie figure l’adoption de recommandations sur les questions dont elle est saisie et sur toutes celles entrant dans ses compétences, notamment celles portant sur le développement des bonnes pratiques. Là encore, cette possibilité n’a pas été mise à profit autant qu’elle aurait pu, alors que son exploitation pourrait être de nature à orienter les comportements en amont ou à éclairer les contentieux en aval.

Au-delà, il n’est pas interdit d’imaginer d’autres évolutions du rôle de la CEPC, mais celles-ci, allant au-delà des textes actuels, appellent sans doute une consultation, en prélude à une évolution législative.

Propos recueillis par J. W.-A.

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