Bulletins de l'Ilec

Gouvernance classique et valeurs sociétales - Numéro 473

15/06/2018

Si retouche du Code civil il y a, ce sera la jurisprudence qui en révélera la portée, comme elle a fait émerger l’idée d’intérêt propre. Entretien avec Didier G. Martin, avocat, Gide-Loyrette-Nouel AARPI

Le rapport Notat-Senard propose de modifier le Code civil à l’article 1833 en ajoutant un alinéa ainsi rédigé : « La société doit être gérée dans son intérêt propre, en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. » Qu’implique de « considérer » ?

Didier G.Martin : Considérer, selon le Littré, peut signifier examiner attentivement ou tenir compte. Le choix de ce terme, alors que de nombreux textes proposés employaient « tenir compte », laisse à penser que l’interprétation à retenir penche plutôt vers le premier sens : examiner attentivement, qui est légèrement moins fort ; c’est d’ailleurs ce que dit le rapport : « Considérer revient à examiner avec une grande attention, et, selon le sens, à faire cas de quelque chose ou de quelqu’un. »

Les enjeux environnementaux et sociaux doivent donc être étudiés attentivement dans le cadre du processus décisionnel, ils devront faire partie du champ de réflexion des organes de gestion et d’administration, y avoir une place importante, mais la décision pourra ne pas en tenir compte si l’intérêt propre de la société le commande. Peut-on en conclure qu’il s’agit d’une simple obligation formelle ? Ou que les considérations sociales et environnementales ne pourront pas être écartées sans que cela soit justifié de manière raisonnable ? La jurisprudence le dira. Quoi qu’il en soit, si l’article 1833 du Code civil est modifié en ce sens, les administrateurs et dirigeants devront faire référence à ces enjeux dans la motivation de leurs décisions.

Y a-t-il un risque de brouillage juridique entre statuts d’intérêts privés « à objet social élargi » et statuts « sociaux » (ESS) ?

D.G. M. : Il est prévu que la loi Pacte crée un « statut » d’entreprise à mission. Si le projet de loi suit le rapport Notat-Senard, il s’agira d’entreprises quelle que soit leur forme sociale (SA, SAS, SARL, SNC…) qui inséreront dans leur objet social la poursuite d’une « raison d’être », ou d’une mission, exprimée en termes d’impact social ou environnemental ; elles devront rendre compte du respect de cette raison d’être, se doteront d’un comité chargé de la faire valoir, et se prêteront à évaluation par un organisme indépendant. Elles resteront fondamentalement des entreprises à but lucratif, et ayant une gouvernance classique, bien qu’animées de fortes valeurs sociétales. Elles se distingueront des entreprises de l’économie sociale et solidaire qui ont une finalité sociale et qui sont soumises, par la loi du 31 juillet 2014, à un régime contraignant en termes de distribution du profit et des capitaux propres

Ces dernières peuvent depuis 2014 revêtir la forme de sociétés commerciales. Il est vrai que certaines activités pourraient être développées sous la forme d’une entreprise à mission ou d’une ESS, et il appartiendra à leurs fondateurs, en fonction de la philosophie qui les anime, de se placer dans l’un ou l’autre cadre. Mais en toute hypothèse les différences fondamentales entre ces deux « statuts » devraient éviter la confusion juridique. Quant aux « statuts » au sens de documents sociaux, nul risque de les confondre, car ceux des entreprises de l’ESS doivent contenir les principes de la loi du 31 juillet 2014.

La création d’un statut d’entreprise à mission pourrait-elle avoir pour effet de dévaloriser les SA, SAS, et autres statuts, en termes d’image ou de risque réputationnel ?

D.G. M. : De nombreuses sociétés disent déjà tenir compte de considérations sociétales dans la conduite de leurs affaires. La réalité n’est pas toujours à la hauteur des discours. L’engagement sociétal peut s’appliquer à certains aspects de la gestion et non à d’autres.

Devenir une entreprise à mission signifiera non seulement affirmer un engagement sociétal, mais aussi se prêter à un exercice de transparence et de suivi exigeant, et s’exposer à être critiqué pour les incohérences. Il faut s’attendre à ce qu’une petite minorité d’entreprises adoptent ce statut. Cela pourrait créer un bénéfice d’image pour elles, mais il est peu probable que ne pas le faire entraîne un risque réputationnel. Ce risque pèserait plutôt sur les entreprises qui l’adopteraient et se trouveraient en contradiction avec leurs valeurs affichées.

Plutôt que d’entreprise à mission le modèle français s’accommode-t-il mieux de fondations d’actionnaires à but non lucratif, propriétaires d’entreprises industrielles ou commerciales ?

D.G. M. : La loi autorise les fondations reconnues d’utilité publique (FRUP) à prendre la majorité de sociétés commerciales. Malheureusement, cette pratique ne s’est pas développée en France, à de rares exceptions, comme la Fondation Pierre Fabre, actionnaire majoritaire du laboratoire du même nom. La faute en revient à la lourdeur de constitution d’une FRUP et au droit successoral français (quote-part réservataire). Certains voient aussi dans certaines spécificités de la FRUP des complications ou incertitudes pour son utilisation à fin de participation majoritaire dans une société (notamment le principe de spécialité). On ne peut donc pas dire qu’en l’état on s’accommode mieux en France de fondations d’actionnaires. 
Mais on peut espérer que le débat sur le rôle sociétal de l’entreprise et sur l’entreprise à mission entraînera un engouement pour elles.

Le label « Be corp » a été inventé pour conjurer les « obligations fiduciaires » contraignant à ne prendre en considération que l’intérêt des actionnaires. Les obligations fiduciaires existent-elles en France ?

D.G. M. : Dans la plupart des États américains, les administrateurs et dirigeants d’entreprises sont tenus d’obligations fiduciaires vis-à-vis des actionnaires, c’est-à-dire qu’ils sont vus comme étant leurs mandataires, avec pour mission d’en maximiser les intérêts. En France, si l’article 1833 du Code civil indique que la société est « constituée dans l’intérêt commun des actionnaires », on n’en tire pas la conclusion que les dirigeants et administrateurs doivent agir exclusivement dans l’intérêt des actionnaires.

La jurisprudence a fait émerger la notion d’intérêt social, c’est-à-dire d’intérêt propre de la société et donc de l’entreprise qu’elle abrite, qui ne se confond pas avec celle des actionnaires. Cet intérêt est celui de prospérer et de se développer sur le long terme. Par exemple, les dirigeants d’une société pourraient invoquer le risque d’atteinte à l’intérêt social, si les actionnaires demandaient une distribution pouvant mettre en péril la situation financière de l’entreprise ou ses perspectives de développement.

Propos recueillis par J. W.-A.

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