Bulletins de l'Ilec

L’hypothèse d’un mal français - Numéro 438

01/10/2013

La culture hiérarchique inculquéeà l’école et le manque d’autonomie dans le travail ont partie liée. Et les mauvaises relations interentreprises ? Eléments de réflexion sur le déficit de confiance. Entretien avec André Zylberberg, économiste, directeur de recherche au CNRS, auteur de la Fabrique de la défiance1

Dans les relations interentreprises en France, la culture du conflit prime-t-elle celle de la négociation ?

André Zylberberg : Je ne crois pas que l’on dispose d’études sérieuses permettant de répondre à cette question. En revanche, on sait plus de choses sur la coopération et la confiance au sein des entreprises. Geert Hofstede2 raconte qu’un de ses collègues, professeur dans une école de commerce, avait un jour soumis un problème de gestion des ressources humaines à des groupes séparés d’étudiants français, allemands et anglais. Le problème portait sur un conflit entre deux départements d’une même entreprise. Pour le résoudre, le groupe des étudiants anglais proposait d’accroître la communication entre les deux départements, les Allemands suggéraient d’établir des règles précises afin que le problème ne se pose plus dans le futur. Quant aux Français, ils recommandaient de… renvoyer le problème à l’échelon hiérarchique supérieur !

Une étude menée récemment dans quarante mille entreprises aux Etats-Unis, en Europe et en Asie montre que l’autonomie des managers français se situe nettement au-dessous de la moyenne, loin derrière celle des managers suédois, allemands, américains et anglais, mais aussi derrière l’Italie et le Portugal. Parmi les pays européens, la France a l’autonomie la plus faible, juste devant la Grèce. Dans chaque région, l’autonomie des managers est directement liée à l’indice de confiance entre ses habitants. Ce n’est pas étonnant, car les méthodes de management s’adaptent aux cultures locales, et en cohérence avec les méthodes d’éducation. Ces méthodes se renforcent mutuellement. À une école verticale correspond la culture de la hiérarchie et de la défiance.

Voyez-vous des secteurs de l’économie plus marqués par la défiance que d’autres dans les relations interentreprises ?

A. Z. : Malheureusement, on ne sait pas grand-chose sur les relations interentreprises. Je réponds donc très indirectement à votre question. La confiance est un vrai facteur de production : les études ont montré que les pays où la confiance est élevée et où les relations de travail sont peu hiérarchisées se spécialisent dans les secteurs où l’innovation et la recherche et développement sont prépondérantes. À l’inverse, dans les pays où les relations de travail sont empreintes de défiance, les capacités de changement et d’innovation deviennent limitées.

La compétition est-elle incompatible avec la confiance ? La confiance, l’apanage de la coopération ?

A. Z. : La confiance n’est pas incompatible avec la compétition. Au contraire. Dans les grandes enquêtes internationales, on constate que la France fait partie des pays qui sont les plus hostiles à l’économie de marché et à la concurrence, et c’est un pays où l’indice de confiance entre ses habitants est faible. À l’inverse, les pays où l’opinion s’avère favorable à l’économie de marché et à la concurrence sont des pays où l’indice de confiance est fort. Cela s’explique probablement par le fait que les Français pensent que la concurrence n’est pas sincère ou loyale. Qu’il y a des collusions, des arrangements, etc. C’est la transparence dans les relations professionnelles et commerciales qui permet de rétablir la confiance.

Est-ce mieux chez nos voisins ? Les pays où le moral des ménages ou des chefs d’entreprise est le meilleur sont-ils ceux où la conflictualité est la moindre ?

A. Z. : Il y a une question classique dans la grande enquête internationale du World Values Survey : « D’une manière générale, peut-on faire confiance à la plupart des gens, ou bien n’est-on jamais assez prudent quand on a affaire aux autres ? » Parmi les 97 pays couverts par cette enquête, la France se situe en queue de peloton, précisément au 58e rang sur l’échelle de la confiance. Dans l’OCDE, nous avons le plus faible niveau de confiance avec le Portugal et la Turquie. En revanche, la Norvège, la Suède et le Danemark affichent une confiance approximativement trois fois supérieure à la nôtre.

La défiance dans les relations interentreprises est-elle due au « système fondé sur la hiérarchie et le statut », dont vous voyez la source dans le système éducatif français ?

A. Z. : Je ne connais pas d’étude spécifique aux relations interentreprises en France en lien avec son système éducatif. Je vous fais donc encore une réponse générale. Parmi toutes les dimensions de l’éducation, les méthodes d’enseignement sont particulièrement importantes. Pour simplifier, certains pays ont un enseignement surtout « vertical », où les enseignants délivrent des cours magistraux, posent des questions, tandis que les élèves prennent des notes, lisent des manuels en silence et répondent aux questions des enseignants. À l’inverse, d’autres pays mettent surtout l’accent sur un enseignement « horizontal », où les élèves travaillent en groupe, réalisent des projets communs et où ce sont plutôt eux qui posent les questions aux professeurs. L’école française est l’archétype de l’enseignement vertical.

Une série d’études montrent que les méthodes d’enseignement influencent significativement le capital social des élèves et la façon dont ils perçoivent la société dans laquelle ils vivent. La confiance peut s’acquérir par des méthodes d’enseignement adaptées ; il n’y a pas de fatalité culturelle ou historique.

Autre point intéressant de ces études : l’éducation verticale est associée à une faible confiance dans les pouvoirs publics et à l’idée que les citoyens ne sont pas traités de façon équitable par les autorités. Les méthodes d’éducation verticale sont aussi corrélées à une moindre délégation de l’autorité dans les organisations et entreprises, et à une moindre liberté dans l’organisation du travail.

Les entreprises françaises sont à l’image de notre système scolaire. Elles sont plus hiérarchisées qu’ailleurs, la coopération y est moins forte et la culture du conflit plus vivace.

L’amélioration des relations clients-fournisseurs n’est-elle pas tributaire aussi de la simplification administrative ou fiscale ?

A. Z. : La simplification administrative, fiscale ou autre est toujours une bonne chose. Les procédures complexes sont sources d’incertitude et cette incertitude nuit forcément aux relations commerciales. Elle engendre de la suspicion. L’incertitude est toujours source de défiance. Dans les procédures administratives, la simplicité et la transparence doivent être la règle.

La confiance se propage-t-elle aussi bien que la défiance ?

A. Z. : Il y a une dimension historique et culturelle à la défiance. On sait que les comportements des immigrants sont influencés par leurs pays d’origine. Les joueurs de football qui ont grandi dans des pays exposés aux guerres civiles sont plus violents que les autres. Ils reçoivent plus fréquemment des cartons jaunes ou rouges. Les diplomates aux Nations unies originaires de pays où la confiance et le civisme sont faibles garent fréquemment leur voiture sur des emplacements interdits dans les rues de New York, car ils ne paient pas d’amende. Les diplomates des pays scandinaves et anglo-saxons, protégés par la même immunité, se signalent par une absence totale d’infraction. Leurs homologues français se classent au 78e rang des infractions sur 146 pays, loin devant la plupart des autres diplomates occidentaux. Vingt-cinq ans après la chute du Mur, les habitants des régions d’Allemagne où l’activité de la Stasi était la plus intense sont moins enclins à s’investir dans des activités civiques : leur participation aux élections, leurs engagements dans les associations et leurs dons d’organes post mortem sont nettement plus faibles que dans le reste du pays.

Mais il y a une bonne nouvelle : les attitudes et les croyances ne sont pas figées. La confiance des immigrants augmente dès la première génération, lorsqu’ils passent d’un pays où elle est faible à un autre où elle est forte (l’inverse est aussi vrai). Exemple : les mouvements de population en Italie entre le Nord et le Sud.

La confiance et la coopération sont influencées par les institutions qui régissent nos sociétés (qui peuvent être le produit de l’histoire), et elles peuvent être modifiées par des politiques publiques. Parmi les institutions qui produisent de la défiance et du mal-être, il y a en premier lieu l’école, et le système éducatif en général.

Y aurait-il un facteur générationnel en lien avec la conflictualité ? Les plus jeunes générations seraient-elles moins formalistes, moins suspicieuses, plus souples dans les relations d’affaires ?

A. Z. : Je ne connais pas d’étude spécifique sur ce sujet. Mais plus généralement, il ne semble pas que la confiance ou la défiance soit une question de génération.

Il semble que les écoles de commerce privilégient souvent une formation non hiérarchique, à rebours de ce que vous dénoncez, donc plus favorable à l’esprit de coopération et à la confiance. Serait-ce voué, en France, à être sans effet sur la pratique des managers en entreprise ?

A. Z. : J’ajouterai juste à ce que j’ai dit plus haut que le problème est peut-être que les écoles de commerce arrivent après un cursus scolaire marqué par la défiance, le culte du classement et un très faible esprit coopératif.

L’influence et la rivalité des réseaux (notamment d’anciens élèves) contribuent-elles à entretenir un climat de défiance préjudiciable entre les responsables économiques ?

A. Z. : Oui, les réseaux de toutes sortes (ENA et Polytechnique surtout) entretiennent la défiance, car on pensera toujours que tel ou tel occupe sa position non pas à cause de ses compétences mais parce qu’il appartient au bon réseau.

1. En collaboration avec Pierre Cahuc et Yann Algan, Albin Michel, 2012.
2. Geert Hofstede, “The Cultural Relativity of Organizational Practices and Theories”, Journal of International Business Studies, 1983.

Propos recueillis par J. W.-A.

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