Bulletins de l'Ilec

Témoignages d’industriels - Numéro 484

05/11/2019

Boucles de retour en charge des camions mises au point avec des clients ou des fournisseurs, ou livraisons mutualisées depuis un entrepôt avec d’autres industriels éventuellement concurrents : les configurations sont diverses, comme les contraintes qui vont avec. Mais la même inspiration les réunit. Entretiens* avec Laila Sadoudi, responsable des opérations logistiques, Nestlé Waters France marketing et distribution, Jérôme Thivend, Head of Supply Chain Retail & Professional, Henkel Beauty Care, et Jean-Paul Guichard, responsable logistique, Pepsico France (* ces entretiens ont été conduits séparément)

Votre entreprise est-elle engagée dans une forme ou une autre de mutualisation du transport ?

Jérôme Thivend : Oui, dans le “pool” Changes, avec GSK, Eugene Perma, BIC et désormais Beiersdorf.

Laila Sadoudi : Nous privilégions le backhauling (retour en charge) : avec notre fournisseur de palettes depuis février 2018, avec la grande distribution depuis février 2019, avec notre fournisseur de papier (Vosges-IDF et Vosges-Rhône-Alpes) depuis avril. D’autres projets sont en cours, notamment un backhauling ferroviaire courant 2020.

Jean-Paul Guichard : Chez PepsiCo France, nous mutualisons en effet les trajets. Nous avons développé depuis plus de dix ans une mutualisation de notre transport avec notre partenaire Refresco, qui embouteille nos produits mais aussi des marques de distributeurs, à destination de nos clients communs.

Vers la distribution, dans la plupart des cas les grands fournisseurs livrent en camions complets ; quels sont pour votre entreprise les enjeux d’un transport mutualisé ? Et les retombées environnementales ?

L. S. : Apporter de la régularité de flux à nos transporteurs, réduire les km à vide, capter de la capacité de transport, favoriser la mise en œuvre de matériel réduisant l’empreinte CO2… Deux exemples en 2019 : Perrier (Nestlé Waters + fournisseur de palettes) : – 14 % d’émissions de CO2 ; Vittel (Nestlé Waters + industriel vosgien) : – 6 % de CO2.

J.-P. G. : Aujourd’hui, environ 30 % de l’activité de la chaîne d’approvisionnement de PepsiCo France est mutualisée, ce qui nous permet d’améliorer le service rendu à nos clients tout en répondant aux enjeux économiques et environnementaux. Le transport mutualisé permet de répondre aux demandes de nos clients d’être livrés fréquemment pour un meilleur service et moins de stocks, tout en préservant le taux de remplissage de nos camions. Cela nous permet de réduire l’émission de CO2 et de lutter contre la saturation des axes routiers. Ainsi, nous concilions impératifs économiques et environnementaux.

J. T. : Henkel Beauty Care a pu constater une réduction de 30 % des émissions de CO2 liées au transport comme du nombre des « camions entrants » : environ 30 % de camions en moins sur les routes pour les destinations « poolées ». En outre, le taux de service s’est amélioré, et les stocks ont pu être réduits dans une proportion de 15 à 25 %.

Que peut faire un chargeur pour éviter les retours de camions à vide ?

L. S. : Du backhauling de matières premières (cartons, palettes, préformes…), ou avec d’autres industriels ayant le même type de flux, ou amont-aval avec la grande distribution, voire du bachkauling interne (en l’occurrence entre activités de Nestlé Waters).

J.-P. G. : Nous considérons que la minimisation des kilomètres à vide est en premier lieu le savoir-faire de nos transporteurs. En tant que chargeurs, notre première responsabilité est d’attribuer nos flux à des transporteurs qui disposent des contre-flux adéquats. Un chargeur peut aussi se rapprocher des partenaires qui gravitent dans son éco-système (clients, fournisseurs, compétiteurs et transporteurs) pour identifier les flux compatibles avec les siens. L’idée est de combiner ces flux, sous la forme de « boucles » qui seront confiées au même transporteur, choisi d’un commun accord avec le chargeur-partenaire.

Est-ce que votre démarche de mutualisation a été une réponse à une demande exprimée par un client (hausse des fréquences de livraison pour réduire les stocks…) ?

J. T. : Non, ce ne l’était pas à la base, même si la démarche s’est avérée également bénéfique pour le client.

Pour les produits qui sont les vôtres, quelles sont les autres catégories avec lesquelles il est impossible (contraintes de poids, température, etc.) d’envisager une mutualisation du transport ? Et d’entreposage ?

J. T. : C’est évident qu’il est mieux de partager les mêmes points de départ (même lieu d’entreposage) et d’arrivée (même lieu de livraison), afin d’optimiser le remplissage des camions et de faciliter les livraisons. Puisqu’on partage le même camion, il est aussi important de transporter les mêmes catégories de produits (le frais avec le frais, le sec avec le sec, les produits dangereux avec les produits dangereux)…

J.-P. G. : À l’exception de nos produits frais qui suivent une distribution spécifique, tous nos produits sont mutualisables entre eux, mais également avec les produits alimentaires de catégories similaires. Une mutualisation avec des produits non alimentaires peut être envisageable, tant que les conditions d’hygiène, de qualité et de sécurité alimentaire sont remplies.

L. S. : En transport, il n’y a pas pour Nestlé Waters de mutualisation possible avec les produits frais, les produits chimiques, ni avec la messagerie et les demi-lots. Mutualiser de l’entreposage n’est possible qu’en entrepôts habilités Nestlé Waters sous l’aspect des normes de stockage. Nous n’avons pas besoin de faire du cross-docking puisque nous ne transportons que des camions complets.

La mutualisation logistique appelle-t-elle chez un industriel de nouveaux métiers, de nouvelles fonctions ?

J. T. : Pas forcément, mais elle nécessite une ouverture d’esprit plus large, car nous travaillons en partenariat avec certains de nos concurrents directs.

L. S. : Pas nécessairement. Le sujet de la mutualisation est souvent porté dans les pôles transport et logistique. Il fait partie des réflexions sur l’amélioration continue et contribue à sécuriser nos flux de transport. Un responsable transport opérationnel est tout à fait à même de porter des initiatives et de mettre en œuvre du backhauling. D’autres chargeurs peuvent créer des postes spécifiques, tels que « responsable » ou « coordinateur backhauling ».

J.-P. G. : Elle requiert un changement d’état d’esprit, et un dépassement du cadre traditionnel des relations que nous entretenons avec les autres acteurs de notre éco-système (concurrents, fournisseurs, clients), pour les considérer chacun comme des partenaires logistiques potentiels, avec lesquels la création de valeur commune est possible. Sur un plan technique, elle nous amène à développer nos solutions pour qu’elles intègrent les fonctions nécessaires à la mutualisation.

Des chargeurs peuvent-ils mutualiser leurs livraisons sans un prestataire qui soit aussi un tiers de confiance – et un poste de dépenses spécifique ?

L. S. : Oui, si les chargeurs disposent d’une cellule d’organisation de transport internalisée. Nous avons organisé des boucles avec différents industriels et fournisseurs sans prestataires extérieurs. Les transporteurs font également office de facilitateurs.

J. T. : Tout est possible, mais c’est toujours plus facile de faire appel à un tiers qui restera neutre en cas de désaccord entre industriels. La gestion des problèmes de transporteurs, des appels d’offres, des contacts avec nos clients, en est facilitée aussi.

J.-P. G. : Un des facteurs clés de succès est de s’assurer que la somme des commandes des partenaires n’excède pas la capacité du camion. Par ailleurs, nous travaillons directement avec Refresco (sans tiers de confiance). Cela suppose que les partenaires-chargeurs de cette mutualisation mettent en place des outils et une organisation permettant d’optimiser le remplissage des camions par la combinaison de leurs commandes respectives. Pour cela, nous partageons la responsabilité des commandes sur des « scopes » définis ensemble. Il est possible de s’organiser sans tiers de confiance, mais cela requiert le développement des outils adéquats, avec des coûts d’investissement ; il faut alors rémunérer un tiers « 4PL »1.

Quel est le poids des contraintes saisonnières susceptibles de compliquer pour vous la mutualisation du transport ?

L. S. : Nous sommes confrontés à une forte saisonnalité entre avril et août chez les fournisseurs d’eau et de boissons en général, qui affecte fortement les volumes distribués.

J.-P. G. : Il n’y a pas d’incompatibilité entre activité saisonnière et mutualisation du transport. On peut tout à fait combiner des catégories qui suivent la même saisonnalité, ou au contraire des saisonnalités opposées.

Avez-vous rencontré des obstacles réglementaires dans votre démarche de mutualisation ?

J.-P. G. : Non.

L. S. : Non.

J. T. : Comme lors de toute réunion organisée avec des concurrents, il y a une liste de points que nous pouvons aborder ensemble, et une liste de ceux que nous ne pouvons pas aborder. Parmi ceux-ci, et sans prétention à l’exhaustivité : les contreparties aux livraisons mutualisées négociées avec les clients ; les prix des produits ; les quantités individualisées par produit ; les conditions commerciales et leur approche dans la négociation (conditions générales de vente, conditions générales d’achat, coopération commerciale…) ; le coût des produits ; les actions promotionnelles envisagées ; les chiffres de vente ; les commentaires, analyses, recommandations écrits ou oraux et résultats individualisés sur ces sujets, et toutes informations permettant d’identifier les parts de marché ou la stratégie commerciale de l’un des donneurs d’ordres ou d’autres concurrents.

Quel est l’intérêt pour vous de la réflexion sur la mutualisation et du travail de cartographie des entrepôts de ses adhérents entrepris à l’Ilec ?

J.-P. G. : Le groupe de travail nous a permis de rencontrer des acteurs de la mutualisation, et d’accéder à une cartographie des entrepôts utile pour identifier de nouvelles opportunités. Il reste néanmoins beaucoup de travail pour confirmer les synergies potentielles avec les adhérents concernés.

J. T. : Cela peut permettre de rapprocher certains industriels afin de regrouper leurs livraisons.

L. S. : Les motifs d’intérêt sont nombreux : opportunités de mutualisation avec d’autres adhérents de l’Ilec, retour d’expériences, réflexions sur des mutualisations innovantes, partage des avancées en matière de démarches environnementales…

1. Pour « quatrième partie logistique » : gestion informatique des flux. Le 4PL œuvre pour les chargeurs (1PL), le client final (2PL) et l’éventuel prestataire logistique (3PL). Source : http://logistiqueconseil.org.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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