Bulletins de l'Ilec

L’image et l’archétype - Numéro 413

30/09/2010

Sans entamer une longue dissertation sur le concept d’image, quelques idées peuvent être avancées, à titre de prolégomènes, avant d’entrer dans le vif du débat marchand. Et puisqu’il est question d’idée, comment ne pas commencer par Platon ? Dans le Parménide, dialogue difficile, voire ésotérique en sa deuxième partie, d’où sortira l’hermétique néoplatonisme, de Plotin à Proclus, Socrate s’attache, en bon idéaliste, à définir le rapport entre l’idée et la chose. Il s’efforce de braquer la lumière sur le mythe de la caverne obscure. Après quelques échecs, durement soulignés par le sophiste Parménide, il en vient à affirmer « ces idées dont nous parlons sont à titre de modèle, des “paradigmes” dans l’Eternité de la Nature ; quant aux objets, ils leur ressemblent et en sont les reproductions ; et cette participation que les autres objets ont aux idées ne consiste en rien d’autre qu’à être faits à leur image »1. Parménide repousse cette définition, en utilisant l’argument de la régression à l’infini (Cavada faisait de même avec les caméléons). Le Parménide s’achève sur la débâcle de Socrate, lorsque Platon conclut, non sans amphigouri : « Selon toute apparence, qu’il y ait de l’Un ou qu’il n’y en ait pas, de toute façon, lui-même ainsi que les autres choses, dans leurs rapports à soi, ont l’être et le non-être, l’apparence et la non-apparence. C’est la vérité même ! »2 La philosophie de l’image se conclut sur une aporie.
L’herméneutique de saint Athanase ambitionne de nous sortir d’embarras. Le Grec d’Alexandrie – il en occupa le siège épiscopal, avec cinq interruptions dues aux persécutions des Ariens, de 326 à 373 – connaît mieux que quiconque la philosophie classique, dont il use pour répondre, tout ensemble avec les Livres saints, à l’hérésie. Il part de la Genèse, lorsque Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, comme à notre ressemblance »3. La quasi-redondance des termes a suscité nombre de commentaires, mais la question n’est pas de mise chez Athanase. Pour lui, dans la Genèse, Dieu se laisse dire, en style indirect. Il est à la fois dédoublé et rassemblé, par l’intermédiaire d’un narrateur (l’homme) qui relève de l’ordre de la créature qualifiée de « logique ». Dieu est absolument lui-même et projection de lui-même, en celui qui est « selon l’image ». Cependant cet état béatifique caractérise l’homme d’avant la chute. La catastrophe anthropologique qui suit le péché a pour nom la mort. L’image est alors livrée à la ténèbre. Pour en restaurer non pas l’intégrité, mais la perspective de renaissance, Dieu n’a plus qu’à se faire Image, en vue de rétablir toutes les images. « Que fallait-il donc que fît Dieu ? Que faire, sinon renouveler leur être-selon l’Image, afin que par là les hommes pussent de nouveau le connaître ? [...] Aussi le Verbe de Dieu est-il venu lui-même, afin d’être en mesure, lui qui est Image du Père, de restaurer l’être-selon-l’Image des hommes »4. Le vertige de la régression à l’infini du Parménide est conjuré par l’intervention de Dieu, comme il adviendra dans la philosophie cartésienne. L’être logique selon l’Image est réellement image, mais une image dégradée, appelée à la plénitude dans la foi exaltée par la grâce divine. L’image ne peut être crue que dans la foi. Elle doit même être vénérée sous la forme de l’icône. Encore le ver du péché est-il dans le fruit paradisiaque, car « vénérer », terme consacré par saint Jean Damascène, caractérise – par opposition à adorer – le culte des icônes. Il vient du nom de Vénus, comme l’adjectif servant à qualifier certaines maladies causées par une imprudente dévotion rendue à la déesse. La confiance en l’image suppose la foi d’un être à la fois intelligent (« logique ») et prudent, car la tentation rôde.
En quoi nous disposons d’une clé de lecture pour comprendre les propos de nos interlocuteurs. De la foi, il en faut pour entretenir l’image prix. A en croire Olivier Dauvers, « l’image prix étant par principe la résultante d’une réalité des prix [l’Image] teintée de la perception qu’en a le client [l’image de l’Image], l’enseigne doit à la fois travailler la réalité de ses prix [la fidélité de l’icône à l’Image] et la perception du client [susciter la foi] ». Autre façon d’exprimer la même idée, Franck Rosenthal avance : « L’image prix, c’est la confiance que l’on peut accorder à une enseigne quant aux prix qu’elle pratique. C’est d’abord un capital qu’il faut travailler sur la durée. » Cédric Chéreau d’ajouter : « L’image prix est effectivement un processus long. Une enseigne doit la construire dans la durée. » Celle de la promesse mercatique. Echo brouillé en ce bas monde matérialiste de la Promesse ?
Pour autant, rien ne sert de se fixer sur l’image prix, car, toujours selon Franck Rosenthal, « se polariser exclusivement sur l’image prix est un aveu d’échec ». L’image sans réalité ultime digne de foi, l’image sans Image, ne vaut pas. Dans l’ordre marchand, il ne suffit pas d’image, ni même de prix, il faut des services, selon Bruno Quattrucci, qui est pourtant le commerçant attitré des quartiers qualifiés par euphémisme de défavorisés. Il le rappelle : « L’image prix est définie par le couple produits offerts et services proposés, elle ne concerne donc pas que le prix […]. Il ne faut pas oublier que prix bas et juste prix sont deux choses différentes, car le juste prix implique des services intéressants et perceptibles par le consommateur. » Autre façon d’exprimer la même idée, Augustin Paluel-Marmont déclare : « La stratégie prix de notre marque est fondée sur le juste prix… Il ne s’agit pas d’être cher ou pas cher, mais de proposer un juste prix, c’est-à-dire d’offrir un excellent rapport qualité-prix. »
Si la réalité des prix pratiqués ne correspond pas au message envoyé, les consommateurs « opportunistes » et « suspicieux » (Franck Rosenthal) sanctionneront le commerçant. Socrate l’a expérimenté à ses dépens, dans sa joute avec Parménide, il n’existe point d’issue satisfaisante lorsque l’idée et la chose ne coïncident pas.
« Parménide : – Poil, bouc, crasse ou toute autre chose. Faut-il déclarer que pour ces objets aussi, il est respectivement une idée à part ? / Socrate : – Pour les objets de cette sorte… ceux-là même existent ; quant à imaginer qu’il existe pour eux une idée, gare à l’extravagance ! » Celle-ci pourrait s’appeler dérive des prix, immédiatement sanctionnée, comme il arriva à Euromarché, lorsque l’enseigne fut commandée par un banquier trop pressé.
Fin dialecticien, en cela proche de Platon, pourfendeur des hérésies comme Athanase, fussent-elles dominantes, Olivier Géradon de Vera théologise sans le savoir. Il balance entre saint Antoine du désert et Beliard, et s’avère parfois proche de l’iconoclasme. En la marque, selon lui, se rencontrent l’idée (la valeur imaginaire) et la chose (le prix réellement payé). Rien de plus platonicien. Il se trouve que l’une et l’autre ne peuvent s’écarter, en valeur, de plus de 25 à 30 %, au sein d’une enseigne, faute de quoi la pratique relève de la catégorie du « prix assassin », terme issu, selon l’Arabe Jean Damascène (ou plutôt ses traducteurs imprudents), de l’hérésie arienne, réinterprétée par Mahomet. Dépeint par Athanase, le théâtre des opérations se présente ainsi. Du côté de la marque, en bonne philosophie, l’idée (le prix) vaut la chose ou s’en écarte (le prix réellement payé) à ses risques et périls. Du côté de l’enseigne, en saine théologie, « l’image renvoyée au chaland » (l’homme logique) répond à « l’imaginaire que l’enseigne a voulu » (l’image de l’image). Ces saintes paroles ne sauraient toutefois occulter l’iconoclasme latent du propos. A rien ne servent les plus belles images, si l’archétype ne leur correspond point : « dans la gamme d’une marque, les prix de l’offre doivent être homogènes. Les grands fabricants l’ont d’ailleurs compris, en choisissant d’en développer plusieurs ».
Dans le même ordre d’idées, un Premier ministre pas si lointain dans le temps, accroché sur le thème de l’insécurité, avait affirmé que le « sentiment d’insécurité » outrait l’état de fait réel. L’image exagérait la chose. Résultat, il fut battu par celui qu’il jugeait « vieux, usé, fatigué ». Le repli sur « l’image prix » en compensation de l’oubli de l’archétype (le prix) est (dés)illusoire.
Ultime hommage anthume au toujours fringant Olivier Géradon de Vera, que votre éditorialiste ne connaît bien entendu que par ses études ô combien cartésiennes, il semble qu’il ne soit pas épargné par les tentations propres au désert, contre lesquelles combattit avec succès le maître en spiritualité d’Athanase, le grand saint Antoine d’Egypte, lorsqu’il ose : « Une des caractéristiques du monde moderne est la multifidélité ! »

1. Platon, le Parménide, « La Pléiade », t. 2 p. 201.
2. Ibid. p. 255.
3. Gen. I, 26.
4. Saint Athanase, Sur l’Incarnation du Père, « Sources chrétiennes », Le Cerf, 2000, p. 313.

Dominique de Gramont

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