Bulletins de l'Ilec

En finir avec des mythes destructeurs - Numéro 415

29/12/2010

La crise économique a cristallisé nos faiblesses, révélé la gravité de la situation et souligné l’importance de l’industrie dans l’économie. Elle a aussi révélé quelques impostures idéologiques. Entretien avec Jean-Louis Levet, économiste*

Depuis de nombreuses années, vous militez pour que l’industrie retrouve son rang dans l’économie française. Pourquoi l’avait-elle perdu ? Sur quoi repose l’idée souvent entendue que « la France n’aime pas son industrie » ? Comment a évolué l’image de l’industrie et qui sont les acteurs de ce désamour supposé ?

Jean-Louis Levet : C’est depuis la crise financière déclenchée en 2007 que l’industrie est de retour, car les acteurs, du monde politique ou économique, ont pris conscience que quand l’industrie va mal, c’est la société tout entière qui souffre. Depuis trois décennies, une grande partie des élites politiques et économiques considéraient que l’industrie n’avait plus sa place dans la création domestique de richesse et qu’elle devait se délocaliser dans les pays en voie de développement. Trois mythes vont étayer cette grave erreur. Les années 1980 consacrent l’émergence de la « société post-industrielle », l’industrie devant laisser la place aux services. Grossière erreur, car, au même moment, ni l’Allemagne ni les Etats-Unis n’abandonnaient leur industrie.

Ce mythe post-industriel a fait oublier deux évidences : les services sont nés en partie de l’externalisation de certaines fonctions de l’industrie, ingénierie, informatique, maintenance, logistique, et le principal client des services demeure l’industrie. Les deux sont de plus en plus liés. Le dogme de la société post-industrielle a pesé sur la représentation que se font les Français de l’industrie. Or l’industrie ne disparaissait pas, tant s’en faut, elle changeait, s’adaptait, se transformait, et ses frontières s’élargissaient.

Et les autres mythes ?

J.-L. L. : Le deuxième, apparu dans les années 1990, est celui de « la nouvelle économie », en gros internet plus la finance, qui relègue l’industrie dans la sphère de l’ancienne économie. Internet va permettre d’échanger et de créer de la prospérité, la finance de créer de l’argent beaucoup plus vite. Ce mythe nous a coûté très cher, car il est à l’origine de la dérégulation de la sphère financière et de l’amplification de la financiarisation de l’économie, qui la met au service de la finance, et non le contraire. Avec pour nouvelles règles la flexibilité, la versatilité, la liquidité, la mobilité, le monde de la finance impose ses normes au monde de l’industrie, jugé lourd et lent.

Le troisième mythe apparaît au début des années 2000 : celui des entreprises sans usines, que Serge Tchuruk avait lancé en décrivant ainsi l’entreprise de demain. Ce dogme prolonge les deux précédentes idées reçues. Il accélère le démantèlement de l’industrie, qui poursuit ses délocalisations, devenues l’alpha et l’oméga de toute stratégie d’entreprise. Nous sommes entrés dans l’ère que j’ai appelé « le tout délocalisable au moindre coût », et nous avons gardé ce qui était censé être créateur de valeur ajoutée, la recherche, le stylisme, la conception. Ces trois idées reçues ont marginalisé le rôle de l’industrie dans l’esprit des Français et dans l’action des pouvoirs publics.

Sur quoi repose l’erreur ?

J.-L. L. : L’aveuglement, car toutes les entreprises industrielles savent que l’innovation ne fonctionne pas selon une logique séquentielle, mais systémique. On ne peut pas séparer sur un site productif la recherche, le prototype, l’industrialisation, la vente, la sous-traitance. Toutes ces fonctions forment un écosystème.

En quoi a consisté l’action ou l’inaction des pouvoirs publics ?

J.-L. L. : Depuis vingt-cinq ans, les pouvoirs publics n’ont eu aucune politique industrielle, à quelques exceptions près comme celle de Jean-Pierre Chevènement en 1982-83, et l’accent mis sur la recherche et les champions nationaux, Edith Cresson en 1991, avec son plan pour le développement des PME-PMI et l’apprentissage des jeunes.

Les pouvoirs publics sont entrés dans une logique de politique économique transversale, en accordant des crédits d’impôt-recherche, des exonérations de cotisations sur les bas salaires, qui, soulignons-le, concernent davantage les services comme la grande distribution, l’hôtellerie, les services de proximité non concurrencés par le monde, alors que l’industrie fut la laissée pour compte. C’est la question des délocalisations, en 2004, qui a joué un rôle clé dans les élections régionales conduisant le président de la République, Jacques Chirac, à décider le retour de la politique industrielle, avec la création des pôles de compétitivité, lancés par son premier ministre Jean-Pierre Raffarin. Cette politique industrielle fut amorcée sous l’angle de la dimension territoriale. Avec la crise financière de 2007, l’industrie est redevenue une priorité. Elle justifie le grand emprunt et les Etats généraux de l’industrie de 2009 lancés par le président de la République.

Y a-t-il eu amnésie également au niveau européen ?

J.-L. L. : Oui. Le droit de la concurrence, indispensable pour combattre les abus de position dominante et les rentes, est devenu la seule politique, à l’aune de laquelle les autres politiques, industrielle, technologique, devaient être définies. Citons, au nombre des aberrations, la fusion empêchée entre Legrand et Schneider. A l’échelle européenne, la politique industrielle était devenue un sujet tabou, car elle renvoyait à un certain colbertisme, à l’Etat centralisateur, alors que la finance et la dérégulation devenaientt l’alpha et l’oméga de la politique économique. La crise a relégitimé l’action de l’Etat dans l’économie. Pendant vingt-cinq ans où la France et l’Europe, hormis l’Allemagne, s’abstenaient de toute action pour développer leur industrie, les autres pays industrialisés ont maintenu une stratégie industrielle : les Etats-Unis, à travers leur politique de défense et le Small Business Act aident leurs entreprises, ou les petits Etats comme la Finlande, Israël, ou encore le Japon, le Brésil, la Chine et l’Inde.

Faut-il parler de cécité intellectuelle de nos experts ?

J.-L. L. : La France a effectivement tourné le dos à sa culture de la prospective, inventée par Gaston Berger au début du xxe siècle, ainsi qu’à sa culture de la stratégie. Depuis mon premier livre Une France sans usines ? (Economica, 1988) à Pas d’avenir sans industrie (Economica, 2006), nous fûmes rares, avec Jean-Hervé Lorenzi par exemple, à tirer la sonnette d’alarme. Les Etats généraux de l’industrie ont pour la première fois, mis tous les acteurs autour de la table et l’idée des forums régionaux a permis de mobiliser les acteurs territoriaux.

La Conférence nationale de l’industrie est-elle une résurgence du Commissariat général au Plan ?

J.-L. L. : Je dirais plutôt qu’elle amplifie le travail de la Commission permanente de concertation pour l’industrie, mise en place il y a une dizaine d’années.

Les mesures résultant des EGI orientent-elles l’industrie française vers un rééquilibrage au profit des biens d’équipement ? Vers un profilage plus tourné vers l’exportation ? Les EGI ont-ils fait du haut de gamme le point de passage obligé ?

J.-L. L. : Je considère qu’aucune activité n’est condamnée, il n’y a que des entreprises et des secteurs qui n’innovent pas assez, qui ne sont pas en situation de créer. Le textile-habillement le prouve, avec aussi bien des entreprises performantes qui créent des emplois en France que des entreprises qui déclinent. Certes, les emplois créés ne sont pas ceux d’il y a vingt ans, ni les produits, ni l’organisation du travail. D’autres chaînes de valeur sont apparues par la créativité, l’innovation, le circuit court, la cotraitance, qui attestent que le textile n’est pas condamné à quitter le sol français. 

L’innovation par le « design » et le marketing est-elle un cache-misère technologique ou une voie d’avenir ?

J.-L. L. : L’innovation peut refléter des formes diverses. En France, de par notre culture de l’ingénieur, nous avons tendance à considérer qu’hors de l’innovation technique il n’y a point de salut. On se concentre sur l’aéronautique, le nucléaire… C’est bien sûr important, mais insuffisant. On oublie que l’innovation peut être commerciale, organisationnelle, sociale. La mondialisation nous apprend que l’entreprise, seule, ne peut innover. Elle doit créer son propre écosystème, travailler en réseaux, avec tel Critt (centre régional pour l’innovation et le transfert technologique), tel lycée professionnel, telle entreprise, tel laboratoire universitaire. Que ce soit en bas, moyen ou haut de gamme, l’entreprise a besoin de partenaires. Elle ne peut être performante dans la durée sans lancer tous les dix ans une innovation de rupture.

Cela suppose une révolution culturelle dans la gestion des entreprises, peu enclines au partage…

J.-L. L. : Oui, il est vrai que, dans bon nombre de PME, la culture demeure très individualiste, propre à l’entrepreneur lui-même, créateur de son entreprise. Mais l’heure est au comportement d’équipe, car le patron n’est plus seul maître à bord. Le mode de pensée d’un  dirigeant ne peut plus être celui d’il y a trente ans. En outre, à l’heure de la mondialisation et de la rapidité, l’entreprise a besoin de temps, pour construire un projet avec ses salariés, des trajectoires  professionnelles, des compétences, des savoirs. Il n’est plus possible de la réduire à un actif financier qu’il convient d’optimiser sur les marchés.

La formation professionnelle n’est-elle pas le laissé pour compte des conclusions des EGI ?

J.-L. L. : Si la question de la formation est envisagée sous l’angle des métiers, afin d’attirer les jeunes vers l’industrie, en leur montrant qu’il existe des trajectoires professionnelles, des savoir-faire qui donne du sens, les Etats généraux ont traité cette question de manière horizontale, sans évoquer les structures d’emploi et les structures de qualification dans l’industrie, le rôle de la formation pour préparer les conversions après les fermetures d’usines.

On ne peut pas faire de l’industrie une priorité sans la réinsérer dans la société, et sans que les trois populations les plus fragiles, les jeunes, les femmes et les seniors, ne se trouvent plus exclus du monde industriel. Il faut mettre l’accent non seulement sur la formation initiale à base de culture générale, qui permet de se forger une culture de conviction et non de certitude, pour être capable de se remettre en question, être plus créatif, plus ouvert aux autres, mais aussi sur la formation continue tout au long de la vie professionnelle, à laquelle n’ont aujourd’hui que très peu accès les gens peu formés. Se doter d’une véritable stratégie de développement par l’industrie nécessite une cohérence des politiques publiques autour de l’enjeu de la production au sens large, et pas seulement des mesures en faveur de l’industrie.

Le système bancaire est-il en phase avec les enjeux ?

J.-L. L. : En France, nous considérons, de l’école primaire à l’université, que tout échec est négatif, alors qu’il devrait être vécu comme une forme d’apprentissage. Un dépôt de bilan est un handicap pour tout entrepreneur, dans sa relation avec le système bancaire. Les EGI ont rappelé la nécessité d’orienter l’épargne des Français vers l’industrie, mais nous manquons de maillons dans la chaîne de financement qui accompagne l’entreprise, des fonds d’amorçage jusqu’au capital développement ou capital risque, que les Anglo-Saxons maîtrisent. Il appartient aux pouvoirs publics, tant en France qu’en Europe, d’orienter la finance vers une présence durable dans les entreprises, des investissements longs.

Quels sont les défis sur le plan industriel ?

J.-L. L. : Ils sont au moins trois. Le premier porte sur le changement de notre mode de développement, qui doit nous guider vers une croissance propre et moins inégalitaire. C’est un défi inédit dans l’histoire du capitalisme. Pour la première fois, il faut changer radicalement de mode de production, mais aussi nos comportements en matière de consommation. Si certaines entreprises commencent à mettre en avant un discours centré sur le développement durable, la pratique, elle, est encore trop souvent aux antipodes, puisque les produits sont de plus en plus jetables.

Deuxième défi : la stratégie chinoise, qui, pour la première fois dans l’histoire du capitalisme, depuis le xive siècle, n’est pas fondée sur la spécialisation. Loin d’être l’atelier du monde, la Chine investit dans tous les secteurs industriels et de services, aussi bien dans le bas, le milieu et le haut de gamme, avec pour ambition de conquérir les marchés extérieurs. C’est là aussi un défi inédit, car dans tous les secteurs où nous sommes présents et y serons demain, la Chine le sera également. Elle n’a pas pour vocation d’être les jambes de l’Occident.

Le troisième défi est dans les futures ruptures technologiques issues de nouveaux grands domaines de recherche (sciences du vivant, énergie et développement durable…), combinant des disciplines diverses. Elles seront sources de nombreuses activités productives, matérielles et immatérielles. En outre, la financiarisation, qui met l’économie au service de la finance, se poursuit, malgré les promesses faites pour enrayer le mouvement. Lors des trois derniers G-20, peu d’avancées ont eu lieu. Si rien n’est fait pour endiguer la financiarisation, nous allons vers une crise beaucoup plus grave, et un monde salarial qui continuera à payer les pots cassés.

Ces  défis s’additionnent et se combinent. Le poids des dettes souveraines doit nous pousser, au niveau européen, à nous doter d’une véritable politique de croissance. Aussi, la réponse européenne est vitale pour construire une stratégie technologique, industrielle et commerciale, fondée sur le principe de réciprocité avec la Chine. Il faut éviter de tomber dans le piège du libre-échange non régulé, qui considère la Chine comme un vaste marché où chacun a sa part, et dans le piège du protectionnisme et des guerres commerciales qui en découlent. La concurrence est à l’extérieur de l’Union, non en son sein : il faut arrêter la concurrence fiscale et sociale entre Etats européens et ouvrir des perspectives à l’ensemble de nos concitoyens, qui ont du mal à voir un avenir. Le futur existe, l’avenir est à construire.

* Ancien directeur général de l’Ires, auteur d’Une France sans usines ? (Economica, 1988), la Révolution des pouvoirs : les patriotismes économiques à l’épreuve de la mondialisation (ibid., 1992), Sortir la France de l’impasse ((ibid., 1997), Sept Leçons d’économie à l’usage du citoyen (Le Seuil, 1999), l’Intelligence économique ((ibid., 2001), l’Économie industrielle en évolution. Les faits face aux théories ((ibid., 2004), Localisation des entreprises et rôle de l’Etat : la menace du tout-délocalisable (Commissariat général au plan, 2005), Pas d’avenir sans industrie (Economica, 2006).

Propos recueillis par J. W.-A.

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