Bulletins de l'Ilec

Industrie financière ou financement de l’industrie - Numéro 416

30/12/2010

Pour la partie syndicale, qui avait appelé les états généraux de l’industrie de ses vœux en 2009, mais en avait boycotté la conclusion en mars dernier, leur bilan est sans surprise décevant. Volontarisme ou trompe-l’œil, la discussion de l’efficacité des politiques publiques est surdéterminée par la ligne de fracture sur le partage de la valeur. Entretien avec Mohamed Oussedik, secrétaire confédéral de la CGT

Dans son discours de clôture des EGI, Nicolas Sarkozy rappelait que « les syndicats » avaient été à l’origine de l’opération, cependant que votre organisation en dressait un bilan sévère. Avec le recul, certaines des premières mesures mises en œuvre vous paraissent-elle aller dans le bon sens ?

Mohamed Oussedik : Nous sommes à l’origine de la prise de conscience que sans industrie il n’y a pas de développement économique durable, bien avant que la crise dite financière vienne nous rappeler le décalage terrible entre l’économie réelle et la financiarisation virtuelle de l’économie. Le discours libéral en vogue depuis le début des années 1980 a volé en éclats. Il avait consisté à faire la part belle aux idées reçues du marché qui s’autorégule, de la société développée qui se « tertiarise » naturellement, du transfert d’une partie du secteur industriel vers les pays émergents, tandis que les pays développés conserveraient les industries dites décarbonées ou technologiques, les industries du futur avec de fortes valeurs ajoutées. Ces idées ont été largement reprises par les acteurs politiques, avec la stratégie de Lisbonne et plus généralement la construction politique de l’Europe, inspirées par la pensée anglo-saxonne. Les EGI ont eu le mérite, en pleine crise, de remettre en selle le sujet de l’industrie. Mais nous en attendions beaucoup plus, une nouvelle politique industrielle avec au cœur l’ambition de développer l’activité et l’emploi industriels.

Quelles sont, parmi vos propositions, celles qui ont été retenues ? Et vos déceptions ?

M. O. : La CGT a pris très au sérieux ces EGI, et nous avons fait des propositions, en rupture avec les vieilles recettes qui consistent soit à accepter la désindustrialisation et à l’accompagner, soit à ne l’aborder que par le biais de la compétitivité et du « coût du travail ». Notre approche suit plusieurs axes prioritaires : développer l’emploi, les qualifications et les formations ; accroître l’effort de recherche et d’innovation ; développer une politique cohérente de l’énergie ; assurer le financement des entreprises industrielles avec un pôle financier public, créer un livret d’épargne industrie ; redonner toute sa place au salarié par de nouveaux droits pour intervenir sur les choix de gestion des entreprises ; assurer une traçabilité des fonds publics et de leur utilisation.

Loin de reprendre ces propositions, le président de la République a énuméré vingt-trois mesures qui ressemblent à un cahier de doléances du patronat et particulièrement des grands groupes industriels, avec de nouveaux cadeaux fiscaux comme la prime à la relocalisation, le souhait de « transférer vers la fiscalité » une partie des cotisations sociales, l’absence de transparence sur le volume et l’efficacité des fonds publics alloués… Certes, on a promis une réflexion sur un dispositif recourant à l’épargne pour financer l’industrie, mais nous sommes loin d’un véritable pôle public financier et du livret d’épargne industrie.

Les seules mesures intéressantes sont la mise en place de la Conférence nationale de l’industrie et une réflexion engagée autour de onze filières industrielles stratégiques. La CGT a d’ailleurs fait savoir qu’elle réclame une douzième filière stratégique, omise volontairement ou non par le gouvernement, celle de l’énergie.

L’expérience des EGI et les mesures annoncées ne touchent pas au fond du problème : la place de la France dans la division mondiale du travail et le rôle que l’Etat doit jouer pour améliorer cette position. Les mesures consistent plutôt en des tours de passe-passe budgétaires, ou des ravalements. Dans certains cas, comme celui des grands projets, il s’agit de reconnaître qu’une structure efficace détruite en 2007, l’Agence de l’innovation industrielle (AII), ne devait pas disparaître. Le meilleur signal aurait été de mettre en place un vrai ministère de l’Industrie, dégagée de la tutelle des Finances. Ce n’est toujours pas le cas. Exemple de différence entre la communication et la réalité, le financement (hors collectivités locales) des programmes collaboratifs de recherche et développement des pôles de compétitivité, par l’Agence de l’innovation industrielle puis le programme d’aide aux projets d’innovation stratégique industrielle d’Oséo, ou par le Fonds unique interministériel (FUI), a décliné de 2006 à 2010 : de 779 à 305 milliards d’euros.1

Notre plus grande déception reste que le président de la République et le Medef continuent à traiter avec mépris les droits sociaux des salariés et deux de nos propositions : le droit suspensif sur les licenciements et le comité interentreprises (CIE). Il s’agit simplement pour ceux qui sont en première ligne, les salariés, de bénéficier de droits permettant d’étudier toutes les alternatives aux licenciements et aux fermetures pures et simples d’entreprises. Est-il normal que le droit de propriété soit supérieur à l’intérêt général dans une démocratie ? Pour nous la réponse est non.

Que prévoyait votre comité interentreprises ?

M. O. : L’argument du président de la République qu’il « faut des filières industrielles stratégiques » n’a de sens que si les sous-traitants sont considérés comme parties prenantes de la filière (comme en Allemagne). Or ils sont traités comme des exécutants par de grands groupes qui captent les financements et mettent au pas la filière, plutôt que de l’organiser. Est-il normal que 80 % des subventions publiques soient confisquées par les grands groupes ? Si l’on raisonne en termes de filières, il faut raisonner en termes de droits pour les salariés de ces filières. Lorsqu’un groupe automobile décide de produire un nouveau véhicule, il faut associer toute la chaîne, dit-on. Cela ne mérite-t-il pas que les salariés des entreprises sous-traitantes soient associés à l’information et à la consultation ? Le comité interentreprises permettrait de répondre à cela.

Partagez-vous l’analyse du Trésor, la Désindustrialisation de la France, 2010, selon laquelle nos pertes d’emplois industriels depuis 1980 auraient trois origines ainsi pondérées : un quart dû à l’externalisation vers les services (5 % depuis 2000) ; un tiers (voire 65 % depuis 2000) dû aux gains de productivité et à l’évolution de la structure de la demande ; le reste dû à la concurrence internationale ? La baisse de l’emploi est-elle le meilleur critère pour juger de la désindustrialisation ?

M. O. : On peut prendre en compte simultanément plusieurs critères (valeur ajoutée, poids des métiers industriels dans les services, balance commerciale…). Si l’on prend le critère de la production industrielle ou du gain de productivité, la désindustrialisation est relative : la production industrielle n’a pas baissé en France entre 2000 et 2008, elle a augmenté de 4,25 %, mais sa part dans le PIB a décliné de 16 à 12 % . Les gains de productivité ont augmenté de 4,5 % par an dans cette période. Le problème tient à l’utilisation de ces gains de productivité par les entreprises : ils auraient pu profiter à la recherche, à l’innovation, au développement, à l’investissement productif, à la formation, à l’emploi et aux salaires, or il n’en a rien été. Les entreprises et particulièrement les grands groupes ont recouru massivement aux fonds publics pour financer leur R & D, notamment au crédit d’impôt recherche, dont le législateur vient d’encadrer l’utilisation puisque seulement les deux tiers du CIR sont utilisés par le secteur industriel – sans aucune conditionnalité et sans aucun résultat d’ailleurs.

S’agissant de la dérive financière des entreprises industrielles, les chiffres sont éloquents : en 1950, pour cent euros de salaires bruts versés aux salariés, les entreprises versaient dix euros de dividendes à leurs propriétaires et quatre euros de charges d’intérêts. Aujourd’hui, pour cent euros de salaires, les propriétaires reçoivent quarante-neuf euros et les créanciers dix-huit. Les prélèvements financiers équivalent aux deux tiers des salaires bruts. La réponse à votre question est que la financiarisation de l’industrie est la cause principale de la désindustrialisation et de la baisse de l’emploi industriel, baisse qui est un indicateur clair du recul industriel et du recul du poids de la France dans l’économie mondiale. J’ajoute que sans pérennité de notre potentiel industriel actuel, il ne faut pas rêver à une mutation industrielle « décarbonée » ou « technologique » pour prendre le relais. C’est à partir de cette industrie que l’on fera l’industrie de demain. La fragiliser aujourd’hui, c’est prendre le risque de sa disparition.

La formation professionnelle n’est-elle pas le laissé pour compte des EGI ? Est-elle à la hauteur en France ?

M. O. : Il fallait répondre à cet enjeu majeur par une révolution selon deux axes : former tout au long de la vie et mettre en place une véritable sécurité sociale professionnelle. Les enjeux de sécurité professionnelle sont essentiels, si l’on veut maintenir la confiance des salariés et des citoyens dans la société et dans leurs entreprises, car la perspective de perdre son emploi est un obstacle à toute perspective de reconversion par la formation, qui plus est avec un fort taux de chômage et des politiques qui exonèrent les entreprises de leurs responsabilités vis-à-vis des salariés et des territoires.

Les EGI n’ont pas répondu à cette attente, se contentant de dispositifs clés en main pour les entreprises, avec des adaptations de la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, par exemple, mais la GEPC est utilisée souvent dans le cadre de plans sociaux ou de réduction d’effectifs, sans réflexions d’anticipation.

1. Sources : AII, Oséo, FUI ; pour 2006-2008, tableau de bords des pôles 2009 ; pour 2009, résultats des 8e et 9e appels à projets ; pour 2010, rapport d’activité d’Oséo Innovation – l’enveloppe FUI de 35 M€ prévue en 2010 pour les plates-formes technologiques n’est pas prise en compte, car il ne s’agit pas du soutien à des  programmes de recherche. (Note de M. Oussedik.)

Propos recueillis par J. W.-A.

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