Bulletins de l'Ilec

Éditorial

La famille de Madame Tristan - Numéro 425

01/01/2012

Pour évoquer ce qu’il en est de la famille aujourd’hui, il eût fallu relater l’histoire du christianisme, puisque c’est la religion qui, de l’institution, se trouve à la racine, chrétienne ou pas, selon nos constitutionnalistes européens. Le théologien aurait souligné, à la suite de John P. Meier et de son Jesus, a Marginal Jew, que l’indissolubilité du mariage affirmée par le Fils de l’homme est un des rares sujets sur lesquels il se sépare nettement de la Loi et de la tradition halakhique, prenant ses distances tant avec la tradition pharisienne qu’avec l’enseignement des Sadducéens, les représentants du Temple. Qu’importe si l’Eglise catholique a pris des libertés avec la lettre de la Bonne Nouvelle et plus encore l’Orthodoxie, acculée à transiger par les mœurs byzantines et les soucis dynastiques du basileus. Saint Paul avait par avance fait litière de ces interprétations ecclésiales accommodantes, en affirmant que les époux forment une seule chair, rapportant leur union à celle du Christ avec son Eglise1. Pour le chrétien, l’institution est tout simplement fondée sur le sacrement anticipé par Adam lorsqu’il déclare, en découvrant Eve tirée de sa côte (ou de son côté) : « C’est la chair de ma chair »2. Elle déborde de beaucoup le moi des conjoints, qu’elle a vocation à outrepasser dans l’engendrement.

Il eût fallu aussi recourir à l’histoire du droit. Le Code Napoléon confie au père de famille le soin de la cellule fondatrice d’une société déstabilisée par l’individualisme révolutionnaire, une fois démembrés paroisses, corporations et ordres. Dans le cadre rigide ainsi instauré, la femme et les enfants sont juridiquement incapables, l’enfant adultérin inexistant voire dangereux, le conjoint survivant privé de part successorale, et le divorce, un temps instauré par la Convention, enfermé dans des conditions telles qu’il est impraticable. Il faudra attendre juillet 1884 et la loi Naquet pour que le régime en soit assoupli, encore qu’il soit suspendu à la preuve d’une faute commise par l’un des conjoints, ce dont Georges Feydeau fit son miel et le théâtre bourgeois sa mine d’or. Jusqu’à la grande réforme de 1975 le droit protège la famille, jusques et y compris contre ses membres. L’institution prime l’individu, quitte à l’effacer. Le tout écrase les parties.

Depuis lors, progressivement, le mouvement s’est inversé. Le divorce est devenu statistiquement la fin la plus probable du mariage, dont les contraintes, à commencer par l’engagement dans le temps, pourtant considérablement allégées, ont paru assez lourdes pour que lui soient bientôt préférés le pacs ou l’union libre, en sorte que la prédiction de Louise de Vilmorin est en passe de se réaliser plus certainement encore que la très polyandre poétesse ne l’eût imaginé3. L’institution privée du secours du droit, minée par les mœurs, est livrée au bon plaisir de l’individu roi. Les parties alanguissent le tout.

Il eût fallu, enfin, en appeler à la technique, dans sa variante médicale, non sans avoir fait un crochet du coté de la psychanalyse ou, pire, de l’antipsychiatrie de Laing et Cooper, laquelle avait emprunté son credo au Gide des Nourritures terrestres4. Car la technique génétique s’attaque de plein fouet à la fonction essentielle de la famille, à savoir la reproduction. En vain Jacques Testart, dérisoirement désigné par la presse comme l’un des pères d’Amandine, le premier bébé-éprouvette français, avait-il prévenu, dans le très évocateur Magasin des enfants, contre les dérives de la procréation artificielle. La technique médicale est allée son train, à grande vitesse. Insémination artificielle, prêt (ou vente) de gamètes, transplantation, et bientôt, pourquoi pas, clonage à fin thérapeutique et même reproductif transforment progressivement l’humain en un produit, non plus de l’accouplement en famille ou hors d’elle (au moins le référent demeure-t-il à sa place), mais du génie humain, simple artefact le cas échéant trié, choisi pour ses qualités voire amélioré, dont il est permis de se demander comment il prendra place dans des structures sociales devenues pour lui archaïques, telle la famille formée au temps où régnaient les règles de nature.

Pour être équitable, il eût été céans de donner la parole à ceux qu’enthousiasme la perspective des progrès à venir, les inguérissables de l’utopie baconienne5, marqués du sceau du principe espérance. Un bon exemple de ce type d’optimisme médico-technophile est donné par le professeur Claude Sureau qui, dans un roman de science-fiction, répond par la voix de deux lapins clonés (imparfaits jumeaux monozygotes) aux objections que le bon sens élève contre le déploiement des manipulations génétiques6. Il imagine la vie compliquée d’un couple dont la femme est stérile, en raison de l’ablation des deux trompes. Après plusieurs échecs, elle réalise une ultime fécondation in vitro, d’où résulte un ovocyte fécondé, sur les dix inséminés. Celui-ci fait l’objet d’une séparation blastomérique artificielle, l’un des deux préembryons étant implanté et l’autre cryopréservé. Le blastomère transféré se divise spontanément, en sorte que naissent des jumelles, dont l’une est atteinte de leucémie au bout de dix ans. Le blastomère cryopréservé est alors décongelé, implanté, et sert de bébé médicament. C’est la parfaite jumelle de ses sœurs, mais avec dix ans de moins. Avec le temps le bébé-éprouvette, mongolien, meurt, ainsi qu’une des jumelles. L’histoire ne fait que commencer. La survivante, devenue adulte, voyage avec ses parents. Un accident de voiture survient : le père est tué. Après d’âpres négociations, la mère obtient assez de tissus et de sang de son époux pour obtenir, grâce à des manipulations opérées dans une clinique aux Bahamas, un clone posthume du défunt qui, bien entendu, est l’objet (sinon le sujet) d’une division blastomérique. L’un des produits de cette division des restes d’Alexandre, le mari, est transféré à sa demande dans l’utérus encore valide de sa femme, Aline, qui donne naissance à un fils, Alex. Conclusion provisoire, car l’histoire continue avec le sort réservé à l’embryon cryopréservé : « Aline était donc à la fois la femme d’Alexandre décédé et en quelque sorte aussi sa mère, elle était donc sa propre belle-mère. Difficile. Et Alice [la jumelle survivante] voyait dans ce bambin qu’elle prenait dans ses bras son frère, puisque issu de sa mère, mais aussi son père. » Le commentateur de la télévision n’aurait plus qu’à s’exclamer : et la famille dans tout ça ? La technique tient nos concepts au bord du gouffre. Quant à savoir ce qui risque de se passer dans l’inconscient…

Nos auteurs, qui scrutent la famille hic et nunc, n’en sont pas encore là. Pour autant, ce à quoi ils ont affaire, en termes de changements de paradigmes, est bien suffisant pour l’heure. Deux sociologues se répondent.

Nicolas de Brémond d’Ars se donne des airs de marxiste. Il va chercher dans l’évolution de l’acte de production (des biens, mais pas des embryons) la vérité de la famille, telle qu’elle est en train de se transformer. La dégénérescence de l’activité économique de la cellule familiale, appréciée en termes de fourniture de biens et de services, offre la clef de compréhension. Désormais le marché, subsidiairement la collectivité, se substituent au ménage pour assurer l’essentiel. Nourriture (restauration collective, mais aussi surgelés ou plats préparés par l’industrie agroalimentaire), enseignement voire éducation et transmission des valeurs, devenues exclusivement républicaines (dans la mesure où ce rôle est effectivement tenu, ce dont il est permis de douter), sécurité devant les aléas de la vie (santé, solidarité entre les générations, même si cette dernière fonction connaît des déboires), font l’objet d’un vaste transfert d’attributions du couple avec enfants vers l’Etat-providence et ses dépendances territoriales, fonctionnelles ou mutualistes. Moulinex a libéré la femme, et la perceuse Black & Decker le mari, tandis que les enfants se consolent de jeux Nintendo. Chacun peut donc se consacrer à l’essentiel, le moi réduit à son infrastructure, en l’occurrence physique : « Le temps consacré au repas diminue, au profit de celui consacré aux soins du corps. » Chassé de la cuisine, Marx à la barbe blanche, éternelle figure du grand-père, fait son retour en empruntant la porte de la cuisine !

François de Singly se réfère plutôt aux superstructures. Il balaie l’idée de la famille conçue comme unité de consommation : « Personne ne parle comme ça de sa famille dans les entretiens. Cela doit être une définition abstraite. » Il est vrai que le discours critique, jusque dans l’Université, a perdu beaucoup de sa vigueur. Retour aux valeurs bourgeoises (« Le lien qui symbolise le mieux la famille contemporaine, c’est… le lien conjugal ») Et à l’idéalisme de la Sainte Famille, lorsque l’éros se fondait dans l’agapè ? Point du tout ! Car « ce lien électif est, par nature, instable ». Nous vivons une époque post-moderne : « La famille hiérarchique avec le père au sommet est en crise, et c’est un bien. » Ou encore : « La famille d’aujourd’hui, avec toutes ses formes, ne fait pas plaisir aux gens qui défendent la vraie famille. » Le pacs, le mariage homosexuel, la famille homoparentale illustrent la nature neutre d’une famille qui transmet tout, dans le désordre : « l’égoïsme, la violence, la religion, la fraternité, l’autonomie ». Quel en est le ressort ultime ? La démocratie. Sur la dépouille du père, sur celle de la « vraie famille », ainsi dénommée par antiphrase, ce sont les droits des femmes, des enfants et, en filigrane (pacs oblige) des homos et des trans qu’il appartient à l’Etat de protéger, quitte à assurer un contrôle social : « L’Etat doit contrôler, oui contrôler, si les intérêts de chacun sont respectés. » La démocratie radicale appliquée à la famille, dont l’autre nom pourrait être le solipsisme mutualisé, aurait de faux airs de démocratie populaire. Lorsque le père a remplacé la figure du capitaliste.

L’indifférentialisme bonhomme de la publicité prend acte des bouleversements intervenus dans la famille, qu’elle décompose (Renault) ou recompose (Brossard), selon le type d’acte d’achat, dans un syncrétisme joyeux que ne démentiraient pas les lapins clones de Claude Sureau, à en croire les affiches de l’enseigne Eram, rapportées par l’omniscient Jean Watin-Augouard : « Comme disent ma maman et son petit copain qui a l’âge d’être mon grand frère, la famille c’est sacré » ; « Comme disent mes deux mamans, la famille, c’est sacré » ; « Comme disent mon papa, ma maman et la troisième femme de mon papa, la famille c’est sacré ». Alors, pourquoi tant de haine pour la polygamie ?

En définitive, nos deux sociologues sont d’accord sur un point. La famille d’aujourd’hui repose sur l’élection affective. François de Singly parle du « lien conjugal » et Nicolas de Brémond d’Ars de « gestion de l’affectivité ». Peut-être celui-ci, qui est aussi prêtre du diocèse de Paris, songe-t-il à l’hymne à l’amour de saint Paul (1 Co. 13, 1-13) ? Mais il s’agit chez l’apôtre des Gentils de l’agapè, non de l’éros. François de Singly a probablement raison pour qui l’éros est versatile, et par conséquent la famille érotique fondée sur le sable mouvant. à Denis de Rougemont reviendrait le dernier mot qui, dans une formule lapidaire, a asséné : « Imaginez cela : Madame Tristan ! »7

1. Ep. 5, 32.
2. Gén. 2, 23 : « Pour le coup c’est l’os de mes os et la chair de ma chair ! »
3. « Aujourd’hui, il n’y a plus que les prêtres qui veulent se marier. »
4. « Familles ! Je vous hais ! Foyers clos ; portes refermées ; possessions jalouses de bonheur. »
5. New Atlantis (1627).
6. Claude Sureau, Alice au pays des clones, Stock 1999.
7. « On ne conçoit pas que Tristan puisse jamais épouser Iseut. Elle est le type de femme qu’on n’épouse point, car alors on cesserait de l’aimer, puisqu’elle cesserait d’être ce qu’elle est. Imaginez cela : Madame Tristan ! », Denis de Rougemont, l’Amour et l’Occident, livre I.

Dominique de Gramont

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