Bulletins de l'Ilec

Ferroutrage et merroutrage, les deux mamelles du transport européen - Numéro 341

01/02/2003

Entretien avec Michel Savy, professeur à l’Ecole nationale des ponts et chaussées.

Vous soulignez dans votre étude que « le transport de marchandises se porte bien » mais que « les transporteurs traversent une situation de crise ». Quels sont les indicateurs de cette crise ?

Michel Savy : Dans tous les pays européens, le transport routier augmente non seulement en valeur absolue mais aussi en part du trafic total. C’est pourquoi on peut dire que le transport routier va bien. Dans le même temps, la santé des entreprises de transport est souvent mauvaise, c’est pourquoi les transporteurs vont mal. La crise est à la fois conjoncturelle et structurelle. La spécificité du transport est d’amplifier les fluctuations : en période de croissance économique, il se porte bien, mais en période de récession, comme c’est le cas aujourd’hui, il souffre davantage. Tout autre était la situation, il y a deux ans, quand sur fond d’économie en expansion, les transporteurs avaient pu augmenter leurs tarifs ! De manière structurelle, le rapport de force est favorable aux clients par rapport aux transporteurs. De fait, l’économie ne peut fonctionner de manière fluide que si les acteurs disposent en permanence d’une offre de transport permettant de répondre aux pointes de trafic, sans possibilité de stocker et de déstocker le transport pour « lisser » son volume de production. En période creuse, le système est en surcapacité. Le marché est alors déséquilibré.

Cette crise est-elle spécifique à la France ou touche-t-elle d’autres pays ?

M. S. : Elle frappe toutes les économies développées, particulièrement depuis les années soixante-dix, quand nous sommes sortis d’une économie de pénurie en matière de transport. Les Français n’ont pas le monopole de la crise, comme en témoignent les barrages routiers et les grèves qui émaillent la vie économique de nos voisins européens.

Quels sont les acteurs impliqués dans la crise ?

M. S. : Le transport est un système qui implique une multitude d’acteurs, ce qui ajoute à la difficulté. Exemple d’une interaction aux effets pervers : la spécialisation entre les transporteurs et les commissionnaires de transport, qui vendent une prestation à un client mais dont ils n’assurent pas l’intégralité. En cas de baisse des prix, les premiers souffrent, alors que les seconds en bénéficient et arrivent à tirer leur épingle du jeu.

Quelle est la responsabilité de l’État dans cette crise ?

M. S. : L’État a une part de responsabilité, mais le mécanisme de crise est inhérent au transport. Situation paradoxale, il existe dans ce secteur une tradition antiétatique, hostile à la bureaucratie, mais en cas de crise les acteurs s’adressent à l’État pour arbitrer, subventionner et protéger…

Comment concilier la liberté de décision microéconomique et la prise en compte des enjeux collectifs ? Bruxelles préconise le recours aux mécanismes de prix : un prix de marché « corrigé », intégrant les effets externes (coûts sociaux). Comment attribuer des valeurs monétaires aux coûts externes (rapports Boiteux de 1994 et 2001) ?

M. S. : Si le rapport Boiteux a donné des ordres de grandeurs acceptables, la question demeure très complexe, et le débat peut encore durer longtemps. Prenons le cas de la pollution locale : le même camion émettant le même polluant occasionnera des dégâts qui pourront varier de 1 à 1 000, selon qu’il roule dans une rue étroite et densément peuplée, un jour de beau temps et de surpression atmosphérique, ou qu’il traverse le plateau du Larzac, quasi désert et battu par les vents, où la pollution se dissout très vite. L’idée de valeur moyenne, dans une logique marginaliste, trouve ici ses limites. À la complexité scientifique s’ajoute une difficulté politique : il faudrait taxer ces effets externes de manière très différenciée dans l’espace et le temps, selon l’état de congestion du réseau et la météo.

Quelle finalité attendre d’une « réinternalisation » des coûts externes ?

M. S. : C’est une question centrale. Veut-on modifier le comportement de déplacement et, éventuellement, limiter le transport en le renchérissant ? Ou l’objectif est-il d’inciter les acteurs à utiliser autrement les différents modes de transport et à transférer une part du trafic routier vers d’autres modes ? Les deux enjeux ne sont pas contradictoires. Si l’alternative modale est retenue, tous les modèles économétriques fondés sur les comportements des acteurs montrent que l’augmentation des prix de la route, incluant les coûts externes, ne suffit pas à faire basculer une partie importante du trafic routier vers d’autres modes de transport. L’internalisation des coûts externes est politiquement très difficile, comme en témoigne la crise d’octobre 2000 quand, à la suite de l’augmentation du prix du pétrole, et de grèves dans toute l’Europe, les gouvernements ont baissé les bras sur la fiscalité. Quand bien même une fiscalité transparente serait adoptée, elle ne suffirait pas à modifier le partage modal.

Le « zéro stock » n’a-t-il pas transféré la charge des stocks vers les transporteurs ?

M. S. : Les flux tendus sont devenus un modèle de gestion touchant toutes les activités économiques et répondant à la flexibilité du marché, à l’imprévisibilité de la demande, à la diversification des productions. L’industriel ne peut plus produire longtemps à l’avance. Le transport est un des facteurs de ce changement, mais il est faux de dire que l’amont lui a simplement « passé le mistigri » des stocks : les stocks ont été réduits et leur gestion a changé, si bien que les véhicules de réapprovisionnement doivent livrer fréquemment, même s’ils ne sont pas pleins. Pour les années passées, les statistiques montrent toutefois que ce n’est pas la tendance à la dégradation du taux de service (camions insuffisamment remplis) qui l’a emporté, mais celle de la meilleure utilisation des camions, plus gros et mieux remplis. Mais les acteurs sont peut-être allés trop loin. Dans certains cas, la détente des flux ne leur porterait pas préjudice. Mieux vaut, sur le plan collectif, un gros camion complet tous les trois jours qu’un petit tous les jours.

Le Livre blanc de septembre 2001 préconise le découplage de la croissance des transports et de la croissance économique. Une telle politique est-elle possible sans nuire à l’activité ?

M. S. : Cette question est au cœur du débat, comme en témoigne la création d’un groupe de travail du Conseil national des transports (auquel l’Ilec participe). Il reste à bien définir ce que l’on entend par découplage, et l’ambition fixée. Si l’on souhaite diminuer les tonnes transportées, le risque de ralentissement est évident. Avec la variable tonnes/km, on peut faire varier la distance des transports en modifiant la polarisation des activités sans pour autant les freiner. Autre manière d’envisager la question : la variable véhicules/km : on peut s’interroger sur leur taille, leur bon remplissage, etc. Si on souhaite découpler les « véhicules/km routier » – autre définition –, il faut se pencher sur le partage modal. Aujourd’hui, la question du découplage n’est pas bien posée, et il est trop tôt pour conclure à une baisse de l’activité. La tendance des quinze dernières années conduit au couplage amplificateur, avec une élasticité supérieure à 1 : 10 % de croissance induit environ 15 % de transport supplémentaire. Est-ce inéluctable ? Quels sont les moyens d’agir ? Avec la consommation d’énergie pétrolière, la question du découplage s’est posée en 1975, déclenchant des oppositions farouches et des pronostics de ralentissement économique. Trente ans plus tard, le découplage est une réussite : la croissance économique a été au rendez-vous sans augmentation de la consommation de pétrole.

Paradoxalement, en France, le premier transporteur routier, avec Geodis, est la SNCF…

M. S. : C’est une idée reçue, car la SNCF n’a qu’un rapport d’actionnaire avec Geodis. En revanche, le problème s’est posé avec le Sernam, service interne à la SNCF, structurellement déficitaire, qui cassait les prix et était à juste titre accusé de concurrence déloyale. La question ne se pose plus, puisque le Sernam est sorti de la SNCF.

Pourquoi le ferroutage est-il le parent pauvre des transports en France ?

M. S. : Les gouvernements successifs annoncent leur volonté de développer le ferroutage, et la réalité leur apporte un cruel démenti. Dans le discours de politique générale du Premier ministre, quelques mots ont été prononcés sur le transport, dont celui de ferroutage et, chose nouvelle, de merroutage. Il faut souhaiter que ces déclarations d’intention se concrétisent dans des décisions. De manière générale, le ferroutage est le parent pauvre, car la qualité de service est des plus médiocres. La SNCF manque de matériel et de personnel pour le fret, le réseau est, en certains points cruciaux comme Lyon, saturé. Enfin, TGV oblige, priorité a été donnée au transport des voyageurs. Reste que la France ne fait pas exception. Dans les conditions actuelles, le ferroutage souffre de la structure de ses coûts : le coût du tronçon ferroviaire central ne représente que le tiers, tout au plus la moitié du total, tout le reste étant du ressort des opérations routières terminales et des ruptures de charges dans les chantiers. Il faut donc améliorer l’ensemble de la chaîne. Dans le système actuel, le transport combiné ne peut pas se développer de manière significative, si des décisions radicales ne sont pas prises pour dégager quelques grands itinéraires spécifiques où le fret aurait de vraies priorités. Cela permettrait de déclencher un cercle vertueux, la baisse des coûts et l’amélioration de la qualité. Soulignons que, malgré une offre de service désastreuse par rapport à la route, le ferroutage est saturé. La demande aurait dû fuir !

Les systèmes mis en place à l’étranger, par exemple aux États-Unis, peuvent-ils servir d’exemples ?

M. S. : Avec toutes les précautions de transposition nécessaires, le modèle à suivre, c’est les États-Unis, où le chemin de fer augmente continûment ses parts de marché en tonnes/km. Nous sommes aujourd’hui en France dans une situation comparable à celle des années soixante-dix, où le chemin de fer était considéré comme un moyen de transport obsolète pour les grandes lignes de voyageurs, face à la voiture et à l’avion. La SNCF a inventé le TGV pour sortir de la crise. Il lui revient, aujourd’hui, d’avoir la même attitude vis-à-vis du fret. Ou il est techniquement dépassé, comme en Angleterre, en Espagne et au Japon, ou on dégage quelques grandes lignes, comme aux États-Unis, où le trafic peut être massifié, avec des gains de productivité et de qualité importants. Les moyens budgétaires vont-ils suivre ? Il y a une dizaine d’années, Jacques Delors avait émis l’idée d’un emprunt européen…

Comment répondre à la demande croissante de transport dans le contexte de l’élargissement de l’Union vers l’Est ? Quelles sont les innovations possibles ?

M. S. : L’élargissement est le grand absent du Livre blanc, malgré les nombreuses expatriations industrielles. Les pays entrants ont hérité, histoire oblige, d’un système ferroviaire dense. Ne les encourageons pas à répéter, trente ans après nous, nos erreurs. Aidons-les à moderniser leurs réseaux ferroviaires, plutôt qu’à passer au « tout-camion ». Développement et mobilité durables s’en porteront mieux.

Pourquoi la voie maritime est-elle négligée ?

M. S. : La voie d’eau joue un rôle très important en Europe, puisqu’en tonnes/km et si l’on s’en tient au trafic intraeuropéen, elle représente 38 % du transport (et la route, 42 % ). Une des pistes à explorer serait donc le cabotage, très marginal en France, mais tellement plus simple et moins coûteux qu’un tunnel sous les Pyrénées… Cela suppose une chaîne intermodale, une gestion des interfaces, une simplification des procédures et, pourquoi pas, la création d’opérateurs spécialisés. Il faut enfin rappeler aux acteurs que tous les flux ne sont pas obligatoirement tendus, et que certains produits peuvent attendre un ou deux jours de plus avant d’être livrés aux destinataires finaux ! Quel rôle attribuer aux transports « intelligents », c’est-à-dire optimisés par l’application des nouvelles techniques de l’information et de la communication ?

M. S. : Certains pays, comme la Suisse, ont annoncé la fin de toute nouvelle infrastructure, pour fonder les progrès futurs sur l’utilisation plus efficace de celles existantes : plus de cerveau, moins de béton ! La Suède emboîte également le pas. Pourquoi, demain, ne pas avoir des routes automatiques où les camions se suivent à intervalle réduit, acheminant un flux plus important tout en préservant la sécurité ?

Certains prônent la « dématérialisation » de l’économie : proposition réaliste ou utopie ?

M. S. : Si l’on s’en tient aux flux de transports actuels, on est loin de la dématérialisation. Les flux virtuels ne se substituent pas aux flux physiques. Si l’économie de service se développe, elle n’est pas pour autant immatérielle. Entre 1991 et 2000, l’économie mondiale affiche une hausse de 20 % , le commerce mondial, 50 % , le fret aérien en tonnes, 60 % (80 % en tonnes/km). La densité de valeur des objets augmente et les produits sont de plus en plus allégés : on ne consomme pas plus de tonnes aujourd’hui qu’il y a trente ans, mais ces tonnes ont accompli un plus long parcours. Si la dématérialisation était effective, le découplage le serait aussi.

(1) Auteur de l’étude Perspectives du transport des produits de consommation, Ilec, 20002

Jean Watin-Augouard

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