Bulletins de l'Ilec

Le salut par une reconnaissance mutuelle - Numéro 364

01/06/2005

Entretien avec Danielle Rapoport, psychosociologue, directrice du cabinet d’études des modes de vie et de la consommation DRC

La préférence pour le discompte est-elle un phénomène passager ou une tendance lourde ? Danielle Rapoport : Plusieurs facteurs se conjuguent pour en faire une tendance lourde : la nouvelle attitude mentale des consommateurs vis-à-vis de la consommation en tant que telle, les nouveaux liens exigés et tissés avec les marques, et les évolutions structurelles comme la perte du pouvoir d’achat, réelle et perçue. Dans les produits de grande consommation notamment, les consommateurs ont démythifié le lien entre prix élevé et qualité. Ils mettent en quasi-équivalence les marques nationales et les marques de distributeurs. Ayant pris conscience et connaissance des rouages de la consommation, ils la mettent à distance quand ils n’y trouvent pas de bénéfices directement perceptibles, de valorisation, de reconnaissance de la part de l’offre. Ils arbitrent donc en fonction de leur stratégie personnelle, qui les situe dans un registre de gain global : de temps, d’émotion, d’argent, de valeur. Ils gagnent de fait une liberté nouvelle, face à des normes imposées, mais perdent aussi leur croyance, ce qui n’est pas anodin. Le temps des injonctions, publicitaires et mercatiques, est effectivement révolu. Sur fond de perte de confiance dans les grandes institutions, les consommateurs sont plus réservés qu’avant vis-à-vis des marques et de leurs apports. Ils transfèrent leur besoin de croyance et de confiance dans d’autres lieux que la consommation, ou dans des offres hors PGC, comme l’illustre la tendance à consommer du luxe relatif, statutaire ou accessible. Parce que fréquenter les discompteurs n’empêche pas d’avoir envie et besoin de produits beaux et de qualité, de pics de valorisation. L’extension du maxidiscompte vers le non-alimentaire a des effets paradoxaux : elle normalise la préférence pour le discompte en confortant le consommateur dans ses choix, et elle lui permet de se laisser tenter par l’achat de produits plus exceptionnels. Parce que le consommateur est un être humain qui a aussi besoin de se singulariser, de consommer du sur-mesure, d’être reconnu, ce qui n’est pas le cas dans les maxidiscomptes. Vous avez défini le maxidiscompte comme le degré zéro du rêve et de l’esthétique. Et pourtant il séduit. Pourquoi ? Le phénomène est-il seulement synonyme de prix bas ? Simplicité et commodité d’usage n’entrent-elles pas en ligne de compte ? D. R. : De fait, le consommateur sait ce qui l’attend dans un magasin de maxidiscompte. Le savoir est intéressant à plusieurs titres : il n’est pas déçu ni frustré, puisqu’il n’attend ni rêve ni valorisation dans ce type d’enseigne. Il est en situation d’ « être sachant » qui ne subit pas la pression des marques et de la publicité. Il reprend le pouvoir de choisir et se trouve libéré de l’émotionnel (attraction du produit, tentation) qui parfois l’emprisonne dans une prescription d’achat qu’il ne souhaite pas toujours. Je parle ici des personnes qui ont le pouvoir d’achat leur permettant de consommer aussi ailleurs. Le maxidiscompte séduit également par son offre simple, réduite, basique, facilitatrice de choix et non chronophage. Le consommateur recrée, s’approprie de la valeur immatérielle ajoutée, en personnalisant par exemple un plat de base par un savoir-faire culinaire. C’est aussi une réponse à la surabondance et à la complexification poussée de l’offre, qui oblige à hiérarchiser les envies. Le bas coût n’est plus l’apanage de la seule distribution, il concerne aussi le tourisme, le transport, l’automobile, la presse, et même le marché des études (TNS lance en 2004 sa compagnie « bas coût », TNS Direct). Est-ce synonyme de paupérisation ou d’efficacité économique ? D. R. : Les deux. La paupérisation porte sur la valeur, la confiance et l’imaginaire. Je me pose quand même la question de la valeur ajoutée des « études à bas coût »… Mais il faut parler aussi d’efficacité économique, car, en période de baisse du pouvoir d’achat, nous sommes dans une optique donnant-donnant, où chacun cherche à trouver son compte, dans une ère de négociation, avec la nostalgie de valeurs que l’on récupère ailleurs. Qu’est-ce que consommer aujourd’hui ? Est-ce, comme le dit Auchan, « vivre avec plus de plaisir en dépensant moins ? » Du consommateur « adulte » (1993) au consommateur « marathonien » en quête de « l’achat malin », sommes-nous entrés dans l’ère de l’homo informatus surfant sur les sites comparateurs de prix ? D. R. : L’information est essentielle, encore faut-il la trier et se l’approprier pour bien choisir, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Ici encore, les marques pourraient aider les consommateurs, avec moins d’opacité et de confusion dans leur offre et leurs messages. Ce serait une bonne répartition du pouvoir. Quant à la consommation, elle est repositionnée comme un moyen et non plus comme une fin. Elle n’est plus synonyme de bonheur. Le consommateur a toujours envie de se laisser prendre au jeu, mais pas à n’importe quel prix, et à condition d’en sortir gagnant. Il ne donne plus son argent pour un produit qui n’a pas su trouver sa juste distance. Il ne se ruine plus pour les produits de base, regarde les étiquettes, privilégie le gain de temps, le côté pratique et ses envies du moment. On parle aujourd’hui d’achat « malin », un geste mi-consumériste, mi-politique, et de maîtrise de son destin. Grâce aux sites comparatifs, Internet a créé un homo comparatus, roi de la débrouille, dont il faut absolument tenir compte. Les marques ont-elles échoué à tenir leur promesse de démocratisation de la consommation ? D. R. : Le consommateur exprime sa déception face à des marques qui ont échoué à tenir leur promesse de démocratisation de la consommation, d’accessibilité et de réponse à un réel désir d’y croire. Elles se sont lancées dans une course à la nouveauté qui n’a pas été perçue par les consommateurs comme porteuse de vraies innovations : stimulation du désir, bénéfice réel et perceptible. La marque est devenue moins désirable, car elle s’est diluée, est devenue élitiste sans raison. Pour retrouver sa mission, elle doit plus que jamais justifier sa valeur ajoutée, par l’innovation bien sûr, mais aussi par sa présence dans les moments de la vie du consommateur, la condition pour ne pas être intrusive. Il faut impérativement retrouver de nouveaux codes de proximité. Le salut passe par une reconnaissance mutuelle : à la marque de reconnaître les besoins du consommateur, et à lui de reconnaître la valeur distinctive apportée par la marque, y compris celle du travail inclus dans le service et le produit.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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