Bulletins de l'Ilec

Vers la consolidation des bastions - Numéro 374

01/09/2006

Entretien avec Simon Parienté, Professeur à l’Université de Toulouse 1

L’Europe de la distribution n’est-elle pas un mythe, alors que chaque marché national est dominé par des distributeurs autochtones ? Simon Parienté : La présence des grands distributeurs sur tout ou partie significative du territoire européen est une réalité. Des acteurs comme Carrefour, Auchan, Aldi ou Lidl sont en concurrence frontale non seulement dans leur propre espace national, mais également dans beaucoup d’autres pays en Europe. Donnons quelques exemples. Les maxidiscompteurs allemands Lidl et Aldi disposent en France d’un parc de deux mille magasins. Les deux premiers français dans cette activité, Casino avec Leader Price et Carrefour avec Ed, ne totalisent, à eux deux, qu’un millier de points de vente. En Espagne, les français Carrefour et Auchan détiennent 25 % du marché de la grande distribution. Carrefour est en Belgique le premier distributeur. Au Portugal, Intermarché, avec plus de 10 % des ventes du commerce moderne, est le troisième acteur. Casino, via la société Laurus, est le deuxième acteur néerlandais. Les deux seuls pays où les sociétés étrangères sont peu visibles parmi les tout premiers sont l’Allemagne et le Royaume-Uni, où les conditions d’exercice du métier sont singulières par les formats de vente, l’intensité concurrentielle, la culture managériale et le coût des investissements. Cette large « européanisation » des distributeurs, qui pousse aux synergies logistiques, est à l’origine de centrales d’achat transnationales dont le chiffre d’affaires est parfois considérable (100 milliards d’euros). Ces eurocentrales regroupent des sociétés intégrées aussi bien que des indépendants. Citons les trois plus importantes, hors Carrefour qui dispose de sa propre centrale : EMD (European Marketing Distribution), Coopernic et Agenor, les deux dernières étant plus centrées sur le commerce non intégré au plan financier. Il faut néanmoins dire, pour relativiser cette observation de première lecture, que la présence multidomestique des grands distributeurs continentaux, spécialement celle des Français et des Allemands, ne se traduit pas nécessairement par une suprématie dans les résultats comptables. C’est le cas en Italie, en Belgique et partiellement en Espagne, où les résultats des « locaux » (marges, retours sur investissements) sont meilleurs que ceux des « globaux ». Votre analyse privilégie le critère de l’implantation géographique. Y a-t-il des résultats étroitement corrélés à l’augmentation du nombre de marchés où un distributeur est présent ? S. P. : Nous n’avons pas observé de lien entre l’étendue de l’implantation géographique et les résultats financiers. Aujourd’hui, avec l’intensité de la concurrence, le développement géographique paraît toutefois plus judicieux lorsqu’il est vertical, plutôt qu’horizontal. Autrement dit, la stratégie payante semble celle qui consolide une position territoriale à tendance déjà dominante, tout en procédant à des désengagements d’autres pays, pour des raisons de productivité sur capitaux investis et d’intelligence économique. Par exemple, le marché a salué la décision de Carrefour de rationaliser son portefeuille de magasins et de pays : cession d’actifs au Japon, au Mexique, en République tchèque ou en Slovaquie, et consolidation ou reformatage à Taïwan et en Espagne. Ahold et Casino, pour des raisons différentes, ont procédé de la sorte. Le néerlandais, qui avait sept cents magasins en Espagne en 2002, n’est plus présent dans ce pays. Quant à Casino, dans le cadre d’un plan de cession d’actifs de 2 milliards d’euros, il a vendu à Louis Delhaize une participation dans GMB (Cora, Supermarchés Match) et à Tesco ses supermarchés Leader Price en Pologne. Ce principe n’a cependant pas de valeur générale. C’est ainsi que le distributeur monoformat Lidl effectue un choix différent, en consolidant à la fois le nombre d’unités et le nombre de pays européens où il est présent. De 2002 à 2005, le nombre de magasinss de l’allemand a augmenté de 73 % , sur un territoire qui s’est élargi à cinq pays, dont la Pologne, où le groupe Schwarz a ouvert deux cents magasins. Quel rôle joue la personnalité juridique des acteurs dans leurs résultats ? La gestion diffère-t-elle entre intégrés et indépendants, et selon qu’un distributeur est ou non coté ? S. P. : Les distributeurs indépendants de notre échantillon sont forts dans trois pays, l’Allemagne, l’Italie et la France. Dans chacun d’eux, deux indépendants figurent parmi les cinq premiers. Compte tenu de l’importance prise par le commerce moderne en Allemagne et en France, les indépendants y réalisent des chiffres d’affaires importants : 90 milliards d’euros pour Edeka et Rewe réunis (Allemagne), 70 milliards d’euros pour Leclerc et Intermarché (France). Le caractère atomisé du commerce italien se retrouve dans les ventes des deux premiers indépendants de ce pays, Coop Italia et Conad (22 milliards d’euros). Pour ce qui est des résultats comptables précis, seuls ceux des Italiens et des Français sont obtenus grâce à une procédure d’agrégation de comptes. Une vingtaine de sociétés italiennes et 1 700 indépendants français, Système U compris, ont ainsi été rassemblés. L’absence de contraintes bilancielles imposées par le marché et l’organisation commerciale spécifique des indépendants français font qu’ils sont plus endettés que les intégrés. Leur chiffre d’affaires, rapporté aux capitaux investis, est également plus élevé. En Italie, les indépendants sont eux aussi plus endettés, pour des raisons qui tiennent davantage à la médiocrité de leurs performances, comparativement à celles des intégrés, ce qui n’est pas le cas en France. Dans la prochaine livraison de l’étude, comportant des pays supplémentaires où le commerce indépendant est marquant (Suisse, Danemark, Norvège, Suède…), on trouvera une analyse financière comparative des acteurs, regroupés selon leur organisation commerciale. Elle nous donnera des indications plus fines. Pour leur part, les acteurs cotés se trouvent essentiellement en Grande-Bretagne, pour des raisons de culture managériale, et en France, mais globalement la distribution à dominante alimentaire européenne est imparfaitement représentée en Bourse. Si la cotation sur un marché impose des contraintes en matière de divulgation d’informations et de structure financière, celles-ci semblent insuffisantes pour différencier les distributeurs performants des autres. Les résultats du britannique Tesco ou du belge Colruyt (cotés) sont excellents, comme ceux de l’espagnol Mercadona ou de l’italien Esselunga (non cotés). De la même manière, les contre-performances de Morrisons, en 2005, ont des causes stratégiques, qui n’ont rien à voir avec le fait que la société soit cotée. Il est vrai que la cotation pousse le management à la réflexion stratégique permanente, en vue d’améliorer le résultat et la création économique de valeur, avec néanmoins le risque de dérive à court terme qu’une telle démarche actionnariale peut comporter. Votre étude établit que les entreprises locales à capital familial sont les plus performantes. S’agit-il d’un fait durable ou conjoncturel ? Comment expliquer le tassement actuel d’Auchan et de Cora ? S. P. : Depuis quelques années déjà, les résultats dénotent une plus meilleure performance des distributeurs locaux à capital familial. Il s’agit d’un fait structurel. On peut avancer trois explications principales. La première touche à la gouvernance d’entreprise, qui singularise, d’une manière générale, les entreprises familiales non soumises à un actionnariat institutionnel parfois déconnecté du métier. Cette structure managériale, avec un décideur qui est également propriétaire, réduit les coûts d’agence et les asymétries de risque et d’information. La confusion du patrimoine et du management milite en faveur d’une gestion plus prudente, davantage orientée vers une croissance organique resserrée, forte et rentable. Par exemple, au cours des cinq dernières années comptables (2000-2005), le chiffre d’affaires de l’espagnol Mercadona a triplé (+ 207 % ) ; quant au résultat brut d’exploitation (RBE), il a augmenté dans des proportions encore plus grandes (+ 264 % ). La seconde raison tient au fait que les distributeurs locaux, par définition, connaissent parfaitement leur marché, leurs clients et leurs fournisseurs. Enfin, il semble bien que les choix logistiques des distributeurs exclusivement nationaux, dans la gestion des charges récurrentes d’exploitation, soient plus pertinents que ceux des sociétés représentant un groupe très internationalisé. L’étude révèle que les consommations intermédiaires, exprimées en pourcentage du chiffre d’affaires, sont chez les locaux de trois points inférieures à celles des acteurs globaux. La gestion performante des biens et services fait plus que compenser le désavantage résultant de frais de personnel plus élevés. Dans notre étude, Auchan et Cora ne figurent pas dans l’échantillon des locaux, puisqu’ils sont présents dans plus de deux pays. On doit les considérer comme des distributeurs à capital familial. Les difficultés que vous évoquez concernant Cora peuvent s’expliquer par la dispersion géographique, eu égard à la taille et aux moyens du groupe : l’enseigne est présente en France, en Belgique, en Hongrie, au Luxembourg et en Roumanie sans figurer parmi les premiers acteurs dans aucun de ces pays. Quant à Auchan, ses difficultés sont nationales, dues à une consommation française atone en 2005 (- 0,3 % ) et à de nouvelles règles du jeu concurrentielles qui redonnent de l’importance au volume d’affaires et à la part de marché. La question se pose à nouveau de savoir si le groupe, pour peser davantage sur le territoire national, peut s’améliorer seul ou par un rapprochement. Pourquoi la distribution française, avec une grande puissance d’achat, un crédit interentreprises favorable et des coûts salariaux faibles, peine-t-elle à dégager des marges élevées ? S. P. : Votre question appelle une remarque et une explication. De 2000 à 2003-2004, les distributeurs français ont pu adosser leur stratégie d’acquisition du profit sur une franche politique de marge. Ce gain de marge a été parfois très important, comme celui d’Auchan, avec un passage du RBE de 4,8 % (1999) à 6,72 % (2003). Une étude Ilec a montré que la capacité bénéficiaire des distributeurs s’est avérée, durant cette période, une variable plus puissante que l’activité de volume. A compter de 2004, tandis que la révision de la loi Galland prenait forme, les distributeurs français ont relevé le défi de la dynamique de vente et des parts de marché, pour compenser une politique de marge devenue moins opportune. Mais une recomposition de la rentabilité assise sur le seul volume d’affaires n’est pas tenable à long terme sans dégâts industriels et sociaux (délocalisations, concentrations), ou immatériels (créativité). Il est vrai qu’à l’échelle de l’Europe le modèle français, par comparaison avec le britannique et l’espagnol, se singularise structurellement par des marges plus serrées, donc par des coefficients de rotation du capital élevés. En France, le taux de marge brute d’exploitation (RBE/CA) est devenu bien inférieur à 5 % , alors qu’il est proche de 6 % en Espagne, et supérieur en Grande Bretagne. C’est dans un poids plus grand des consommations de biens et services qu’il faut chercher l’explication de cet écart. Une raison fondamentale, portant sur le degré d’intégration verticale indirecte des commerçants, et des causes techniques peuvent expliquer cette singularité. En France les marques de distributeurs (MDD) sont plutôt relativement moins importantes qu’ailleurs et les marques nationales, nécessairement plus chères, plutôt plus présentes. La part de marché des MDD en volume est supérieure à 40 % au Royaume-Uni, avec une forte notoriété du haut de gamme, comme en Belgique. Elle est de 32 % en Espagne et de 31 % en France, mais la différence entre ces deux pays est de cinq points lorsque la part de marché est calculée en valeur (25 % en France, 30 % en Espagne). On peut aussi penser que des différences interindustries, touchant à l’approvisionnement (problèmes de flexibilité) et à la logistique (supportée partiellement par les industriels), contribuent à expliquer le niveau des marges en France. L’endettement, dont vous soulignez le rôle de « levier », est principalement constitué, dans le cas de la distribution, par le crédit fournisseur. Pourquoi est-il moins efficient en Espagne ou en Italie qu’en France, alors que les délais de paiement y sont aussi longs, tandis que la monnaie est la même ? S. P. : Les dettes vis-à-vis des fournisseurs, comparativement aux capitaux propres, sont effectivement du même ordre dans ces trois pays. Techniquement, l’efficience de l’endettement global, comprenant de telles ressources commerciales, est d’autant plus forte que la rentabilité économique est élevée. Le rendement des capitaux propres est formé d’une composante principale de nature économique (rentabilité des investissements commerciaux, ou rentabilité intrinsèque) et d’un élément plus artificiel, d’ordre financier (endettement utilisé comme levier). La rentabilité économique des distributeurs italiens est très inférieure à celle des distributeurs des deux autres pays. Par ailleurs, en Espagne, l’endettement strictement bancaire est moins nécessaire qu’en France et, de façon beaucoup plus nette, qu’en Italie. En somme, l’action combinée de la rentabilité intrinsèque et de l’endettement général fait que l’Italie est très en retrait de l’Espagne et de la France en termes de rendement des capitaux propres. Enfin, le fait que les actifs nécessaires à l’exploitation ne transitent pas toujours par le bilan de l’opérateur, comme c’est de plus en plus le cas en France, accentue les différences. Vous indiquez que le format le plus performant, par le CA au m2, se situe entre 3 000 et 5 000 m2. La distribution se heurte-t-elle, au-delà, à la loi des rendements décroissants ? Comment interpréter la poursuite de l’ouverture de surfaces gigantesques (comme le Carrefour de Collégien, 15 000 m2, en 2003) ? S. P. : D’après les données d’un échantillon significatif de 252 enseignes, les CA au m2 sont effectivement plus intéressants pour des surfaces correspondant au petit hypermarché. La tendance qui semblait se dessiner, jusqu’en 2005, est un hypermarché plus petit et un supermarché plus grand. En 2001, 2002 et 2003, la surface de vente moyenne des hypermarchés créés allait de 8 000 à 10 000 m2. En 2004 et 2005, elle est comprise entre 3 000 et 4 000 m2. Et les nouveaux supermarchés ont une surface de vente moyenne en augmentation : de 850 m2 en 2003 à 1 212 m2 en 2005 (source : Panorama-Trade Dimensions). Les statistiques globales nous donnent une tendance sur la pertinence générale des formats, mais il peut arriver que, pour des raisons circonstancielles, d’innovation commerciale ou de concurrence locale, une surface de vente hors normes soit créée. C’est le cas du Carrefour dont vous parlez, qui s’est substitué au « Continent-Torcy ». Cela dit, des chiffres très récents (2006) montrent une inversion de tendance, avec une stagnation du CA des petits hypermarchés et une franche augmentation de la pertinence des hypermarchés supérieurs à 6 500 m2. Il est encore trop tôt pour dire si la nouvelle direction prise par le chiffre d’affaires du grand hypermarché va persister ou non. Depuis leur entrée dans les eurocentrales, les indépendants dégagent-ils de meilleures marges ? S. P. : Ces eurocentrales, qui ajoutent une troisième strate à l’organisation commerciale des indépendants, ont pour vocation la rationalisation des achats sur un territoire géographique sans cesse grandissant et l’amélioration du pouvoir de négociation avec les grands industriels en amont. Les accords élargis entre Intermarché, Edeka et Eroski (Agenor), d’une part, et entre Leclerc, Conad, Rewe, Coop et Colruyt (Coopernic), d’autre part, sont trop récents (2005) pour que les avantages de ces deux alliances soient déjà visibles dans les comptes des parties prenantes. La distribution a-t-elle atteint son optimum économique ? Si non, où se situent ses plus sûrs leviers de croissance ? S. P. : La notion d’optimum économique recouvre une notion d’adéquation stratégique (par rapport à une situation donnée), d’équilibre (notamment entre les distributeurs) et de rang (degré de satisfaction de l’équilibre obtenu). Je suppose que l’optimum dont vous parlez correspond au degré jugé satisfaisant de corrélation du dispositif commercial à la tendance de la demande et à son contexte multidimensionnel, incluant le cadre réglementaire. La question est complexe, parce qu’elle pose un problème de repère, spatial et temporel, et de mesure de la satisfaction. Faisons plus simple et disons, par principe, qu’il est toujours possible de faire mieux qu’avant et mieux que les concurrents. Le problème est celui des enjeux auxquels doivent faire face les distributeurs dans l’avenir, et donc, pour en revenir à votre suggestion, des leviers de croissance. A la lumière de l’évolution depuis quelques années, on peut avancer quelques pistes de réflexion, à faire valider et compléter par des experts en stratégie. Les principaux leviers de croissance me paraissent devoir se trouver dans une différenciation des formats de vente selon l’état de l’économie nationale, la culture des consommateurs et l’innovation du côté des industriels (variété et qualité des produits). Dans ce contexte, il n’est pas sûr que le maxidiscompte continue de progresser partout. D’autre part, la combinaison « baisse des coûts, respect de la qualité des marques propres » est le défi à surmonter pour les distributeurs, parce qu’il suppose une stratégie interindustries concertée (développement des MDD pour des portefeuilles particuliers de produits). Le risque d’appauvrissement des sous-traitants et de délocalisation n’est pas mince. Quant à la diversification géographique, rendue possible par la taille, elle est inévitable, avec l’aide de partenaires locaux, par accentuations successives de positions dominantes. Les grands distributeurs français, notamment les intégrés, sont très imparfaitement présents dans la zone d’élargissement de l’Union européenne à vingt-cinq, où les germaniques et les britanniques sont plus actifs. Le commerce électronique et un meilleur ciblage des consommateurs sont d’autres sources d’amélioration. Enfin, plus généralement, la seule dynamique de ventes, sans affermissement des taux de marge, est insuffisante pour garantir une croissance durable. La fuite exclusive dans la part de marché ne peut que pousser à la consolidation du socle national des distributeurs, par croissance externe, et à un retour vers un équilibre plus aisément créateur de valeur. L’Europe de l’Est sera-t-elle l’eldorado des acteurs européens à implantation multinationale ? Envisagez-vous d’étendre le périmètre de votre étude ? S. P. : Les nouveaux pays de l’Europe des Vingt-Cinq sont d’incontestables relais de croissance, parce que la consommation y progresse vite. Le britannique Tesco l’a bien compris, en prenant des positions dominantes ou significatives, qui sont autant de futures rentes de situation, dans des pays comme la Hongrie, la Pologne, la Slovaquie ou la République tchèque. Les pays pour lesquels il sera possible d’avoir une information significative figureront dans le périmètre géographique de ma prochaine étude, en 2007, qui sera ainsi élargie aux pays scandinaves, à la Suisse et à la Suède, et probablement à la République tchèque, à la Hongrie et à la Pologne.

Propos recueillis par Jean Watin Augouard

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