Bulletins de l'Ilec

Droit de la concurrence et globalisation (suite) / Vers une coopération multilatérale - Numéro 374

01/09/2006

Entretien avec Frédéric Jenny, professeur d’économie à l’Essec

En quoi une thèse1 consacrée au droit de la concurrence dans le cadre de la globalisation est-elle innovante ? Frédéric Jenny : La globalisation des activités économiques et l’interpénétration des marchés nationaux a pour conséquence l’interdépendance des droits et des politiques de concurrence nationales. La possibilité que certaines pratiques anticoncurrentielles échappent à toute sanction, et que d’autres pratiques ou transactions (par exemple des concentrations) puissent être examinées simultanément par les autorités de concurrence de nombreux pays, pose le problème de l’harmonisation et de la coordination des droits nationaux. Très peu de chercheurs français ont étudié les défis juridiques et économiques de la globalisation, et exploré les solutions, alors qu’il s’agit d’un problème majeur. Cette thèse constitue un instrument de référence, qui présente de façon claire et exhaustive tous les aspects de ces pro-blèmes complexes. Comment expliquez-vous que l’économie de marché et l’une de ses principales règles, la libre concurrence, ne soient plus contestées de par le monde ? F. J. : L’échec des économies centralisées a été un facteur important, qui a convaincu nombre de gouvernements des avantages de la décentralisation des décisions économiques. Dans les pays qui avaient une économie de marché mais un secteur public important, les difficultés rencontrées par les entreprises publiques ont suscité la volonté de les privatiser. Cela a été le cas au Royaume-Uni. En outre, le développement rapide des techniques dans les télécommunications et l’information, associé à l’ouverture à la concurrence de ces secteurs, s’est traduit par de spectaculaires baisses de prix et par un développement considérable de l’offre de services. Tous ces facteurs ont joué en faveur de l’économie de marché. Pour autant, dans certains pays, notamment en Amérique latine et en Afrique, ainsi qu’en Inde, des expériences malheureuses de privatisation (notamment dans le domaine de l’eau) et la création de monopoles privés à la place des monopoles publics, sans mise en œuvre de régulations adéquates, ont jeté le trouble sur les bienfaits de l’économie de marché. Il existe des dispositions sur la défense de la concurrence dans nombre d’accords régionaux et multilatéraux. Comment expliquer cette multiplication des règles ? F. J. : Les bénéfices associés à la libéralisation des échanges sont clairement perçus dans la plupart des pays. Cette libéralisation permet de nouveaux débouchés à l’industrie nationale, et de bénéficier de prix plus bas à l’importation de matières premières, de produits intermédiaires ou de biens et services de consommation non produits localement. Imaginons deux pays A et B qui négocient un accord de libéralisation des échanges qui leur est a priori favorable. La crainte de A est cependant que B ne tolère de ses entreprises des pratiques anticoncurrentielles créant des barrières à l’entrée sur leur marché. Si tel est le cas, l’accord de libre-échange n’apportera pas aux entreprises du pays A les avantages attendus. Si en revanche B se dote d’un droit de la concurrence efficace, il sera possible, pour les entreprises du pays A victimes de pratiques anticoncurrentielles, leur interdisant l’accès aux marchés de B, de saisir les autorités de concurrence de B. C’est pour éviter que les entreprises ne mettent en œuvre des pratiques annulant les effets de l’élimination des barrières tarifaires ou réglementaires que les négociateurs insistent pour introduire dans les accords de libre-échange des dispositions en matière de concurrence. Le droit de la concurrence est complémentaire de la politique commerciale. Les règles contenues dans des accords tels l’Alena ou le Mercosur sont-elles aussi efficaces que les législations nationales ou que celles dont s’est dotée l’Union européenne ? F. J. : Il y a controverse sur l’efficacité des mesures en matière de concurrence contenues dans les accords internationaux. Elles sont, en fait, rarement utilisées directement. La question est de savoir si elles le sont peu parce que les entreprises n’ont pas de pratiques anticoncurrentielles restreignant le commerce entre Etats, auquel cas elles exercent un effet dissuasif, ou parce que, face à des pratiques anticoncurrentielles qui font obstacle aux échanges, elles sont peu efficaces (par exemple parce que les procédures prévues sont lourdes). Ce qui est certain, c’est que de nombreux pays émergents se sont dotés ou sont en train de se doter d’un droit national de la concurrence, parce que leurs partenaires commerciaux le leur ont demandé. L’une des conditions de l’accès de la Chine à l’OMC a été qu’elle le fasse. Singapour l’a fait pour pouvoir signer un accord commercial avec les États-Unis. Le Mexique n’aurait jamais adopté une législation moderne en matière de concurrence s’il n’avait été membre de l’Alena, etc. Une fois que les partenaires commerciaux se sont dotés d’un droit de la concurrence, les entreprises peuvent recourir directement à l’autorité de concurrence du pays dans lequel sont mises en œuvre les pratiques anticoncurrentielles qui les gênent. Le développement du droit de la concurrence dans les pays émergents est donc une conséquence indirecte de la préoccupation de concurrence manifestée dans les accords commerciaux. Le cas de l’UE est différent. En Europe, nous ne nous sommes pas bornés à développer des droits nationaux ou des protocoles de coopération entre autorités nationales de concurrence. Nous avons créé un droit supranational de la concurrence, mis en œuvre par une Commission et des tribunaux supranationaux. Nous sommes donc allés plus loin que la plupart des accords commerciaux, qui ne prévoient qu’un mécanisme de coopération entre les États, contre les pratiques anticoncurrentielles. Un autre moyen d’appréhender les comportements anticoncurrentiels internationaux est la coopération entre autorités nationales de la concurrence. Que pensez-vous de ce système ? F. J. : Lorsque les entreprises d’un pays A sont victimes de pratiques anticoncurrentielles, par exemple un cartel à l’exportation ou une concentration anticoncurrentielle, mises en œuvre dans un pays B, deux types de solutions permettent de résoudre le problème. Dans le premier cas de figure, un droit supranational s’applique dans les deux pays, qui interdit ce genre de pratiques. Il est mis en œuvre par une institution qui a des pouvoirs d’investigation et de sanction dans les deux pays. C’est le cas de l’Union européenne. Dans le second cas, il n’existe pas de droit supranational, de sorte que l’autorité de concurrence du pays A ne peut enquêter ni sanctionner dans le pays B. Ce que peut faire l’autorité de concurrence de A, c’est de demander à l’autorité de B d’enquêter pour son compte, voire de prendre des mesures pour éviter que A ne soit victime de la pratique. Cette solution suppose un accord entre les deux pays. Négocier un accord de coopération est une politique plus facile que de créer un droit supranational, qui suppose un abandon de souveraineté par les pays concernés. Mais la coopération, qui est toujours volontaire, peut être moins efficace. L’Europe et les États-Unis ont signé, en matière de concurrence, un accord de coopération qui marche assez bien, mais qui n’empêche pas certains conflits, comme l’affaire GE-Honeywell l’a montré. Y a-t-il concurrence entre systèmes de droit nationaux, en particulier entre la common law et le droit romano-germanique, et quel est le système le plus approprié à la régulation des échanges et à la libre concurrence ? F. J. : Oui, il y a concurrence entre les droits nationaux. Si une entreprise est victime d’un cartel international, elle peut choisir de se plaindre dans n’importe lequel des pays où ce cartel opère. Son choix va dépendre de l’efficacité des droits nationaux pour sanctionner les pratiques anticoncurrentielles et compenser les victimes. Dans les pays de droit civil, les règles de procédure rendent souvent l’exercice de l’action civile plus difficile que dans les pays de common law. Ces règles (notamment en matière de communication des pièces) y sont moins favorables au plaignant, les juridictions ont parfois plus de mal à intégrer le raisonnement économique et les dommages-intérêts, plus limités. Mais ces inconvénients sont souvent compensés (au moins pour partie) par le fait qu’il existe, dans les pays de droit civil, une autorité administrative indépendante, dotée de larges pouvoirs d’enquête et d’une expertise économique, facile à saisir pour faire interdire les pratiques. Je ne crois pas que l’on puisse dire qu’il existe un système de droit plus adapté que l’autre. Vous avez présidé le comité de la concurrence de l’OCDE et celui de l’OMC. Le second est aujourd’hui réputé inactif : est-ce le signe qu’un droit de la concurrence mondial relève de l’utopie ? F. J. : A ce stade, malheureusement, les discussions multilatérales dans le cadre de l’OMC sont au point mort, tant dans le domaine commercial que dans le domaine de la concurrence. Le mouvement vient des accords commerciaux bilatéraux. Dans le cadre de l’OMC, il n’était pas question de créer un droit de la concurrence mondial (ou multilatéral). Il existe trop de différences de taille, de niveau de développement économique, de système juridique, et d’intérêts égoïstes, entre les 145 pays de l’OMC, pour l’élaboration d’un tel droit. Les discussions ont concerné la possibilité d’un accord sur un protocole de coopération plus ou moins contraignant entre pays, dans le domaine de la concurrence. Il est désolant que ces discussions n’aient pu aboutir, pour l’instant. Cette possibilité sera, je le pense, de nouveau évoquée dans quelques années, en raison de l’évidente complémentarité entre développement international des échanges et concurrence. La mise en place d’une autorité mondiale, sur le modèle de la DG Concurrence à Bruxelles, est-elle illusoire ? Dans le cadre de quelle organisation pourrait-elle être créée ? F. J. : L’avantage d’aboutir à un protocole de coopération entre les Etats dans le cadre de l’OMC tient au fait que cette structure est dotée d’un mécanisme de règlement des différends. Si un pays ne respecte pas ses engagements, il existe une procédure quasi juridictionnelle qui permet aux autres pays de se plaindre, et d’obtenir soit que le pays en question respecte ses engagements, soit des compensations. Il y a donc une discipline. En outre, l’objet de l’OMC, le développement des échanges, est complémentaire avec le souci de concurrence. Il existe de bonnes raisons de négocier un accord de coopération en matière de concurrence dans le cadre de l’OMC, car un tel accord serait effectivement mis en œuvre. En revanche, pour les raisons que j’ai évoquées précédemment, il me semble à ce stade peu réaliste, du point de vue politique, d’envisager la création d’un droit mondial de la concurrence et d’une institution chargée de le mettre en œuvre. Les divergences d’intérêts entre les États-Unis et l’Europe, et entre pays développés et pays en développement, ne conduisent-elles pas toute tentative d’unification des règles du jeu à l’échec ? F. J. : Tous les pays développés ou en développement ont en principe intérêt à l’élaboration de règles de concurrence sur les marchés mondiaux. Mais il est vrai que cet intérêt de long terme peut se heurter à des impératifs stratégiques de court terme (tels que la protection provisoire de certaines entreprises ou industries en difficulté, la concentration de l’industrie, etc.), parfois contradictoires avec le souci de concurrence. L’horizon temporel de la négociation commerciale est malheureusement différent (plus court) de celui du raisonnement économique. Mais le phénomène le plus marquant des années 90, qui se poursuit de nos jours, est la convergence (douce, c’est-à-dire spontanée) des dispositifs nationaux en matière de lutte contre les pratiques anticoncurrentielles, et le renforcement de ces dispositifs. L’OCDE est à cet égard un puissant instrument de convergence. Tout est affaire de patience. (1) Chareyre de Beaumont (A.), Droit de la concurrence et globalisation, université Panthéon-Assas, mai 2006, inédite.

Propos recueillis par Anne de Beaumont

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à l'utiliser, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.