Bulletins de l'Ilec

Une chaîne d’approvisionnement à reconsidérer - Numéro 385

01/11/2007

Si la mutualisation des flux entre opérateurs peut réduire l’impact environnemental du transport routier, il est temps de donner des moyens propres au fret ferroviaire. L’heure est au multimodal là où il a du sens, et en tout cas au pragmatisme, quitte à revisiter de grands prncipes. Entretien avec Jean-Michel Rothier, président de Déméter

Les recommandations du Grenelle de l’environnement vous paraissent-elles applicables sans que le transport de marchandises en pâtisse ? Comment concilier besoins croissants d’échanges et protection de l’environnement ?

Jean-Michel Rothier : Soulignons, en premier lieu, un constat : nous sommes passés d’une situation où le transport était une donnée relativement négligeable sur le plan des coûts, chaque entreprise développant ses propres modes de transport pour ses produits, sans se soucier des effets sur l’environnement, à une situation marquée, depuis 2005, par la pénurie de transport. Bon nombre d’entreprises, PME de transport, ont disparu, en raison du renchérissement du prix du pétrole, de l’augmentation des charges sociales et de la réduction de la durée du travail. Les grands groupes, sous-traitant leurs surplus d’activité aux PME, ont perdu en flexibilité, et la situation ne s’est pas améliorée. Parallèlement, l’offre du rail présentait jusqu’à présent des qualités, dont celle de proposer du transport en « wagon isolé »2. En revanche, la SNCF n’était pas fiable en termes de délais, et l’augmentation progressive de ses tarifs a rendu le transport par rail aujourd’hui plus coûteux. Dans une démarche tout à fait louable, la SNCF a décidé de rentabiliser le réseau fret. Elle le fait en supprimant, fin novembre, bon nombre de destinations jugées non rentables (Bretagne, Sud-Ouest), ainsi qu’en réduisant les wagons isolés, dont elle estime que le coût de chacun représenterait jusqu’à 60 % du chiffre d’affaires de la marchandise transportée ! Nous sommes confrontés à un problème peu anticipé : une offre de transport routier en baisse et une quantité de marchandises à transporter qui augmente, dans un contexte où le développement durable doit être intégré par les entreprises dans leur stratégie. Quelles sont les propositions de Déméter ? J.-M. R. : Cette situation nous oblige à reconsidérer les grands principes de la chaîne d’approvisionnement, à savoir le raccourcissement des délais, l’augmentation de la fréquence de livraison, la baisse du niveau de stocks... Quand on n’a pas la capacité de livrer ses clients, la priorité redevient le taux de service au client, avec une obligation de résultat. Déméter s’est engagée dans deux axes de travail. Le premier porte sur les méthodes à mettre en place pour qu’industriels, distributeurs et logisticiens travaillent mieux ensemble en gérant l’ensemble des flux. Comment les mutualiser, pour conserver une fréquence de livraison acceptable tout en utilisant au mieux les camions disponibles ? Un projet a été élaboré avec l’Ecole des mines de Paris et avec le concours de Carrefour et de Casino. Point de départ : le point de vente. Les enseignes ont indiqué l’ensemble des volumes qui y arrivent sur une durée de vingt semaines. A partir des millions d’informations recueillies, des « groupes de cohérence » ont été constitués, puisque les rythmes d’approvisionnement diffèrent par catégories de produits (liquide, hygiène-beauté…). On a ainsi défini des flux qui subissent le même type de processus, et les possibilités de mutualisation. Un certain nombre de fournisseurs se regroupent pour mutualiser leurs produits dans un même entrepôt, et livrer des camions complets à l’entrepôt des clients. Un exemple en est donné par l’hygiène-beauté en Ile-de-France, avec onze fournisseurs et treize entrepôts dans un rayon de soixante kilomètres autour de Saint Denis. L’Ecole des mines a modélisé un programme à partir d’une plate-forme mutualisée, et les résultats sont significatifs : avec 159 000 palettes par an, la non-mutualisation représente 6 800 livraisons et un taux de remplissage des camions de 71 % . Avec la même fréquence de livraison des points de vente, la mutualisation conduit à seulement 5 100 livraisons et un taux de remplissage de 94 % . L’économie de CO2 est de 29 % . Autre façon de procéder : partir d’une région géographique, pour savoir si plusieurs familles de produits peuvent avoir une démarche de mutualisation. Avec la région Rhône-Alpes, l’économie totale de CO2 est de 15 % . Le deuxième axe de travail porte sur les produits pondéreux. Peut-on, là aussi, mutualiser les flux pour livrer directement les hypermarchés ? Un projet pilote réunit Kronenbourg, Danone et Coca-Cola avec l’enseigne Carrefour. Quelle réflexion menez-vous dans le domaine du rail ? J.-M. R. : La logistique de demain passera par le rail, car si l’on transfère du rail vers du camion, on ne pourra jamais répondre aux objectifs environnementaux que l’on s’est donnés. Un groupe de travail réfléchit donc sur le rail, avec comme ligne directrice l’idée que chaque mode de transport est légitime pour un certain nombre de parcours. La logistique finale au point de vente ne relève pas du train, mais tous les flux de longue distance, de préapprovisionnement en grandes quantités, doivent être assurés par le train. Pour autant, nous n’avons pas à ce jour les infrastructures ferroviaires suffisantes, et le fret n’a pas les moyens de ses objectifs. Nous rejoignons les recommandations du Grenelle de l’environnement, qui propose des autoroutes ferroviaires avec une infrastructure réellement dédiée au fret ferroviaire, et non plus partagée avec les TGV. L’heure est à la gestion multimodale et au pragmatisme. Oui au rail à 100 % , si cela a un sens, sinon, la combinaison camion-train doit être privilégiée : à l’amont, du camion, le flux principal en train, et les derniers kilomètres de nouveau en camion. Quelles sont vos propositions ? J.-M. R. : Nous travaillons sur deux sujets. Le premier est à court terme. Avec la SNCF, nous testons ce type de flux à partir d’une plate-forme de répartition logistique à Gevrey (Bourgogne), qui pourrait être un centre de mutualisation des produits (Evian, Nestlé, Kronenbourg, Heineken...), lesquels seraient massifiés sur des trains lourds en direction de l’ouest de la France et pourraient ravitailler Tours, Le Mans et Rennes. Nous travaillons également sur la manière d’aller jusque chez le client, car le wagon isolé coûte cher : selon des délais prévus, peut-on caler les commandes des clients pour les massifier et rendre de nouveau économiques des wagons qui ne viendraient plus tous les jours ? Un deuxième groupe de travail s’interroge sur une optimisation plus globale de nos flux à long terme, avec, comme région de destination la Bretagne, la plus difficile à livrer. Comment massifier nos flux à plusieurs pour avoir, au cœur de la Bretagne, un entrepôt de mutualisation, assurer une livraison par camion ou par train de l’entrepôt jusqu’au client et mutualiser jusqu’à l’hypermarché quand cela est possible ? C’est une révolution culturelle pour les acteurs : ils savent que s’ils ne travaillent pas ensemble, il n’y aura pas de solution. Qu’attendre de plus grandes facilités réglementaires données au transport maritime et fluvial ? J.-M. R. : Le fluvial est un de nos projets de travail pour 2008 avec le Port autonome de Paris, membre de Demeter. Nous souhaiterions étudier la faisabilité de flux qui entreraient dans Paris par le fluvial. Qu’est-ce que le fret de marchandises peut attendre des « opérateurs ferroviaires de proximité » ? J.-M. R. : C’est une opportunité, car ces opérateurs ont des coûts fixes et variables bien inférieurs à ceux de la SNCF. La solution aux problèmes de pénurie de transport, notamment dans les PGC, passerait-elle par une certaine relocalisation des facteurs de production ? J.-M. R. : La localisation industrielle et le redéploiement ne relèvent pas du court terme. Il se peut que le renchérissement du coût du transport annule des projets de délocalisation, car cela rend plus rentables les usines de proximité. Faut-il, et si oui comment, fédérer les multiples initiatives (comme celle d’ECR…) à l’œuvre autour de l’impact environnemental des transports ? J.-M. R. : Il est impératif de fédérer, sur des sujets importants, pour avoir accès aux pouvoirs publics. Certains groupes de travail mériteraient d’être trans-associations, comme celui que nous avons créé cet été avec ECR, l’Ania, l’Ilec, la FCD, sur la problématique du transport. Il faut désormais passer de la réflexion à l’action, avec le législateur.

(1). Déméter Environnement et Logistique (www.club-demeter.fr) regroupe des acteurs de la chaîne logistique globale, publics et privés (distributeurs, industriels de l’agroalimentaire entre autres, prestataires logistiques), dont l’objectif est de promouvoir des actions mesurables et respectueuses des trois dimensions du développement durable (économique, sociale et environnementale).
(2). Ou « lotissement », consistant à acheminer des wagons individuels ou des groupes de wagons, qui sont assemblés dans les gares de triage, par opposition aux convois homogènes (« trains entiers ») constitués et acheminés directement de leur point de départ à leur point d’arrivée.

Grenelle de l’environnement, des objectifs pour le transport

Les programmes « mobilité et transports » et « efficacité énergie et carbone » retenus au Grenelle de l’environnement incluent plusieurs mesures dont la mise en œuvre affectera le transport de marchandises ou qui lui sont spécialement consacrées : - Augmentation de 25 % de la part du fret ferroviaire d’ici à 2012 (alors même qu’est affirmé l’objectif, pour les lignes voyageurs, d’un doublement du réseau à grande vitesse) ; - Création d’autoroutes ferroviaires ; - Promotion du transport combiné ; - Programmes de développement du transport maritime et fluvial ; - Réduction de moitié des émissions du transport aérien ; - Contribution climat ou énergie visant à « donner un prix au carbone » ; - Développement de la mise aux enchères des quotas d’émission de CO2 ; - Obligation à toute personne morale de plus de cinquante personnes de réaliser un bilan carbone.

Bonne volonté, oui mais…

Évaluer les émissions de GES liées aux plans de transport des entreprises, et leur proposer de nouvelles solutions sans effets négatifs pour leur rentabilité, c’est la mission que s’est donnée le cabinet Estia Via, à ce titre un observateur privilégié du comportement des entreprises utilisatrices de transport. « La plupart des entreprises se posent des questions sur leurs transports, constate Bernard Paule, fondateur d’Estia et enseignant à l’Ecole polytechnique de Lausanne, en raison de la hausse du prix des carburants, mais aussi des tensions sur les solutions de transport à disposition (pénurie de chauffeurs, de camion, congestions, etc.). Le Grenelle de l’environnement, qui a posé le principe de l’instauration d’une fiscalité écologique dans le secteur des transports, constitue aussi un facteur qui conduit les chargeurs à réfléchir sérieusement à de nouvelles stratégies. » Pour autant, remarque-t-il, « la question de la fiabilité des solutions alternatives reste un obstacle important, et l’actualité concernant le secteur du rail en France réitère des signaux très négatifs ». Les entreprises sont-elles néanmoins disposées, d’un point de vue général, à accepter une hausse du coût du transport comme prix d’un comportement moins nocif pour l’environnement ? Bernard Paule répond par l’affirmative, mais nuance aussitôt le propos : « Nous constatons qu’un certain nombre de chargeurs sont disposés à tenir compte des contraintes environnementales liées à leurs transports, y compris en acceptant une hausse modérée du coût de ceux-ci. Les efforts financiers consentis doivent toutefois être contrebalancés par des perspectives de compensations à plus ou moins court terme. Parmi celles-ci : la possibilité de communiquer, notamment auprès du grand public, sur les efforts réalisés ; la perspective de voir le différentiel économique (carburant, écotaxe) effacé à terme ; l’assurance d’être bien servis lorsque les bascules modales se montreront compétitives. » S’agissant du transfert modal, justement, Bernard Paule relativise la portée des dispositifs publics incitatifs : « Les subventions offertes, notamment par la Commission européenne (programme Marco-Polo), pour compenser les surcoûts liés aux bascules modales, n’ont pas encore été bien assimilées par les chargeurs. Très peu de dossiers ont été déposés par eux. » Eclairer les entreprises potentiellement concernées entre aussi dans les missions de conseil du cabinet.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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