Bulletins de l'Ilec

LME, une loi de rupture - Numéro 393

01/09/2008

Entretien avec Muriel Chagny, professeur à l’université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, spécialiste du droit de la concurrence

Y a-t-il dans la loi des points qui vous paraissent obscurs ou ambigus, voire contradictoires avec les objectifs recherchés ? Muriel Chagny : Légiférer est un art difficile, comme l’illustre la loi de modernisation de l’économie. A l’image des lois précédentes, elle souffre parfois d’obscurité, par exemple lorsqu’elle fait référence, sans autre précision, à des « conditions manifestement abusives ». De même, le texte relatif à la convention globale n’est pas exempt d’ambiguïté, lorsqu’il précise, tout à la fois, que cette convention « indique les obligations auxquelles se sont engagées les parties en vue de fixer le prix » et que « les obligations relevant des 1° et 3° concourent à la détermination du prix convenu ». Au regard de l’objectif de renforcement de la concurrence dans la distribution, il peut sembler contradictoire de prévoir le relèvement des seuils déclenchant la procédure d’autorisation des projets d’équipement commercial et simultanément d’autoriser le conseil municipal, dans les communes de moins de 20 000 habitants, à saisir, sur proposition du maire, la commission départementale, afin qu’elle se prononce sur la conformité d’un projet qui devrait échapper à toute procédure. Cela étant, le silence même de la loi peut être source d’interrogations, notamment en ce qui concerne son champ d’application temporel et, plus encore, spatial. En quoi la LME s’inscrit-elle dans la démarche tracée par la loi Chatel du 3 janvier 2008 ? En quoi s’en éloigne-t-elle ? M. C. : A la loi ciblée et d’adaptation, constitutive d’une étape, qu’était la loi du 3 janvier a succédé une loi de rupture, d’ambition plus large. En dépit de ces différences de conception, les deux textes poursuivent un même objectif de baisse des prix à la consommation. Ils paraissent complémentaires lorsque la loi Chatel accroît, en abaissant le seuil de revente à perte, la liberté tarifaire dans la revente au consommateur, là où la loi de modernisation de l’économie, en supprimant l’interdiction per se des pratiques discriminatoires, vise à accroître la liberté de négocier, en particulier les prix, entre professionnels. La volonté de réduire les marges arrière, après avoir conduit en janvier 2008 à unifier le formalisme applicable aux différents services et aux conditions de vente dans une convention globale, se traduit dans la loi LME par une segmentation inédite des obligations, brouillant quelque peu les frontières entre l’avant et l’arrière. Les notions d’avant et d’arrière ont-elles encore un sens d’un point de vue juridique ? La lutte contre les prestations fictives ne risque-t-elle pas de sonner le glas de la vraie coopération commerciale ? M. C. : Au regard du droit de la concurrence, la volonté du législateur de faire diminuer les marges arrière est très nette : elle s’est manifestée, en janvier dernier par leur intégration, comme les réductions de prix consenties à l’avant, dans le calcul du seuil de revente à perte, puis, en août, par le principe que les obligations destinées à favoriser la relation commerciale entre le fournisseur et le distributeur concourent, comme les conditions de l’opération de vente, à la détermination du prix convenu. Cependant, ni les règles de facturation ni les règles fiscales n’ont été modifiées, de sorte que la distinction entre les avantages consentis lors de la vente par le fournisseur et les services détachables de la vente rendus par le distributeur est loin d’être abolie. Le risque existe effectivement que les instruments de lutte contre les services fictifs n’incitent les opérateurs à préférer négocier des obligations soumises à un formalisme moindre que la coopération commerciale et qui, concourant à la détermination du prix sous-entendu de vente, ne se prêtent pas à un contrôle de proportionnalité entre la valeur du service et l’avantage consenti en contrepartie. Cela est d’autant plus vrai que la Cour de cassation a considéré, le 8 juillet dernier, que la possibilité d’agir en nullité et en répétition de l’indu reconnue au ministre de l’Economie ne contrevient pas à l’article 6 de la convention européenne des droits de l’homme. Ainsi, la contestation par le ministre de la réalité des services de coopération commerciale peut aboutir à une condamnation à restituer tout ou partie des sommes perçues à ce titre. Y a-t-il des limites véritables à la libre négociation du prix ? M. C. : La liberté de négocier les prix est d’abord assortie de deux limites : l’une est spécifique aux produits visés à l’article L. 441-2-1 du Code de commerce, tandis que l’autre, de plus large portée, concerne les délais de paiement, pour lesquels le législateur a fait le choix d’enfermer la liberté contractuelle dans un plafond légal d’application quasi générale. Ensuite, la libre négociation est assortie de garde-fous, pour reprendre l’expression du législateur. S’il ne faut pas négliger l’application éventuelle du droit des pratiques anticoncurrentielles, le principal instrument est sans doute le contrôle des « déséquilibres significatifs » entre les droits et les obligations institué par le nouvel article L. 442-6-I-2°. La « convention » ou le « contrat-cadre » mentionnés à l’article L. 441-7 du Code de commerce sont-ils censés faire référence aux CPV ? Les inclure ? L’appréciation des déséquilibres concerne-t-elle aussi le champ couvert par les CPV ? M. C. : Si des conditions particulières de vente sont convenues, ainsi que l’article L. 441-6 en offre la possibilité, elles trouvent bien entendu leur place dans la convention globale prescrite par l’article L. 441-7. Pour autant, la conclusion de telles conditions n’est pas obligatoire. Rien n’interdit en théorie que les conditions de l’opération de vente des produits telles qu’elles résultent de la négociation commerciale correspondent aux conditions de vente établies par le fournisseur et acceptées telles quelles par son cocontractant. L’article L. 442-6 I 2° stigmatise les « obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties », de sorte que les obligations issues des conditions particulières de vente n’y échappent pas. Reste à savoir si l’appréciation portée sur le fondement de ce texte doit être globale, porter sur l’ensemble de la relation contractuelle, ou s’il est possible de procéder à une appréciation contrat par contrat. Quels pourront être les critères du juge pour apprécier les « déséquilibres » ou les « conditions manifestement abusives » dont l’interdiction borne la discussion du prix de cession ? L’exemple du recours à la notion de « déséquilibre significatif » en droit de la consommation et l’absence de clarté des critères ne portent-ils pas à s’interroger sur l’efficacité de cette notion (introduite à l’article L. 442-6) ? M. C. : Il reviendra aux juridictions, lorsqu’elles seront saisies, de préciser le contenu des notions non définies par la loi que sont le déséquilibre significatif et les conditions manifestement abusives. Malgré l’inspiration trouvée dans le dispositif consumériste des clauses abusives, la transposition des enseignements du droit de la consommation paraît d’autant plus délicate que le texte, applicable ici aux relations entre professionnels, concerne non seulement les stipulations les plus diverses, mais aussi l’économie centrale du contrat. Il peut sembler plus opportun de s’inspirer du droit commun des contrats, ou du droit de la concurrence. Quant à l’efficacité de ces garde-fous, elle dépendra très largement de l’attitude des juges, qui, face à une règle ouvrant la voie à un contrôle sans restriction des contrats entre professionnels, peuvent opter pour une application prudente. La loi parle d’« obligations en vue de fixer le prix » des marchandises. Jusqu’où peut s’étendre leur champ ? Une analyse purement civiliste, consistant à considérer que les obligations d’un distributeur (visées à l’article L 441-7) se limitent à celles de l’acheteur telles qu’elles sont définies en droit civil en matière de contrat de vente (le paiement de la marchandise), n’est-elle pas un des risques ? Quels critères permettraient de considérer que des obligations sont proportionnées à une réduction du prix ? M. C. : Si la loi évoque, d’abord, les obligations en vue de fixer le prix, elle en donne ensuite les trois déclinaisons possibles, liste limitative en présence de sanctions pénales. Une convention mentionnant le paiement du prix comme seule obligation du distributeur pourrait, selon son contenu, conduire à constater un déséquilibre significatif entre les droits et les obligations des parties. Il n’existe pas en tant que tel de contrôle de la proportionnalité de la réduction de prix et des obligations accomplies en contrepartie. S’il est possible de sanctionner l’obtention d’un avantage quelconque manifestement disproportionné au service rendu, il reste délicat pour le juge de se livrer à une appréciation de la valeur, de sorte qu’il pourrait être tenté de raisonner par comparaison. Les mêmes prestations commerciales peuvent-elles indifféremment figurer sur la facture de marchandises au titre des CPV ou être rémunérées « à l’arrière », ou certaines pour le moins ? M. C. : Cela dépend, tout d’abord, du point de savoir si les critères légaux énoncés à l’article L. 441-7, en particulier la détermination des obligations « ne relevant pas des obligations d’achat et de vente », laissent place à l’interprétation. Il me semble qu’aujourd’hui comme hier des interprétations objective et subjective sont concevables. Ensuite, une obligation qui devrait en principe être mentionnée sur la facture de vente des marchandises au titre des réductions de prix ne peut plus y figurer, faute d’être acquise, si elle est assortie d’une condition non réalisée. Fournisseurs et distributeurs ne s’exposent-ils pas à un risque fiscal, si une prestation de service ne fait pas l’objet d’une facturation spécifique comme le requiert la directive européenne 2006/112/CE « relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée » ? La mention sur facture d’une réduction de prix en contrepartie d’un service, tel que défini par l’article L 441-7 3°, n’est-elle pas contraire à l’article L. 441-3, dont le non-respect entraîne des sanctions pénales ? M. C. : Il est vrai que la volonté de réduire au maximum les marges arrière a conduit le législateur à énoncer, de façon assez elliptique, que diverses obligations concourent à la détermination du prix, sans pour autant modifier les dispositions relatives à la facturation et à la fiscalité. Or celles-ci font référence aux réductions de prix directement liées à l’opération de vente, ce que ne sont pas les obligations destinées à favoriser la relation commerciale, lorsqu’elles ne relèvent pas des obligations d’achat et de vente. L’affaire Monsanto, dont le Conseil d’Etat a eu à connaître le 10 avril 2002, illustre bien les risques fiscaux auxquels expose le traitement en réduction de prix d’une prestation de services qui aurait dû faire l’objet d’une facturation distincte. De même, on ne peut exclure de sérieuses difficultés au regard des règles de facturation prescrites, sous peine de sanctions pénales, par l’article L. 441-3. Comment interpréter les termes « concourent à la détermination du prix convenu ? » Cela implique-t-il que la facture indique une seule ligne : le prix du tarif résultant des CGV minoré de la rémunération des obligations ? Ou bien le montant de cette réduction de prix doit-il être indiqué à part ? M. C. : Les termes utilisés dans la loi se prêtent à plusieurs interprétations et sont sources d’incertitudes. Selon l’article L. 441-3, la facture doit mentionner le prix unitaire des produits ainsi que toute réduction de prix acquise et directement liée à la vente. Il semble donc préférable de mentionner distinctement le prix unitaire et les réductions de prix, sauf à observer que la volonté du législateur était d’écarter la facturation ligne à ligne de chaque obligation. La LME a-t-elle des effets sur le droit des ententes ? M. C. : Si elle n’envisage pas de façon directe l’interdiction des ententes, la loi du 4 août 2008 n’en produit pas moins des effets sur cette disposition et sa mise en œuvre. Cela tient notamment à l’institution d’une nouvelle autorité de la concurrence, mais aussi au traitement spécifique envisagé dans le projet d’ordonnance pour les micro-pratiques anticoncurrentielles. La possibilité de conclure des accords interprofessionnels sur les délais de paiement paraît constituer un cas de justification légale soustrayant la pratique à l’interdiction des ententes. On peut également se demander si la suppression de la prohibition per se des pratiques discriminatoires aura une influence sur l’application du droit des ententes en la matière. La CEPC pourrait-elle être en mesure de lever certaines ambiguïtés dans l’application de la loi ? M. C. : Si l’interprétation de la loi revient au juge, celui-ci a désormais la faculté de saisir pour avis la Commission d’examen des pratiques commerciales, mais seulement en ce qui concerne les règles contenues à l’article L. 442-6 du Code de commerce. Cela étant, la CEPC a aussi la possibilité, sur saisine d’un certain nombre de personnes et sur saisine d’office, de rendre un avis sur la conformité au droit de pratiques ou de documents, ainsi que de formuler des recommandations. Dépourvus de valeur contraignante, ces avis et recommandations n’en sont pas moins susceptibles de contribuer à lever certaines ambiguïtés et d’être dotés d’une force persuasive. Que reste-t-il des lois Dutreil et Galland ? M. C. : La loi Galland avait assimilé le prix sur facture au prix d’achat effectif, interdisant toute prise en compte des marges arrière dans le calcul du seuil de revente à perte, alors que celles-ci peuvent y être intégrées sans restriction depuis la loi du 3 janvier 2008. Elle avait institué au titre IV un contrôle de l’abus de la relation de dépendance, abandonné par la loi LME au profit d’un dispositif inspiré par le droit de la consommation. Demeure en revanche la sanction de la rupture brutale des relations commerciales établies, disposition introduite en 1996 et dont le succès en jurisprudence ne se dément pas. L’admission, amorcée par la loi Dutreil, de possibilités de différencier les conditions de vente a été nettement amplifiée par la loi du 4 août 2008. Au contraire, la distinction entre deux catégories de services rendus au fournisseur, que l’on doit à la loi du 2 août 2005, n’a pas survécu à la loi du 4 août 2008. C’est dire à quel point l’éphémère sied à l’appréhension législative des relations commerciales.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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