Bulletins de l'Ilec

Choisir ou périr - Numéro 437

01/08/2013

Le sous-développement et la fin de l’Etat-providence menacent la France si le virage des biotechs et des autres technologies NBIC n’est pas pris à temps, dans un environnement approprié. Et pas de façon décorative. Entretien avec Laurent Alexandre, chirurgien urologue, président de DNAVision1

La France industrielle est-elle en retard ou déjà marginalisée dans les biotechnologies et autres technologies qui sont en train de bouleverser le domaine de la santé ?

Laurent Alexandre : La vérité est que la France est en voie de marginalisation accélérée. Et c’est très grave. Selon une logique implacable, cette rupture technologique va accélérer le basculement du centre de gravité mondial que Jacques Attali avait prophétisé dès 1980. Quasiment absente des nanobiotechnologies, qui vont devenir la première industrie mondiale du xxie siècle, l’Europe en général et la France en particulier ne pourront prétendre qu’à une très faible croissance à moyen terme. Le choix implicite – et objectivement tentant, dans un contexte de crise – de promouvoir, dans l’immédiat, les secteurs condamnés et les services à la personne non délocalisables exclut en effet que notre pays tienne demain sa place dans le nouvel ordre économique mondial.

Quelle est la place du capital-risque dans ces secteurs ?

L. A. : De mon point de vue, le cadre fiscal actuel est un repoussoir pour les business angels. Il n’y aura pas de Google français, ni de belles entreprises techno-médicales.

Que devrait faire l’Etat en faveur de la création d’entreprise, au regard des dispositifs existants (Jeune Entreprise innovante, Oseo, FSI, fonds Innobio…) ?

L. A. : Arrêter de changer les règles du jeu et de faire du meccano bancaire. Même le statut Jeune Entreprise innovante, qui est une bonne initiative, a été régulièrement remis en question. Un entrepreneur a besoin de stabilité, de visibilité.

A-t-on tiré les leçons de ce que vous avez appelé « l’autodestruction de la génomique française, leader mondial en 1990 » 2 ?

L. A. : Non, le désintérêt des pouvoirs publics pour ces sujets est majeur. Les biotechnologies ne sont pas un enjeu pour les politiques. L’énergie de la puissance publique est entièrement tournée vers la sauvegarde du passé : Florange, Petroplus… Le décalage est saisissant avec les Etats-Unis ou la Chine, où les pouvoirs publics et la société civile promeuvent avec force les nouvelles industries.

La France est-elle menacée de la même marginalisation dans la course industrielle aux biomédecines fondées sur les cellules souches ? Va-t-elle rater le train des cellules souches ombilicales ? 3

L. A. : Le président de la République, François Hollande, a eu le courage de lever certains tabous sur les cellules souches, mais le plus dur reste à faire : exister face à la toute-puissance américaine dans ce domaine.

Dans sa revue des pôles de compétitivité4, l’Institut de l’entreprise s’appuie sur la liste de 85 « technologies clés 2015 » qu’avait recensées en 2010 le ministre de l’Industrie. Il en écarte d’emblée 43 de sa liste des « plus attractives pour la France », au vu de la position de celle-ci sur les marchés concernés, de leur potentiel et de leur intensité concurrentielle. Parmi les « exclues » : ingénierie cellulaire, ingénierie génomique, biologie de synthèse, nanomatériaux, simulation moléculaire, nanoélectronique, interface homme-machine… Il est donc déjà trop tard ?

L. A. : Il va être trop tard. Il faudrait concentrer toute l’énergie sur les filières d’avenir et arrêter de gesticuler pour sauver les canards boiteux. Au nom de bons sentiments et d’une vision dépassée de l’économie, les pouvoirs publics négligent les industries du futur et notamment la génomique… Le décalage structurel de croissance entre le reste du monde et l’Europe, qu’une quasi-absence dans les industries NBIC [nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives] ne peut qu’accentuer, pourrait engendrer une cascade d’événements mortifères. Des revendications salariales impossibles à satisfaire, en premier lieu : à moins de cultiver une vision raciste du monde, on voit mal comment le « bac – 3 » français aux heures comptées et limitées pourra longtemps gagner trois fois plus que le docteur en génomique de Bangalore ou de Shanghaï. Un renversement de tendance est peut-être encore possible, mais il supposerait que les élites françaises s’intéressent plus aux technologies de demain issues de la convergence NBIC qu’au soutien aux industries et activités du passé.

Le ministre du Redressement productif Arnaud Montebourg a annoncé5 une « organisation » des filières industrielles, dont celle de la santé. Qu’en attendez-vous pour les ressources de la « techno-médecine » ?

L. A. : J’ai peur qu’on fasse trop peu et trop tard. Comme d’habitude. Ou, pis, que l’Etat décide quelles sont les technologies de demain… Souvenez-vous du projet Qaero, quand l’Etat a voulu concurrencer Google…

Parmi les quatre priorités énoncées par la ministre du Commerce extérieur Nicole Bricq, le 3 décembre 2012, figure le chapitre « Mieux se soigner », illustré par les termes « pharmacie », « équipements médicaux », « cosmétique » et « parapharmacie ». La thérapie génique ni les autres biomédecines ne sont explicitement visées. Vont-elles sans dire ou faut-il voir dans leur omission une forme de renoncement ?

L. A. : C’est un cercle vicieux, ces industries n’existent pas en France, donc les pouvoirs publics ne s’y intéressent pas… Un salarié de Florange qui manifeste est plus visible qu’un salarié travaillant dans une filière qui n’existe pas en France…

Après la communication d’orientations sur la « politique de transfert » (de la recherche vers l’économie), en faveur des chercheurs-entrepreneurs6, le gouvernement a publié une communication sur la « stratégie nationale de santé » 7, qui évoque la nécessité de « définir les enjeux de la recherche clinique et de la recherche fondamentale, le transfert de l’une vers l’autre. Qu’attendez-vous de cette « définition » et de la politique de « transfert » ?

L. A. : Je ne crois plus aux bons sentiments et aux rapports gouvernementaux. Je ne crois qu’aux actes. Quand les ministres parcourront les incubateurs biotechs au lieu de tenter de sauver tous les canards boiteux, je changerai d’avis. Lorsque l’autonomie de l’Université sera achevée, je commencerai à croire à une accélération des transferts université-recherche-industrie. Les ministres devraient aller visiter le MIT ou Harvard, pour mesurer quel est le gold standard en matière de transfert… Nous en sommes très loin.

Quelle action prioritaire voudriez-vous voir le gouvernement engager durablement en faveur des techno-médecines ?

L. A. : Il faut un cadre juridique et fiscal stable – vraiment stable – pour les start-up, afin d’éviter que les entrepreneurs ne montent leurs projets directement à Boston ou dans l’ouest des Etats-Unis. L’absence de visibilité est mortifère pour le tissu français déjà bien fragile de la techno-médecine. Et il faut cesser le déni : lorsque Fleur Pellerin déclare, le 28 février dernier, « nous n’avons rien à envier à la Silicon Valley », on croit rêver ! Les pouvoirs publics doivent regarder la vérité en face, et non se satisfaire de villages Potemkine. Et bien sûr, il faut supprimer le principe de précaution de la Constitution. Nous risquons la ruine de l’État-providence. L’Europe et la France ne peuvent se permettre de passer à côté des révolutions technologiques en cours. C’est une question de survie. L’économiste Jean de Kervasdoué a raison de souligner que la peur technologique est au-dessus de nos moyens. Il est clair que les pays qui réussiront l’adhésion sociale aux technologies NBIC gagneront la bataille pour le leadership mondial. L’Asie, qui ne partage pas notre fascination pour le principe de précaution, va y trouver de quoi épancher sa soif de revanche sur l’Occident.

1. Société spécialiste du séquençage du génome. Laurent Alexandre a été aussi le fondateur et PDG de Doctissimo.
2. La Mort de la mort, p. 351. Voir aussi sa pésentation aux ateliers de la DGCCRF du 27 novembre 2012, www.economie.gouv.fr/dgccrf/atelier-dgccrf-futur-consommateur-en-2030.
3. Les propos de Laurent Alexandre ont été recueillis avant la discussion et l’adoption par le Parlement, de mars à juillet derniers, de la loi autorisant la recherche sur l’embryon.
4. Pôles de compétitivité : transformer l’essai, www.institut-entreprise.fr/fileadmin/Docs_PDF/travaux_reflexions/policy_paper/poles_competitivite_policy_paper_web.pdf.
5. Les Echos du 15 janvier 2013.
6. Du 7 novembre 2012, www.gouvernement.fr/gouvernement/une-nouvelle-politique-de-transfert-pour-la-recherche.
7. Le 16 janvier 2013, www.gouvernement.fr/gouvernement/la-strategie-nationale-de-sante-0.

Propos reccueillis par J. W.-A.

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