Bulletins de l'Ilec

Le rythme et le sens - Numéro 470

12/01/2018

Le schème de l’accélération à l’infini exprime ce qui nous est le plus difficile à admettre : notre mortalité. Pour en réduire l’angoisse, désynchroniser plutôt que ralentir. Entretien avec Jérôme Lèbre, philosophe1

Vous êtes l’auteur de Vitesses, « vitesses » au pluriel. En connaissons-nous vraiment plusieurs ?

Jérôme Lèbre : Oui, nous expérimentons ou pensons des vitesses différentes. La première, calculable, est celle de la physique : un rapport entre une distance parcourue et une unité de temps (360 km/h par exemple). Elle peut varier indéfiniment, sans pouvoir dépasser celle de la lumière, la seule constante, 300 000 km/s.

Puis il y a la vitesse technique : celle des transports, des communications, et même de la production, pour autant qu’elle repose sur le mouvement des pièces d’une machine. Son augmentation a été une évidence du XVIIIe au XXe siècle, elle n’en est plus une. On ne peut considérer la vitesse technique d’un véhicule de transport (très lente en physique einsteinienne) en dehors de son infrastructure, de son environnement, de sa finalité (atteindre un point d’arrivée avec une probabilité forte). C’est pourquoi la vitesse de croisière des avions, des trains, des voitures, n’augmente plus depuis des décennies ; elle est de plus très au-dessus de la vitesse moyenne si l’on tient compte des temps d’attente, des embouteillages…

Les communications ont atteint la vitesse de l’électricité, très proche de celle de la lumière, dès l’invention du télégraphe et du téléphone. L’accélération réelle de la production est maintenant bien plus celle des machines que des hommes, et l’autonomie de ces machines (ordinateurs, drones, robots) fait que nous sommes plus immobilisés devant des écrans de contrôle qu’entraînés par le rythme de la production.

Quand nous disons que « tout accélère », que « tout va trop vite », ou même que « le temps accélère » (une absurdité pour la physique), nous faisons référence à une troisième vitesse, que nous abordons d’une manière fictive. La nommer « accélération sociale » n’arrange rien et ne la rend pas plus calculable ni compréhensible : la véritable pression sociale est celle qui fait craindre le chômage, c’est-à-dire la désactivation radicale, un temps libre qui n’est plus qu’un temps vide.

Dans ce contexte, si nous nous plaignons que tout accélère, il doit y avoir une autre raison qui donne sens à cette troisième dimension de la vitesse. Je pense que cette fiction est due au fait que nous nous servons du schème de l’accélération à l’infini et de l’accélération technique pour exprimer ce qui est le plus difficile à admettre : notre mortalité, qui fait que le temps échappe, qu’il manque toujours, qu’il se vit sur le mode de la perte. Nous ne disposons plus des sagesses antiques pour faire face à cette échappée, nous n’avons que la science pour nous en plaindre, alors qu’elle n’est pas faite pour cela.

Ce troisième niveau, celui de notre existence en tant qu’elle entretient une relation historique avec la technique mais ne se réduit pas à elle, doit retrouver une élasticité qu’il a perdue. Il est celui d’un temps non quantifiable qui peut être très lent ou infiniment rapide. Celui de l’arrivée soudaine ou progressive de tout événement, qui ne se calcule ni en m/s ni en g (la mesure de l’accélération : 10m/s2) ; celui du contretemps en musique, de l’ellipse en littérature… Ainsi, c’est le rythme de ce qui fait sens dans le temps limité d’une vie.

Sait-on vraiment toujours si l’on va vite ou pas ? Quels sont les biais qui faussent la perception du temps ? L’âge en est un connu, plus on vieillit plus le temps passe vite… D’autres ?

J. L. : L’expérience de la vitesse n’a rien d’une évidence. Le principe de relativité rend insensible un mouvement uniforme, qui est précisément celui que visent les véhicules (leur vitesse de croisière), si bien que nous ne ressentons que les accélérations et les décélérations, alors que nous sommes généralement immobiles dans un avion, ou immobiles au milieu de voitures immobiles sur l’autoroute, la vitesse se confondant avec l’arrêt – d’où le danger des embouteillages sur les voies rapides. Ce dont nous faisons vraiment l’expérience constante, c’est l’écoulement du temps, qui n’a pas de « vitesse » à proprement parler. Le temps, quand il n’est pas projeté immédiatement dans l’espace et calculé (toute horloge, mécanique ou atomique, implique un mouvement et un espace), a simplement un terme à la fois inconnu et certain (la mort) et une hétérogénéité propre, parce que c’est en lui que se déroulent les événements. Il « passe » et s’échappe nécessairement, chaque fois différemment.

Vous avez raison, il passe plus lentement pour les enfants, qui pensent « avoir » le temps, que pour les personnes âgées, qui vivent dans une forme d’urgence. Mais aussi bien, les enfants ne supportent pas de perdre le temps qu’ils ont (d’où leur impatience), tandis que les adultes perdent volontiers celui qu’il leur reste : ils le font dans l’attente, qui ralentit le temps en le vidant d’événements (et encore une fois, nous attendons beaucoup, dans des véhicules ou devant des écrans), ou dans l’agitation qui précipite le temps en une suite d’événements impossibles à maîtriser. À vrai dire, ces deux expériences sont proches, on peut passer sa journée devant un ordinateur et avoir l’impression d’avoir couru partout.

Ce qui nous manque, dans notre civilisation très technique, c’est une capacité à nous installer dans le temps en sachant qu’il est provisoire, à nous rendre disponibles aux événements, à retrouver de vraies différences de rythme, un art de la désynchronisation qui habitait les styles anciens de méditation. Il ne s’agit pas de revenir en arrière, mais de se demander plutôt quel serait aujourd’hui le juste rapport méditatif au temps, celui qui nous installerait dans le rythme du sens.

La société de plus en plus frénétique, digitale et court-termiste se conjugue-t-elle avec d’autres temporalités, ou emporte-t-elle tout, ne laissant que quelques îlots de résistance « slow-quelque-chose » ?

J. L. : Frénésie est le juste mot, parce qu’il fait référence à une agitation sans finalité, délirante, qui dans l’histoire de la psychiatrie se renverse en son contraire, la prostration ou la catalepsie ; ainsi le court-termisme renforce-t-il l’impression de surplace. Ce qui m’intéresse est justement ce renversement du mouvement en immobilité et le fait que nous devons maintenant apprendre à vivre en suspension, dans l’attente d’une mutation de civilisation qui ne vient pas ou que l’on ne sent pas arriver, parce qu’elle n’est pas identifiable, parce qu’elle change le sens même du mot « changement ».

Cela me semble plus important que les mouvements « slow », qui manquent de radicalité : vouloir ralentir, s’est s’arrêter à mi-chemin entre vitesse et repos, donc ne pas savoir s’arrêter, ne pas savoir vraiment à quel rythme on veut vivre – c’est pourquoi les formes de ralentissement sont artificielles, illusoires, rétrogrades, aussi contradictoires que le bilan carbone d’un week-end à la campagne ou d’un barbecue. En revanche, la résistance statique, de Gandhi à Occupy Wall Street en passant par Martin Luther King, s’avère efficace.

Une lenteur recouvrée est-elle possible sans déconnexion ?

J. L. : Elle n’est possible ni avec ni sans déconnexion : la lenteur se définit négativement par rapport à l’agitation, elle n’a aucune définition positive ni précise, c’est pourquoi si l’on attend d’elle du repos, on échoue. Mais la connexion est bien aliénante, qu’elle agite ou qu’elle immobilise. Elle impose son rythme, celui de la synchronisation des logiciels comme des équipes. Le droit à la déconnexion est donc essentiel, ni plus ni moins que le droit au numérique, et plus généralement le droit à la désynchronisation : le droit de vivre à différents rythmes et même à contretemps – le contretemps étant une des figures de la vitesse. Étrangement, ce sont les passagers des avions, dans la mesure où les cabines ne sont pas encore connectées, qui expérimentent le plus ce contretemps.

La vitesse est-elle la seule mesure du progrès, comme semble l’affirmer le Manifeste accélérationniste² ?

J. L. : Merci de citer ce manifeste, que j’aimerais livrer bientôt à une critique approfondie. Il a le mérite de s’inscrire dans une dynamique contemporaine pour la dépasser, au lieu de s’y opposer. Mais il analyse mal notre société en ne voyant que son accélération. La grande question selon Marx, c’est celle de l’affranchissement vis-à-vis de la technique, donc du temps libre. Dégager et occuper ce temps libre en le rendant radicalement autre que le temps de travail, voilà où serait le véritable progrès.

L’horizon du décélérationnisme est-il la décroissance ?

J. L. : Je ne crois pas plus au décélérationnisme qu’aux mouvements slow, mais il en va autrement avec la décroissance. Il faut continuer, intensifier, la critique de la croissance, parce que c’est un concept dépassé, qui compte en actif n’importe quelle production induite par n’importe quelle consommation. Des camions qui se croisent en transportant les mêmes marchandises, c’est de la croissance ; la surmédicamentation, la suralimentation, sont des facteurs de croissance.

Les richesses accumulées par la croissance sont énormes, l’enjeu ne devrait plus être leur augmentation mais leur répartition, et d’une manière plus réaliste et immédiate leur investissement dans la transition écologique. Nous avons encore la possibilité de vivre non pas plus ou moins vite, mais différemment, dans une société reposant encore sur ses capacités techniques mais non sur le temps de travail, lequel ne vaut plus grand-chose, comparé aux autres sources de revenu (patrimoine, finance). Cette mutation est déjà décidée, anonymement, par notre civilisation tout entière, elle est à la fois insensible et rapide, il s’agit de savoir si nous sommes dépassés par elle et la rendons invivable, ou si nous essayons de la comprendre et de l’accompagner.

1. Auteur de Vitesses (Hermann, 2011). À paraître : Éloge de l’immobilité (Desclée de Brouwer).
2. http://www.adespote.com/accelerons-manifeste-pour-une-politique-accelerationniste-p220893.html.

Propos recueillis par J. W.-A.

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