Entretiens

Management

L’engagement durable, clé de l’après-crise

17/04/2020

La crise sanitaire peut être une opportunité de promouvoir dans les entreprises un nouveau management, vers plus de confiance, de coopération, de cohésion et d’engagement. Parole d’ancien DRH (Danone, Pernod Ricard). Entretien avec Bernard Coulaty, consultant et formateur*

Y aura-t-il un avant et un après la crise sanitaire dans le management des entreprises ?

Bernard Coulaty : Il faudra éviter deux écueils dans l’après-crise. Le premier, de ne rien changer et de continuer comme avant, ce qui ne semble pas advenir. Le second, de tout changer, de penser que rien ne sera plus comme avant. Certains fondamentaux d’avant la crise demeureront, d’autres seront mis en question ou renforcés, comme l’enjeu de l’engagement, et de nouveaux enjeux se dessineront. Renforcer le lien social sera primordial. Renouer avec le collectif, redonner du sens, seront autant d’enjeux, qui, au reste, étaient déjà évoqués avant la crise.

Le management devra être plus empathique, privilégiant la responsabilisation des salariés, la confiance a priori et le contrôle a posteriori, et non l’inverse comme souvent, avec davantage d’exigence sur la qualité du travail et moins sur les moyens pour y parvenir. Ce management qui commençait à éclore avant la crise devra inspirer et responsabiliser davantage les salariés. Il faudra leur « lâcher la grappe », susciter de l’autonomie, des décisions rapides, de l’écoute, de la réactivité.

Les valeurs de coopération, de solidarité, de générosité, de bienveillance ou d’altruisme, peuvent-elles irriguer le tissu professionnel comme elles semblent le faire dans le tissu social sur fond de crise sanitaire ?

B. C. : Il est temps de quitter les rives des vendeurs de « bonheur au travail », approche trop intrusive et malhonnête. C’est le « bonheur du travail » qu’il faut promouvoir, en lui redonnant du sens : le défi des dirigeants et DRH sera de faire le lien entre raison d’être de l’entreprise et quête de sens du salarié.

“Ceux qui font leur boulot sans rien demander et qui s’avèrent indispensables”

Va-t-on vers une hiérarchie sociale des métiers modifiée par la crise, entre les « sur le front » et ceux « de l’arrière », avec les « invisibles » devenus visibles dans la chaîne de valeur ?

B. C. : Il se peut que l’accent sur la gestion des « hauts potentiels » qui a longtemps prévalu dans les entreprises ne soit plus pertinent. On parlait moins de ceux qui « font leur boulot », leurs 35 heures dans un bon état d’esprit, sans rien demander, et qui s’avèrent aujourd’hui indispensables. Un rééquilibrage s’impose, qui doit conduire à moins d’arrogance et à plus de reconnaissance des « invisibles ».

Et à mieux reconsidérer les différents profils et leur interdépendance ?

B. C. : Absolument. Il faudra revoir la chaîne de valeur, entre les processus de l’organisation et surtout entre les acteurs (salariés, équipes, managers, dirigeants, partenaires internes et externes), dans le cadre d’une entreprise « étendue » a un écosystème d’acteurs internes et externes tous interdépendants. C’est un des enjeux RH clés en sortie de crise.

Que sera la marque employeur ?

B. C. : Avant la crise, les entreprises partaient à la chasse aux talents avec comme porte-drapeau leur marque employeur. Je crains que cela ne soit remis en question, en raison de l’inversion des rapports de force entre les employeurs et les employés, dans un sens défavorable aux seconds, en raison des nombreuses faillites et de la raréfaction des emplois dans bon nombre de secteurs (transport, tourisme, événementiel…). La marque employeur restera un élément clé de la proposition de valeur, mais elle ne pourra sans doute plus fanfaronner ; elle devra se recentrer sur l’interne de manière plus authentique, afin qu’il y ait enfin une cohérence entre le discours dirigé vers l’extérieur et la réalité de l’expérience des salariés.

Cinq moteurs de l’engagement

L’engagement des salariés peut-il s’enrichir de nouveaux sens, modalités d’appropriation ?

B. C. : Lors de ma présentation à l’Ilec[1], j’avais distingué cinq moteurs de l’engagement : effort supplémentaire, adhésion aux objectifs et valeurs de l’organisation, attachement émotionnel, sentiment d’appropriation, quête de sens. Dans ce « monde d’après », les deux premiers – l’effort et l’adhésion aux objectifs de l’entreprise de manière aveugle – risquent fort d’être mis en question, alors que les trois autres – appropriation, sens, connexion émotionnelle – vont se renforcer, car le lien social et un engagement durable seront à l’agenda de toutes les organisations. L’arbitrage entre performance et engagement sera aussi challengé, car seront dorénavant privilégiés la santé, la sécurité, le bien-être, hier jugés secondaires mais aujourd’hui considérés comme des valeurs et « chaleurs » ajoutées, le « care » pour conjurer les risques psycho-sociaux.

La crise va-t-elle conduire les entreprises à mieux définir leur raison d’être, et les salariés à s’interroger sur leur raison d’y être ?

B. C. : Les entreprises qui avaient commencé avant la crise à réfléchir sur leur raison d’être vont s’en trouver renforcées, à condition de remettre l’individu au centre, pour qu’il analyse sa raison « d’en être », sa juste place pour y grandir en compétence et en responsabilité, sans oublier l’engagement collectif. La crise sanitaire doit être considérée comme une épreuve de vérité ; après la crise il faudra des preuves de vérité. Les gens ont besoin de comprendre pourquoi on fait les choses ; il faudra développer l’authenticité des décisions. L’entreprise peut être un creuset de vocations si l’organisation devient « apprenante ». Le développement de l’employabilité de chaque salarié, en interne ou en externe, devient une mission indispensable pour les managers et dirigeants, et donc pour la fonction RH.

Comment va se faire le retour des salariés dans leur entreprise ? Le télétravail[2] va-t-il conduire certains ayant goûté à l’autonomie à risquer l’entrepreneuriat ?

B. C. : Je ne dirai pas un changement radical de statut, du salariat à l’entrepreneuriat, cela peut arriver mais reste marginal. Avant la crise, beaucoup d’entreprises hésitaient à recourir au télétravail, de nombreux managers résistant à cette tendance car craignant de ne plus contrôler leurs collaborateurs. Demain, l’encadrement s’accompagnera d’un développement du télétravail, promu par la crise sanitaire comme normal. Plusieurs catégories de salariés se dessinent entre ceux qui ont bien vécu le confinement et ont télétravaillé dans de bonnes conditions, et ceux qui n’ont pas pu, du fait de la présence des enfants, concilier vie professionnelle et vie familiale au même endroit. Les retours d’expériences vont être divers. Aussi allons-nous vers une individualisation du télétravail ; le manager devra bien connaître ses salariés pour proposer du sur-mesure à ceux que la confiance ne déstabilise pas, alors d’autres préfèrent être plus encadrés. Et le bureau et la maison, il y a la troisième voie des espaces de travail « en ville » et autres Starbucks…

« J’en appelle à un “déconfinement” des DRH »

Qu’en sera-t-il des modalités de prise de décision et de risque ? Faut-il aller vers moins de procédures, de reporting, et davantage de subsidiarité ?

B. C. : Cent fois oui, profitons de cette période pour nous débarrasser de tout ce qui est inutile. Les entreprises décentralisées sont celles où l’engagement est le plus manifeste et efficace. Il faut repenser le lien entre le global et le local, entre la maison mère et ses filiales, particulièrement dans les entreprises mondialisées, et rendre plus autonomes les équipes locales.

Les Great place to work et autres palmarès garderont-ils leur pertinence ?

B. C. : La qualité des relations humaines, de l’expérience, sera toujours importante. Mais ces enquêtes sont souvent superficielles, elles traitent peu de l’engagement individuel, l’aspect développement des talents, organisation apprenante, développement personnel, gestion de soi, résilience…

La fonction RH va-t-elle évoluer ?

B. C. : La crise sanitaire et surtout les enjeux économiques et sociaux qui vont suivre ne peuvent que renforcer cette fonction. La période actuelle peut être une chance pour les responsables des ressources humaines, qui doivent enfin se consacrer aux vrais sujets, plus qu’aux procédures RH. L’engagement est ce type de sujet impossible à résumer sous forme de procédures, c’est un vrai levier pour développer une relation adulte avec les managers et les dirigeants sur les moyens à mettre en œuvre pour promouvoir une organisation « engageante », des leaders engageants et des collaborateurs engagés. J’en appelle à un « déconfinement » des DRH : ils sont trop souvent cantonnés à des interactions et sujets internes, alors qu’ils doivent développer des compétences « externes » (business, clients, organisations environnementales, lobbys), sortir de l’entreprise pour sentir les évolutions et les rapporter en interne, pour mieux jouer leur rôle de contre-pouvoir.  C’est le “outside-in” cher à mon maître Dave Ulrich.

* Fondateur du cabinet Most Engaged et auteur d’Engagement 4.0, pour une expérience durable au travail avec et par les collaborateurs, Éditions EMS, 2018. .


[1] Le 25 novembre 2019.

[2] Selon l’Ifop, le télétravail concerne 66 % des cadres et 5 % des ouvriers durant la crise sanitaire.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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