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Avenir frugal

20/10/2023

Les prochaines décennies devraient voir la promotion plus appuyée de modèles et de comportements plus économes. Ou finiraient-ils de toute façon par être imposés par la contrainte ? Entretien avec Philippe Cahen, prospectiviste, auteur de “la Lettre des signaux faibles”*.

Votre dernier ouvrage, le Chaos de la prospective et comment s’en sortir[1], peut annoncer aussi bien l’entropie qu’un futur heureux. Quels signes positifs voyez-vous pour les « Trente Terribles » 2020-2050 ?

Philippe Cahen : En 1979, donc a posteriori, Jean Fourastié a nommé les années 1946-1975 les « Trente Glorieuses ». Cela a été décliné par la suite en « Nouvelles Trente Glorieuses » ou « Trente Piteuses ». Je prends un pari pour les « Trente Terribles », 2020-2050, non pas au niveau France, mais au niveau monde. Ce que l’on sait déjà est que les Terriens, de 8 milliards en 2022, seront 10 milliards vers 2045 (indice 100 à 125), que la richesse (donc la consommation) des Terriens va passer de l’indice 100 à 133, que l’élan global de pollution est à la hausse. Sauf si. C’est ce sauf si qui est fascinant. La frugalité, vivre mieux avec moins – plutôt que vivre moins avec moins – est une réponse. Il y en a d’autres.

L’efficience économique due à la transition numérique ou à l’IA risque-t-elle de se fracasser sur le processus de « décivilisation » diagnostiqué par Jérôme Fourquet et d’autres auteurs ?

P. C. : Penser le monde par la puissance numérique est une erreur. La transition numérique (et la transition énergétique), c’est se livrer aux mains d’une seule puissance, la Chine, qui contrôle la production des composants des batteries automobiles, des panneaux solaires, des éoliennes, des ordinateurs, etc. Le pétrole n’a jamais été concentré en aussi peu de pays. Il va falloir dix à vingt ans – si on en a le temps – pour échapper à cette mainmise. Il faut dix à quinze ans pour mettre une mine en exploitation. Nous sommes entrés dans ce temps critique jusqu’en 2050.

Par ailleurs, faire une majeure de l’IA, c’est oublier l’Homme, l’intelligence émotionnelle, le quotient émotionnel. La décivilisation est autre chose. Dans le cas de la France, elle se fonde sur l’absence du respect de l’autorité, un long processus depuis plus de quatre décennies. À l’échelon du monde, c’est la désoccidentalisation, la chute de l’Occident référent.

Les transitions écologiques de l’économie appellent-elles une nouvelle éthique collective ou spirituelle, voire une « raison d’être » de la société, et a-t-elle quelque chance d’émerger ?

P. C. : La transition numérique et la transition énergétique supposent un temps de crise avec le retour à l’état antérieur, ou un virage assumé. Ce discours est rassurant mais insuffisant. Il ne s’agit pas de consommer moins, il s’agit de consommer mieux. Projetez-vous en 1990 en regardant vos photos, les journaux de l’époque. Sommes-nous aujourd’hui plus heureux ? Non. Plus d’argent n’a pas fait plus de bonheur. Il ne s’agit pas de supprimer le téléphone mobile, Netflix et l’ordinateur portable, il s’agit de consommer différemment, frugalement, de moins jeter, de moins remplir nos placards, de diminuer nos déplacements de 10 % par an… Si vous considérez cela comme une nouvelle éthique collective, alors oui. Mais l’acte volontaire de quelques individus, à l’image du colibri, n’est pas suffisant. La contrainte sera autoritaire.

L’IA générative va-t-elle donner raison à Keynes, qui prédisait que grâce aux gains de productivité il suffirait en 2028 de travailler trois heures par jour pour disposer d’un salaire suffisant ?

P. C. : Et pourquoi pas deux heures par jour, une heure chaque deux jours… Le travail – l’activité rémunérée – est l’une des identités d’une personne, voire la seule. Supprimez le travail, et je vous laisse imaginer la société. Un superbe film avec des robots partout. Une femme qui naît en 2023 travaillera moins de 12 % de son temps de vie, sommeil compris, si l’on prolonge la tendance à l’allongement de la vie. Quant au « salaire suffisant », je parlerais plutôt de revenu suffisant, voire de revenu universel. Sur ce sujet, la France est largement redistributrice et son indice GINI est l’un des plus égalitaires qui soient. Ce revenu universel – ou quelque soit son nom – est en expérimentation dans plusieurs pays.

Qu’est-ce que le prospectiviste nous dit des emplois dans vingt ou trente ans ? Les crises sectorielles de recrutement sont-elles appelées à se multiplier ?

P. C. : En général, cette question conduit au discours ambiant actuel : l’intelligence artificielle va supprimer des millions d’emplois. C’est très réducteur et objet de tendance, pas de prospective. La voiture automobile a supprimé les maréchaux-ferrants et a développé une économie inconnue à l’époque. Il en est de même aujourd’hui, surtout si la frugalité modifie notre modèle économique. Ces fameuses « transitions » demandent des compétences que l’on n’a pas encore, dans la recherche et les sciences – on forme mondialement des millions de diplômés sans travail –, mais aussi dans les mines, la construction et les services à la personne. L’immense travail en cours est de faire coïncider les compétences avec les besoins présents et futurs.

Le commerce a été longtemps un ascenseur social, a-t-il perdu ce rôle et quels secteurs l’auraient repris ?

P. C. : Je pense d’abord aux commerces de rue, de marché. Le commerce reste un formidable ascenseur social à condition que l’on ne le contraigne pas systématiquement. L’une des dernières contraintes est la mise à la casse des véhicules diesel pour passer à l’électrique. La frugalité serait le « rétrofit », changer le moteur diesel en le remplaçant par un électrique, et conserver la carcasse. Je pense ensuite à la loi ZAN (zéro artificialisation nette) qui, aussi fondée soit-elle, oublie les déplacements de populations, notamment du quart sud-est de la France vers les côtes. Cette loi protège les mètres carrés acquis et encourage la spéculation profitable aux plus gros commerçants. Et puis il y a l’e-commerce qui bénéficie de taxes (entrepôts) et d’horaires (24/24) différents. C’est inégalitaire, mais ici, le commerce physique doit se réinventer et l’ascenseur social joue à plein.

La consommation contribue-t-elle à faire société ?

P. C. : En France, la consommation est moteur de la production de richesse, avec les services. Dans d’autres pays, c’est plus équilibré, avec l’industrie notamment, parce que le coût du travail est moins élevé qu’en France. La frugalité – si cette orientation est retenue – est une chance, mais elle ne peut être justifiée, avec la baisse de la consommation de produits, que dans la mesure où ces produits ont une durée de vie plus longue : consommer moins en nombre, consommer mieux en durée de vie. Aujourd’hui, la seconde main, le produit d’occasion, le produit réparable, fait société. C’est à l’État et aux entreprises d’amplifier le sujet.

La précarité n’apparaît pas dans ce « chaos » …

P. C. : La précarité a des formes multiples. Dans mon livre, j’insiste sur les jeunes qui ne peuvent acquérir ni un logement ni une voiture électrique : c’est dramatique et insurrectionnel. De même que le manque de logements est un frein à la mobilité du travail. Les migrants qui dorment dans les rues vivent une précarité bureaucratique : interdire de travailler tant que les « papiers » ne sont pas réglés, avec un délai d’une longueur sans nom, est scandaleux.

Comment la « frugalité » s’accomplit-elle dans le domaine alimentaire ? Annonce-t-elle une diminution de la largeur de l’offre commerciale ?

P. C. : Dans le domaine alimentaire, la frugalité est d’abord économique, dans la complexité des structures entre la production et la consommation, donc de la distribution au sens large. Nous en sommes restés à des structures du siècle dernier. Puis la frugalité doit se retrouver dans l’égalité des normes des produits, normes agricoles, industrielles, normes de conservation, etc. Enfin elle se retrouvera dans les choix alimentaires. Une importante étude française sur le microbiote va conclure sur l’importance de diminuer la consommation de produits hyperindustrialisés. Mangez mieux et vous serez en meilleure santé. Dit autrement, nous entrons dans une époque très collective, chacun a des droits, chacun a des devoirs : le droit à la santé et le devoir de suivre les prescriptions, ne pas les suivre diminue les droits. J’en conviens, la démarche est collectiviste, mais nous ne sommes pas raisonnables. Il faut donc imposer le cadre, si l’on veut que notre descendance vive correctement.

Va-t-on assister à une remontée durable des dépenses d’alimentation en valeur relative du budget des ménages ? Et si oui résultera-t-elle plus de la valorisation des produits, ou de la paupérisation accrue d’une partie de la population ?

P. C. : Comme pour le textile, les déplacements, les achats de produits électroniques, on peut vivre mieux en achetant moins, voire en dépensant moins. En France, si l’on comblait le retard de construction de logements, le coût de l’habitation baisserait, dégageant du budget pour mieux manger. Mais le problème n’est pas que là. La France importe la moitié de ses fruits et légumes, de ses poulets, de ses poissons, le quart de son bœuf et bientôt du lait, etc. L’agriculture qui nourrit les Français est de plus en plus combattue par des écologistes qui promeuvent l’agriculture familiale d’une France de 40 millions d’habitants qui avaient pour beaucoup un jardin. C’est une époque révolue. La France a près de 70 millions d’habitants, et l’agriculteur aussi veut prendre des vacances, et ne pas travailler sept jours sur sept. Là aussi, ce sont les Trente Terribles. L’agriculture française doit se réinventer au plus vite.

Comment voyez-vous évoluer le commerce, et en particulier quel avenir voyez-vous à l’hypermarché, dont vous annonciez la disparition, et plus largement au « circuit GSA » ? Que leur reste-t-il comme atouts ?

P. C. : Effectivement, j’annonçais la fin des grands hypers (de 12 000 m² et plus) dès 2003, pour de multiples raisons dont la baisse du nombre de personnes par foyer, la concurrence des grandes surfaces spécialisées, et surtout le temps d’achat par produit de plus en plus long, quatre minutes en hyper, une en hard discount, pour un panier moyen de respectivement quinze et onze produits, temps d’entrée et de sortie du parking compris.

Le temps est un critère d’achat comme le prix ou le choix. Aujourd’hui l’e-commerce associe le temps et le choix. Pour le drive, le temps d’achat est de l’ordre de vingt secondes par produit, retrait non compris. Or, depuis 2003, le temps est un élément grandissant de l’activité des clients : le smartphone a multiplié nos activités, le télétravail a libéré du temps contraint de transport. Notre temps de vie a profondément changé. Il faut ajouter que le temps de vie des produits s’est réduit par l’évolution technique ou par la mode (si ce mot a encore un sens), et les hard-discounters se sont développés dans tous les domaines (cosmétique et entretien, bricolage, décoration, électronique, etc.), comme le commerce de seconde main.

Aucun de ces nouveaux circuits ne va écraser les autres. Le consommateur est multiple et sa disponibilité d’achat est multiple. Chaque commerce doit mériter sa visite. Il faut ajouter que la distance représente un temps et un coût qui vont augmenter, et compliquer certains achats, d’autant plus si le transport individuel se réduit (voiture) au profit de transports collectifs. La livraison sera repensée.

Vous préconisez de revenir à la valeur du produit. Les marques devraient-elles n’être considérées que comme les faire-savoir d’un savoir-faire ?

P. C. : Depuis l’entrée de la Chine dans l’OMC (11 décembre 2001), « l’usine du monde » et ses pays satellites ont transformé la consommation de produits. Les écarts de salaires, de conditions de travail et d’outils industriels ont fait le reste : les produits n’ont plus de valeur. Aujourd’hui, un smartphone se paie 200 à 1 500 €, une chemise blanche à manches disons de 12 à 125 €, une voiture électrique de 4 931 € (Citroën Ami) à 43 000 € (Tesla Model 3). Bien sûr, les produits ne sont pas équivalents. Mais le consommateur joue la séduction et le prix, non la qualité et le lieu de fabrication.

Autant dire qu’avec des écarts de 1 à 10, le 1 l’emporte. Il suffit de voir le succès de Shein. Or le vrai prix d’un produit devrait tenir compte de son émission de carbone, de sa fabrication à sa fin de vie, et de son coût comme déchet à recycler. Ces deux coûts devraient s’ajouter au prix de vente du produit neuf. Combien vaut un produit réparable quinze ans (chez Seb par exemple) par rapport au même produit non réparable, donc jetable ?

Dans la démarche actuelle de réindustrialisation, de rapprochement des lieux de fabrication, et bien sûr dans une mondialisation persistante de l’économie, il n’est pas interdit d’imaginer une sorte d’autorisation de vente sur le marché comme l’AMM existe en pharmacie : tel produit apporte-t-il un avantage réel au consommateur et à l’environnement ? L’Union européenne avance non jusqu’à cet extrême, mais dans ce sens.

* https://www.linkedin.com/pulse/la-lettre-des-signaux-faibles-n226-juillet-ao%C3%BBt-2023-philippe-cahen/?originalSubdomain=fr
1. Editions Kawa, 2023.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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