Entretiens

En finir avec la DRH ?

08/01/2024

Promouvoir l’engagement des salariés par la reconnaissance dans leur travail et leur contribution au bien commun, deux des nombreux enjeux d’un management “convivialiste” du “travail réel”. Entretien avec Ibrahima Fall, docteur en sciences de gestion, Mines Paris-PSL*.

Vous écrivez que « L’Homme devrait être traité en entreprise au moins aussi bien que le capital ». Quelles sont vos suggestions ? Faut-il encore parler de « ressource » humaine ?

Ibrahima Fall : Nous avons créé notre propre malheur. Du moment où nous considérons les hommes comme des ressources, rien de plus normal que de les traiter comme telles. La révolution industrielle n’a fait que radicaliser une vision aristotélicienne du travail consistant à mettre face à face le travail supposé être une corvée et un autre type de travail qui serait créateur (praxis vs poiesis). L’utilitarisme aidant, Taylor et ses successeurs n’ont fait qu’outiller une conception hémiplégique du travail, notamment le travail corvée. Pour traiter l’Homme aussi bien que le capital dans l’entreprise, il faut d’abord dépasser ce dualisme travail corvée vs travail créateur et voir dans le travail une expérience centrale dans la formation et l’éducation, à la fois corvée et créateur, souffrance et plaisir. Tout l’enjeu dans le travail est de transformer la souffrance liée à un réel qui résiste en plaisir. Sur un plan opérationnel, il est nécessaire de rompre avec le mythe du travail exact, afin de mettre en œuvre l’environnement capacitant permettant aux acteurs de déployer leurs activités de travail et toute la sagesse pratique nécessaire au travail réel.

Qu’est-ce que « faire entreprise » ? À qui appartient-elle ?

I. F. : L’entreprise est un outil de production si nous en avons une vision étriquée, mais elle est heureusement plus que cela : une institution. Comme toute institution dans la société, elle joue un rôle symbolique et pratique. C’est dans les entreprises (comme à l’école et dans les familles) que nous apprenons non seulement à vivre ensemble mais à éprouver ensemble. Nous pouvons y faire le commerce de la solidarité, du partage, de l’effort, comme nous pouvons y apprendre l’égoïsme, la duperie, le mensonge… Dans chaque pays, l’entreprise participe à forger le destin économique des peuples. Cette prérogative se heurte néanmoins au développement d’un capitalisme financier qui n’a cure des pays et qui promeut allègrement ce que les juristes appellent le law shopping, c’est-à-dire le fait de choisir sur le marché mondial des lois celles qui s’appliquent à son activité. C’est un lent poison pour la rule of law, l’État de droit.

Faire confiance à l’expertise de ceux qui font

Comment découvrir des potentialités nouvelles chez les salariés aujourd’hui ignorées, pour revitaliser, irriguer le « corps social de l’entreprise » ? Comment les entreprises peuvent-elles devenir « capacitantes » ?

I. F. : Rendre les entreprises capacitantes, c’est d’abord partir du postulat que le travail réel doit être au cœur des préoccupations des entreprises. L’ergonomie nous apprend en effet qu’il y a une irréductibilité du travail réel au travail prescrit. Ce qui veut dire que l’intelligence pratique des acteurs doit être reconnue. En outre, il faut (re)constituer les collectifs de travail dans lesquels le travail est mis en débat par les acteurs eux-mêmes. Cela demande de faire confiance à l’expertise et au savoir de ceux qui font réellement le travail. Il s’agit d’une véritable révolution culturelle.

« Se reconnaître dans le travail », comme vous le souhaitez, suppose-t-il une cartographie des contributions de chacun à la « raison d’être » de l’entreprise ?

I. F. : Se reconnaître dans le travail, c’est d’abord être capable de mettre sa patte dans l’œuvre collective, d’apporter sa contribution au-delà du travail prescrit. Cela se joue dans les collectifs de travail, dans le cadre des délibérations sur le travail que j’évoque. Cela se joue aussi dans la reconnaissance que l’entreprise accorde au travail des opérateurs. Penser le travail collectif, ce n’est donc pas uniquement penser la performance, les résultats, c’est penser la manière dont toutes les contributions sont écoutées et entendues.

Faut-il clarifier les mots « emploi » », « travail », « métier » à l’aune de la révolution technologique (IA générative….) ? Qu’est-ce que le travail « réel » ?

I. F. : L’intelligence artificielle comme tout outil technologique nécessite une élévation de la pensée pour être utilisée à bon escient. Ainsi les métiers doivent se reconnecter à leur sens. Un métier, ce n’est pas que technique, c’est aussi une conception philosophique, intellectuelle et sociale d’une manière de contribuer à la société. Le travail réel, c’est le travail en situation, alors que le travail prescrit, c’est le travail pensé, décidé en amont. D’ailleurs, étymologiquement, décider veut dire réduire. Le travail prescrit est le travail réduit, le travail réel est le travail « augmenté » par l’intelligence en situation.

Un lapin sur une chaise

Qu’entendez-vous par « management convivialiste » ? Qui est en position de l’instaurer ?

I. F. : Il s’agit d’un système de management qui donne corps à l’idéal convivialiste, c’est-à-dire « l’art de vivre ensemble (con-vivere) qui valorise la relation et la coopération, et permet de s’opposer sans se massacrer, en prenant soin des autres et de la Nature ». Partant du manifeste convivialiste, nous pouvons dire qu’un management convivialiste promeut comme action légitime « celle qui permet à chacun d’affirmer au mieux son individualité singulière en devenir, en développant sa puissance d’être et d’agir sans nuire à celle des autres ». Il s’agit donc de l’application des principes fondamentaux du convivialisme dans l’entreprise : principe de commune humanité, principe de commune socialité, principe d’opposition maîtrisée et créatrice.

Le manifeste convivialiste souligne que si « chacun a vocation à manifester son individualité singulière il est naturel que les humains puissent s’opposer ». Mais il ajoute qu’il « ne leur est légitime de le faire qu’aussi longtemps que cela ne met pas en danger le cadre de commune socialité qui rend cette rivalité féconde et non destructrice » [1]. Qui peut l’instaurer ? Ceux qui pensent que l’homme n’est ni un lapin ni une chaise, ni un lapin sur une chaise. Néanmoins un tel truisme se heurte à ce que Simone Weil appelait la « compréhension difficile des choses évidentes ».

Et « partage de la souveraineté » ?

I. F. : Question difficile ! Tout se passe comme si l’entreprise appartenait aux actionnaires, alors qu’en droit les actionnaires ne sont propriétaires que de leurs actions. L’entreprise, dans l’absolu, appartient à tous ceux qui la font vivre c’est à dire y compris les salariés. En attendant une démocratisation de l’entreprise, qui me paraît souhaitable mais peut-être pas pour aujourd’hui si nous en croyons l’état des démocraties politiques, je pense que le partage de la souveraineté doit se faire au plus près du terrain, c’est à dire par le truchement du travail réel. Je ne crois pas au grand soir managérial, mais je pense que nous pouvons mettre de la délibération au sein des collectifs de travail.

Ce « partage de la souveraineté » est-il souhaité par tous les salariés ? Certains, au vu de leur niveau de salaire, ne préféreront ils pas toujours rester dans une certaine zone de confort ?

I. F. : L’instinct du travail bien fait (Veblen) va de pair avec l’instinct de coopération. Donner votre avis sur ce qui vous touche ou qui va vous toucher, c’est une attitude des plus humaines. La zone de confort de quelqu’un, si cette notion a un sens, c’est de s’assurer que son avis sur le travail qu’il fait (les problèmes, les possibilités…) est écouté et entendu.

Réduire le “gap de Simone”

Vous préconisez la création d’un poste de « managementiste ». Pour quoi faire ? Va-t-il réduire « le gap de Simone », que vous citez en référence à Simone Weil (« On est très mal placé en haut pour se rendre compte et en bas pour agir ») ?

I. F. : En attendant d’instituer véritablement les collectifs de travail, en créant en lieu et place des DRH des directions du travail (ce que j’appelle de mes vœux) pour instituer le sujet et le collectif de travail comme fondements de l’entreprise, une phase de transition est nécessaire. Le managementiste a pour mission de minimiser voire de faire disparaître le « gap de Simone ». Il aura pour rôle de garantir la réceptivité sociale, c’est-à-dire de rompre avec le mille-feuille prescriptif pour « désartefactualiser » l’autorité et le pouvoir. C’est le gardien de l’esprit du corps social et le garant de ce qui fait relation entre les hommes, de ce qui ne s’objective ni dans un outil, ni dans le calcul, ni dans une formule : c’est le ciment social implicite, l’âme du nous.

La « rénovation du management » doit-elle concerner l’enseignement et la recherche autant que l’entreprise ?

I. F. : Il n’y aura pas de rénovation du management sans révolution dans l’enseignement et la recherche. Le management est une « in-discipline » intellectuelle, car il est à la confluence de sciences humaines et de sciences de l’ingénieur. Il doit donc être bâti sur une diplomatie des disciplines, afin d’ajuster les perspectives, car aucune discipline ne peut seule comprendre la complexité du travail réel.

Vous en appelez à « une égalité des droits et des devoirs » : une « symétrie des attentions » entre employé et employeur ?

I. F. : J’en appelle à l’intelligence des parties prenantes. On peut se construire contre les autres, mais c’est toujours une victoire à la Pyrrhus. Les défis en termes de transformations (IA, responsabilité sociale…) nécessitent un « commerce de la considération » et une véritable coopération de toutes les parties prenantes, pour éviter de tomber dans le transformisme qui, in fine, n’arrangera personne.

Pourquoi le management invisibilise-t-il le statut du salarié, improprement nommé « collaborateur », alors que ce sont le lien de subordination et le devoir de loyauté qui le caractérisent ?

I. F. : Question fondamentale ! Peut-on coopérer, c’est à dire travailler entre égaux, alors qu’il y a un lien de subordination ? Il me semble que c’est un formidable sujet de recherche. Je n’ai pas la réponse.

Un purgatoire sinon un paradis

La charge mentale, le burn out, la dépression du dirigeant : un sujet tabou ? Est-il devenu plus difficile d’être un dirigeant ?

I. F. : Dans un système infantilisant, les travailleurs comme les dirigeants sont tous perdants. Le dirigeant qui assoie sa posture sur un traitement pastoral des équipes investit dans la déception économique à long terme et dans la dégradation de sa santé. Face à la complexité des enjeux, le dirigeant a plus besoin de ses oreilles que de sa langue. Comme le disait Antony Jay [2], il faut voir l’entreprise soit comme un parc national avec les managers qui sont des garde-chasse, soit comme un cirque dans lequel les managers sont des dompteurs. Il est facile de deviner quel modèle est le plus soutenable.

Vous écrivez que « chacun a vocation à manifester son individualité singulière ». L’entreprise peut-elle être un creuset de vocations ?

I. F. : Travailler, c’est mettre du singulier dans le collectif et du collectif dans le singulier. Je ne dirais pas en revanche que l’entreprise est un creuset de vocations, elle ne sera jamais le paradis, même si nous pouvons en faire un purgatoire confortable, à conditions de promouvoir un travail réellement humain.

Pourquoi l’entreprise s’interroge-t-elle rarement sur les raisons pour lesquelles on la quitte ? et  finance-t-elle à ses frais, la reconversion du salarié qui démissionne, risquant ainsi de perdre un futur talent ?

I. F. : Certaines entreprises le font, mais le véritable sujet est ailleurs. L’entreprise doit être capable de traiter les problèmes dans les situations de travail au lieu de faire vivre le réflexe pavlovien du « traitantisme » : c’est-à-dire à chaque fois qu’il y a un problème, au lieu de traiter les situations de travail, de ne traiter que les individus [3]. Bien souvent, les individus ne font que mettre en exergue les indices des problèmes dans les situations de travail. Traiter ces situations nécessite des outils autrement plus sophistiqués que les outils disciplinaires.

L’étude mondiale People at work 2023 fait état de « 65 % de travailleurs qui déclarent que le stress affecte négativement leur travail ». Que pourrait ou devrait faire la fonction RH ? Et le sujet est-elle de son seul ressort ?

I. F. : Je ne suis pas un spécialiste du stress au travail. Ce que je peux dire, c’est que du moment où l’organisation du travail permet aux femmes et aux hommes non pas d’être la mesure de toute chose (la morale kantienne), mais de donner la mesure de toute chose, les causes du stress peuvent être débattues en amont et traitées avant qu’elles ne prennent des proportions dramatiques.

La même étude People at work avance que « les dirigeants et services RH visionnaires voudront trouver des moyens de protéger la santé financière des travailleurs tout en soutenant leur fierté professionnelle en recherchant leur bien-être émotionnel et en leur permettant d’avoir un bon équilibre entre vie professionnelle et vie privée ». Va-t-on vers l’entreprise nounou ?

I. F. : Les travailleurs n’ont pas besoin d’avoir des « papas » ou des « mamans », car ce sont des professionnels. Ils ont besoins, pour reprendre l’expression d’Yves Clot [4], de ressources psychologiques et sociales pour bien faire leur travail. Et cela passe par une organisation du travail adéquate et la reconnaissance du travail réel.

Le salaire ne demeure-t-il pas la motivation première des jeunes générations, même si elles avancent des raisons plus existentielles, sur le « sens » du travail ?

I. F. : Sens et salaire décent ne sont pas exclusifs. Un bon salaire vous permet de préserver votre dignité, le sens du travail vous permet d’exister comme singularité dans un collectif. Satisfaire les besoins primaires par un salaire décent est un préalable à un travail qui permet de mieux vivre, c’est-à-dire dans lequel on se reconnaît.

* https://ibrahimafall.com. Également président-fondateur du cabinet d’études et d’expertises en management Hommes& Décisions, président et fondateur de l’Institut du travail réel, https://www.institutdutravailreel.org/
1. Cf. L’entreprise contre la connaissance du travail réel, p. 243 
2. Paléontologie de l​‌’entreprise, Antony Jay ; traduit de l​‌’anglais par Claude Elsen, Paris : Stock, 1978.
3. ibrahimafall.com/index.php/2022/11/15/le-traitantisme-ou-lart-de-soigner-les-symptomes         
4. Professeur émérite de psychologie du travail au Cnam, Centre de recherche sur le travail et le développement (CRTD).   

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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