Entretiens

Prospective

L’IA, entre enjeux sociaux et Covid

30/04/2020

La crise sanitaire révèle notre dépendance aux technologies numériques, mais aussi la robustesse des réseaux. Avec l’intelligence artificielle tous les métiers à distance vont continuer à prospérer, des plus complexes aux plus accessibles. Entretien avec Hervé Cuillandre, chargé de mission digital dans le secteur énergétique*

Pour Schumpeter, « le nouveau ne sort pas de l’ancien mais apparaît à côté de l’ancien, lui fait concurrence jusqu’à le ruiner ». La révolution numérique le confirme-t-elle ?

Hervé Cuillandre : La révolution numérique a été comme un nouveau souffle pour les acteurs économiques. Réduction des coûts, fluidification des transferts de données, mesure instantanée de l’état d’esprit des clients finaux, ces nouveaux outils ne manquaient pas d’atouts. Investir dans le numérique, c’était comme parler directement aux jeunes générations. Qui aurait osé raisonnablement s’y opposer ? Ce qu’il y a de schumpéterien dans cette révolution, c’est qu’un jeu concurrentiel féroce a tué les incrédules et les retardataires. Quel client, quel administré, accepterait désormais de devoir se déplacer ou attendre pour les services qu’il demande ? Nous avons une forte exigence d’immédiateté et de disponibilité. Cela nous semble naturel de nous connecter à n’importe quelle heure, pour commander n’importe quoi. Mais le monde a changé radicalement. Et c’est peut-être cette crise sanitaire qui nous a montré à quel point nous sommes devenus dépendants de ces technologies.

L’intelligence artificielle accompagnée par la robotisation devait accoucher de « l’usine du futur » dont les centres de conception et de décision ainsi que les lignes de production seraient éparpillées dans le monde. La crise sanitaire contrarie-t-elle cette perspective ?

H. C. : La crise sanitaire est un révélateur de la robustesse des réseaux, autant que de notre symbiose avec les outils numériques. Nous sommes coincés chez nous ? Pas grave, tout peut se faire à distance. L’essor des automatismes (IA, Blockchain et robotisation) correspond bien avec cette période, qui nous rend très dépendants de ces outils. On sent bien qu’aucune période n’a autant été propice à l’automatisation des véhicules ou à la virtualisation des espaces de travail. Car c’est aussi une des évolutions qui nous attend : laisser la machine piloter nos activités, avec l’essor de plateformes de micro-intérim, mettant à disposition des travaux de quelques heures ou beaucoup plus longs ou complexes. Autre aspect qu’il ne faut pas négliger : le chômage de masse et la dégradation du climat social, auxquels la société numérique de demain doit répondre, sous peine de tout perdre. C’est le sens d’Un monde meilleur paru en 2018, qui évoquait l’urgence de la distribution des tâches au-delà des frontières physiques obsolètes de l’entreprise. Deux ans plus tard, ces frontières ont en effet disparu, et nous sommes plus virtualisés que jamais.

Avantage humain du désordre

Accoler « intelligence » à « artificiel », n’est-ce pas un oxymore ? Ne devrait-on pas parler de compétence artificielle ?

H. C. : La machine est un acteur qui répète ce qu’on lui apprend. Dans des situations complexes, elle prend rapidement une combinaison de décisions que nous aurions certainement prises à sa place si nous avions pu analyser l’ensemble des éléments fournis un à un. Le jeu consiste à lui faire avaler un maximum d’informations pour augmenter la fiabilité de ses estimations. Forte de l’expérience accumulée sur des millions de dossiers médicaux, elle peut déceler des maladies avec une fiabilité supérieure à celles des médecins, sans avoir fait d’études de médecine. Elle ne comprend pas ses résultats, aussi fiables soient-ils. Il ne s’agit que d’un outil, pas d’une intelligence en concurrence avec celle de l’homme. Comme de tout outil, rien n’empêche une personne mal intentionnée d’en détourner l’usage. Nous sommes loin d’une intelligence qui aurait conscience de ses choix. C’est une des raisons pour lesquelles une supervision humaine est obligatoire, pour donner un sens à ces informations, en connaissance de cause. Mais nous pourrions nous interroger sur l’intelligence humaine, qui se fonde sur un apprentissage restreint, pas toujours maîtrisé. Les décisions que nous prenons restent dépendantes de choix inconscients qui échappent aux données du problème que nous sommes censés résoudre. Ce sympathique désordre qui s’exprime tous les jours en société a l’avantage de l’imprévisibilité, que les robots pourraient nous envier.

Comment concilier l’essor de l’IA et le progrès continu de l’humanité que promettaient les Lumières ?

H. C. : J’ai été fasciné comme beaucoup par la performance d’AlphaGo, la machine championne du jeu de Go, dont les coups gagnants sont toujours à l’étude. Pourquoi cette imprévisibilité dans des coups gagnants qui, à première vue, semblent suicidaires ? Rien à voir avec les consoles de jeux d’échecs électroniques qui connaissaient toutes les combinaisons. Le jeu de Go a plus de possibilités sur son plateau qu’il n’y a d’atomes dans l’univers. Ici la machine contourne l’humain pour le mener à l’impasse. Si nous perdons, c’est pour avoir été trop prévisibles. Les règles de la sociodynamique qui régissent les interactions dans les groupes humains sont proches des règles du Go. L’humanisme des Lumières, c’est avant tout reconnaître la différence comme un enrichissement et non une menace. Aimer l’humain, c’est aimer ses faiblesses, ses imperfections. Nous dominerons toujours le calcul logique par notre imprévisibilité, c’est-à-dire par notre capacité à l’erreur et à l’inexactitude. Et l’outil restera outil, si nous permettons à l’homme de rester libre et faillible.

Distance entre individus et essor des machines

La révolution numérique porterait-elle à la fois le risque d’une plus grande déshumanisation du travail et l’opportunité de repenser l’articulation du travail des hommes et des machines ?

H. C. : Je crains fort que la déshumanisation du monde ne soit pas tant le fait de l’essor des machines, mais le développement des automatismes va profiter largement de la distance qui augmente entre les individus. Toute cette nouvelle circulation d’information et ce besoin d’immédiateté réclament un renforcement de l’automatisation des relations de travail, ainsi qu’une sécurisation de toutes les transactions. Des solutions se mettent en place depuis un moment, et c’est aussi une exigence de notre société

Nous libérant des tâches répétitives, l’IA conduit-elle à une organisation du travail plus apprenante, à faire progresser les salariés en compétence dans de nouveaux métiers ?

H. C. : Je l’espère, et c’est le sens de mon travail. Mais le contexte n’est pas si simple. Je ne crois pas au remplacement des humains par la machine comme la célèbre étude d’Oxford[1] de 2013. En revanche, l’automatisation de certaines activités est inéluctable. Surtout dans un contexte de reprise économique et de sécurisation des processus qui ont été dématérialisés au maximum. Pour le salarié, il est bien plus question de maintien de son employabilité que de sa progression. Et cela passe par des compétences technologiques, pour développer sa complémentarité avec la machine.

Si l’IA peut libérer du travail routinier, peut-elle accentuer le contrôle du travail ?

H. C. : Les technologies actuelles permettent de déceler parfois en temps réel si le salarié à son ordinateur se sent bien, s’il présente un risque psycho-social. On peut imaginer que l’employé pourra autoriser des automatismes à analyser des mots-clés pour proposer un travail et des conditions mieux adaptées. C’est tout l’enjeu des conditions de travail pour augmenter l’engagement et la qualité de la production. Le logiciel de distribution des tâches Talent Now  que j’avais proposé en 2015 était très en avance sur ce sujet pour aller à la « pêche aux génies »[2].

Enjeux de l’illectronisme

A contrario, l’IA faisant de l’homme un assistant de la machine, allons-nous vers la fin des métiers pour des microtâches, une prolétarisation des travailleurs à la tâche par les plateformes numériques ? Quel avenir pour les dix-sept millions de Français frappés d’« illectronisme » ?

H. C. : C’est un important enjeu pour les constructeurs de se rapprocher de l’utilisateur, et de faciliter la connexion. Avec les assistants vocaux que nous avons dans nos salons, nous voyons qu’il est question de s’affranchir des claviers, de la géographie particulière des logiciels, voire de la barrière de la langue, pour permettre au plus grand nombre de se connecter. L’enjeu est bien de laisser le moins possible de personnes sur le bord du chemin. L’illectronisme est dangereux pour la société dans son ensemble. C’est dans cette optique que tous les métiers à distance vont continuer à prospérer, des plus complexes aux plus accessibles. Mais c’est aussi le travail des plateformes de repérer les plus doués, pour les faire progresser. La société se hiérarchise par l’usage des technologies.

Va-t-on vers une polarisation du marché du travail avec en haut des métiers très qualifiés et en bas des métiers peu qualifiés, les emplois intermédiaires qui permettaient l’ascension sociale ayant disparu ?

H. C. : Rien ne disparaît, tout se transforme. Autrefois, les métiers informatiques étaient cloisonnés. Désormais, tous les métiers seront pourvoyeurs de données, et s’enrichiront de savoir-faire augmentés par les automatismes. Mais la porosité entre le métier et la technologie va permettre aussi un transfert de compétences inédit. Qu’un artisan participe au perfectionnement d’automatismes, ou qu’un technicien bascule dans l’exercice d’un métier de terrain, deviendra beaucoup plus fréquent.

Libre choix des activités

L’IA favorise-t-elle la Déclaration de Philadelphie de 1944 sur l’Organisation internationale du travail (OIT) et le souhait que « les travailleurs soient employés à des occupations où ils aient la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances » ?

H. C. : Il n’y a pas meilleur employé qu’un employé heureux. Si l’IA peut contribuer à déceler ses envies, et lui permettre de se repérer dans la jungle des activités et des formations pour y répondre, c’est tant mieux. C’est pour cela que j’insiste sur la liberté individuelle, et sur le choix des activités. Actuellement le système pèche beaucoup par une incompréhension de l’humain et de ses aspirations.

La féminisation des métiers de la tech est-elle le gage d’une plus grande valeur ajoutée ?

H. C. : Comment construire si on ne le comprend pas ? Les équipes technologiques sont loin d’être mixtes, ce qui induit des biais de genre. Il s’agit d’une incompréhension des clients qui sont pour moitié féminins, mais le plus grave est de ne pouvoir comprendre notre avenir inéluctablement mixte et divers. Là aussi, c’est schumpéterien. Seuls ceux qui auront compris l’urgence de la mixité survivront. Le projet « Mix-IT ! » que j’ai créé vise au recrutement de chômeuses pour les former aux métiers de demain, et les recruter dans les entreprises.

* Hervé Cuillandre est l’auteur d’Après l’intelligence artificielle et la robotisation : remettre l’humain au cœur du monde : mixité, diversité, inclusion, Maxima, 2019, et d’Un monde meilleur : et si l’intelligence artificielle humanisait notre avenir ? , Maxima, 2018. Il est aussi ambassadeur de Business Professional Women

[1] Carl Benedikt Frey, Michael A. Osborne, The Future of Employment: How Susceptible Are Jobs to
Computerisation, Oxford University Press, 2013.
[2] Après l’intelligence artificielle…, op. cit., p. 92.

 

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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