Entretiens

Management

Le télétravail et au-delà : nouveaux enjeux pour l’entreprise

12/06/2020

La crise sanitaire va conduire les entreprises à reconsidérer le management sous le prisme de la concertation et de l’empathie. Et pour les salariés, concilier télétravail et présence au bureau rebat les cartes. Entretien avec Alexandre Pachulski, Talentsoft*

Le déconfinement et la priorité à la sécurité sanitaire des salariés conduisent les entreprises à réinventer l’organisation du travail. Doivent-elles le faire en usant de contrainte ou de concertation?

Alexandre Pachulski : Le principe de base doit être le volontariat – revenir au bureau ou pas –, pour ne pas créer une rupture brutale avec les habitudes prises pendant le confinement. Pour ceux qui reviennent, la concertation doit primer. Le bureau est un outil, un instrument de travail à la disposition des salariés. Beaucoup de gens n’ont pas le choix, leurs enfants étant toujours chez eux car toutes les écoles n’ont pas encore rouvert. Indépendamment de ces contraintes, on a fait un bond dans le temps : travail et vie personnelle sont tellement liés que cela conduit les gens à reconsidérer leur relation au travail, et certains à changer de vie. Si les entreprises ne sont pas prêtes à la concertation, il leur sera très difficile de motiver leurs salariés.

Comment communiquer en interne pour rassurer les salariés sur le plan sanitaire et sur celui de leur avenir ? Le management intermédiaire est-il appelé à devenir plus visible ?

A. P. : Le management de proximité est le relais indispensable des ressources humaines pour tout ce qui a trait au management et au développement des talents. C’est le relais qui connaît bien les salariés, sait personnaliser les relations, créer des liens. Avec la crise, ce relais est d’autant plus important que les conditions de vie diffèrent dans une même profession. La RH crée le cadre, et la façon de l’appliquer relève du management de proximité. La communication doit être régulière, humble, transparente, avec des buts précis, des échelles de priorité, elle doit expliquer les arbitrages. Il faut éviter toute posture du leader sachant tout, sûr de lui.

Certaines entreprises optent pour la poursuite du télétravail, fortement recommandée par le gouvernement, tandis que d’autres laissent le choix à leurs salariés de se rendre sur leur lieu de travail. À quels types d’entreprises le télétravail est-il le plus approprié ? Seulement les entreprises de service ?

A. P. : La donne a changé. La crise a montré les travailleurs du « réel », caissiers, éboueurs, transporteurs, tous contraints. Mais elle a aussi montré que le télétravail n’est pas l’apanage d’une catégorie de salariés. Il s’applique à tout le monde dans la mesure où il est un levier qui accorde une liberté supplémentaire aux gens, leur donne plus de marge de manœuvre pour combiner vie professionnelle et vie personnelle. C’est alors un vrai levier de motivation. Le choix du télétravail dépend du besoin de produire soit collectivement, soit individuellement. Misons sur la responsabilité individuelle.

Lutte des postes

Le mot télétravail n’est-il pas inapproprié s’il laisse accroire que les salariés le confondent avec farniente, alors que leur productivité a sensiblement augmenté durant le confinement [1]?

A. P. : J’ai entendu bien des propos odieux à l’égard du télétravail. Le constat est sans appel : les gens ont globalement travaillé plus en télétravail, car on ne sait plus si on dort au bureau ou si l’on travaille à la maison. Et le télétravail, dans le contexte du confinement, fut pour beaucoup dégradé, car tous n’avaient pas le matériel approprié, et étaient souvent entourés de leurs enfants. Il faudrait non plus parler de télétravail mais de travail à distance, et que les salariés ne soient plus contraints de justifier leur présence dans tel ou tel lieu du moment que le travail est fait. Si le confinement a fait sauter des idées reçues sur le télétravail, certains continuent de douter de son bien-fondé, refusant toute confiance aux salariés qui en font le choix.

Sommes-nous tous faits pour le télétravail ? Quels sont les conditions de son bon usage ?

A. P. : Non, nous ne sommes pas tous faits pour le télétravail, qui n’est pas paré de toutes les vertus. Il serait parfois abrutissant, et certains, du fait de leur personnalité, ont besoin de repères, de se placer dans un rôle auquel leur domicile ne prédispose pas, ni à un état d’esprit de travail. Quand on ne connaît pas bien les gens avec lesquels on doit travailler à distance, on perd en qualité d’échange. Il peut être aussi difficile de sanctuariser le bureau chez soi, de conjurer le risque d’intrusion.

Nous sommes des animaux sociaux et avons besoin de temps et de lieux pour être ensemble et créer du lien qui nourrit la relation au travail. L’empathie doit être une valeur reine au travail, nous devons comprendre comment les gens fonctionnent, de quoi ils ont besoin. Une des clés pour régler la question du télétravail, c’est le choix du moment, du sujet, des personnes. Cela ouvre un champ des possibles, et de nouvelles créations de valeur, par plus de sérendipité, mère de l’innovation.

Ne va-t-il créer une nouvelle lutte non pas tant de classes entre cols blancs et cols bleus que de postes, entre digitaux et non digitaux ?

A. P. : Je le redoute. La rentrée risque d’être tourmentée par une double crise économique et sociale. La crise va conduire à porter un regard nouveau sur des métiers « invisibles » ou travailleurs du « réel », sans lesquels les « privilégiés » ne pourraient jouir de la possibilité de choisir de nouvelles opportunités. Comment étendre ce privilège à des gens qui ne l’ont pas ?

Les Français souhaiteraient travailler plus longtemps chez eux[2]. Y a-t-il une nostalgie du confinement chez ceux qui doivent revenir au bureau où règnent les barrières sanitaires et la une distanciation ?

A. P. : Absolument, la nostalgie est avérée. La bonne nouvelle, pour certains, est qu’on leur dit de rester chez eux. Aujourd’hui, l’employeur doit vendre un projet aux salariés tentés par le télétravail qui justifierait qu’ils viennent au bureau. Il faut créer un engagement nouveau pour éviter la nostalgie.

Culture d’entreprise fragilisée

Une nouvelle ère s’annonce-t-elle d’un management qualitatif en termes de projets, d’objectifs, de sens, davantage fondé sur l’autonomie, la subsidiarité, et délaissant le management quantitatif fondé sur le nombre d’heures travaillées ?

A. P. : Ce sera un management privilégiant l’empathie, un management qui tourne le dos aux solutions toutes faites, un management qui responsabilise les salariés. L’opportunité de reconsidérer les modes de travail va conduire à s’interroger sur la transversalité pluytôt que les silos. Ce qui était recommandé depuis des années devient une évidence. Le « comment vas-tu » du manager au salarié n’est plus une question extravagante mais de bon sens. Il n’est de salariés compétents que reconnus dans leur singularité et leurs valeurs. En langage anglosaxon on parle d’“empowerment”.

La culture d’entreprise ne risque-t-elle pas de se déliter avec la distanciation physique qui nuit aux rites de convivialité ?

A. P. : Oui, et j’en ai peur. Quand on abolit les rites du quotidien, on altère la culture.

Comment demain prendre le pouls de l’organisation, sonder les cœurss, mesurer l’adhésion aux projets de l’entreprise ?

A. P. : Ce ne sera pas simple. Il y a des outils comme celui que nous utilisons, Toguna[3], un opérateur de concertation qui inclut une dimension de construction et permet de passer du “storytelling” au “storymaking”, pour créer un engagement commun, une dynamique fondée sur le projet.

Le recrutement peut-il être entièrement virtualisé ?

A. P. : Je ne sais pas quel impact aura sur les enfants la crise actuelle, sur le plan relationnel, affectif, s’ils ne peuvent plus s’approcher de leurs amis, les toucher. Il y aura un impact sur leur construction psychologique et cognitive. Mais les adultes sont également concernés. Dans l’entreprise, je ne crois pas au recrutement par les seuls robots, car elle a besoin de lien social au cœur du travail. Un robot peut identifier des profils intéressants par des algorithmes, mais il ne peut détecter les profils inspirants qui vont aider l’entreprise à progresser. Le robot ne peut pas « sentir » les gens. Mais certains recruteurs, aujourd’hui, fonctionnent comme des machines !

Va-t-on vers une fusion RSE-RH, l’enjeu de la responsabilité sociétale des hommes (« RSH ») leur étant de plus en plus commun, point de passage obligé de la raison d’être de l’entreprise ?

A. P. : Cela a du sens, car la RH ne doit plus être une simple administration du personnel mais une créatrice de sens. Pour autant, c’est aussi le rôle du PDG et de l’équipe de direction, qui ne doivent pas être obsédés par le seul profit. Il faut l’approbation du comité de direction et des actionnaires, sinon ça demeure un vœu pieux.

* https://www.talentsoft.fr.

[1] Selon une étude CSA pour Linkedin, 45 % des télétravailleurs estiment avoir plus travaillé qu’avant le confinement.
[2] Enquête Publicis Sapient France : 62 % des Français seraient prêts à continuer à télétravailler après le confinement ; 74 % des entreprises planifient de laisser une partie de leurs salariés en télétravail permanent.
[3] Le Toguna est le nom d’une hutte qui réunit les villageois chez les Dogons, peuple d’Afrique de l’Ouest(Mali et lBurkina Faso)

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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