Entretiens

Génération Covid, génération en quête de sens ?

11/05/2021

Le concept de carrière en entreprise perd de sa pertinence. La crise du Covid révèle les aspirations au changement dans le monde du travail et devrait conduire à valoriser ce qui donne du sens au métier, à privilégier les recrutements de profils atypiques. Les jeunes ne sont d’ailleurs pas les seuls à s’interroger sur le sens du travail. Entretien avec François Badénès, La Fabrique du changement.

Est-il pertinent de parler de « génération Covid » [1], du point de vue de l’emploi ?

François Badénès : Nul doute que la pandémie va avoir un impact sur le recrutement ainsi que sur la question du sens que vont se poser les jeunes, non seulement sur leur entrée dans le monde du travail mais également sur celui de la valeur travail. Avant la pandémie, 65 % des 18-35 ans voulaient exercer un métier qui a du sens, refusaient les “bullshit jobs” et souhaitaient des modes de management différents. Durant la pandémie, la désorganisation ou la réorganisation du travail – télétravail, difficulté d’accès à l’emploi, aux stages – a sans doute renforcé le sentiment de relativisation de la valeur travail, ou en tout cas du sens à lui donner. C’est une bonne nouvelle, car il est préférable d’avoir une génération en quête de sens plutôt que des gens programmés pour faire carrière dans un système économique à bout de souffle.

Et du point de vue de l’état mental ?

F. B. : Nombre de psychologues aident ces jeunes pour leur éviter les décrochages. On peut regretter le grand silence sur les crises psychologiques liées à des décisions gouvernementales très brutales, sur les nombreuses pensées de suicide – 42 % – que les lanceurs d’alerte constatent avec effroi. Ces jeunes vont certainement être marqués par cette période, qui va laisser des traces, aussi peut-on parler de « génération Covid ». Certains manifestent néanmoins des capacités de résilience qui laissent augurer une nouvelle vision du travail, de la nature des emplois recherchés dans des filières où le travail manuel donne du sens mais où beaucoup d’emplois sont non pourvus.

Bac dévalorisé et vocations découragées

La crise sanitaire a-t-elle conduit certains jeunes diplômés à changer radicalement d’orientation et à se détourner de la « carrière professionnelle », pour des activités moins rémunératrices mais plus chargées de sens ou moins astreignantes ?

F. B. : Aujourd’hui le Bac n’a plus de valeur – 98,6 % l’ont eu en 2020 –, le diplôme sera de moins en moins différenciant au sein d’une classe moyenne plus cultivée. Espérons que les efforts menés pour valoriser l’apprentissage et l’alternance porteront leurs fruits, que les filières manuelles et techniques seront réhabilitées, car l’engorgement vers les études générales a découragé beaucoup de jeunes de leur vocation à des métiers manuels. Ces mêmes jeunes, forts d’un bac + 5, sont aujourd’hui pour beaucoup au chômage.

Les préorientations scolaires vers les filières techniques en classe de 4e ou 3e culpabilisent les enfants jugés incapables de poursuivre des études générales. Dans l’économie tertiaire, on considère qu’il y a 35 % de “bullshit jobs” dans les entreprises, emplois non liés directement à la production mais aux procédures, au contrôle de contrôleurs… La pandémie a révélé leur inutilité et conduit certains employés à s’interroger sur leur devenir, et sur l’opportunité de changer pour des métiers qui ont du sens. La crise du Covid nous conduit à appréhender la nature du travail et des emplois de manière différente. Au reste, de plus en plus de jeunes se dirigent vers l’économie sociale et solidaire, là où les métiers ont du sens.

Télétravail, frein à l’embauche

Dans quelles proportions les aides publiques à l’emploi ont-elles favorisé l’emploi des jeunes ? Comment les intégrer en période de management distant ?

F. B. : Si les aides pour l’embauche et l’alternance ont aidé les petites entreprises, qui constituent le tissu économique, le principal frein à l’embauche durant cette période fut l’absence de contact entre les salariés, en raison du télétravail, et la difficulté de réaliser des entretiens d’embauche. Le management à distance ne favorise guère l’appropriation par le jeune embauché de la culture de l’entreprise, le parcours d’intégration se fait sans rencontrer les gens. La mise en énergie ne peut être la même. Les jeunes perdent facilement pied. Aussi, les entreprises qui ont embauché des jeunes durant les périodes de confinement devraient, lorsque les temps seront plus sereins, organiser des rencontres entre salariés pour recréer du lien, partager un temps collectif, pour que les jeunes se sentent accueillis.

Brutale maturation numérique

Le plan gouvernemental « Un jeune, une solution » [2] a-t-il pour effet d’orienter spécialement les jeunes vers les secteurs où les perspectives d’embauche semblent les plus sûres ou qui connaissent des carences de main-d’œuvre (digital, santé…) ?

F. B. : Beaucoup d’entreprises ont pris conscience qu’il leur manquait des compétences dans de nouveaux domaines comme les usages collaboratifs du média web, le développement des intranets collaboratifs (ou réseaux sociaux d’entreprise). La France accusait un certain retard en ce domaine quand la crise du covid a permis, sur fond de télétravail et de temps collectif à distance, une accélération de la maturité numérique dans bon nombre d’entreprises, le couteau sous la gorge.

Avec les Zoom, Teams et autres webinaires, les entreprises choisissent des solutions américaines, alors qu’il faudrait protéger la souveraineté numérique française et promouvoir des éditeurs français très compétents proposant des produits très compétitifs. Subie ou choisie, la transition numérique est un fait, pour le pire ou le meilleur, car beaucoup de salariés ont eu une perception biaisée du télétravail, perturbés quand leurs enfants étaient privés d’école et dans la mesure où ils n’ont été ni bien formés, ni bien équipés. Pensons à cette phrase du général Mac Arthur : « Toutes les batailles perdues se résument à deux mots : trop tard. » Les entreprises mal équipées sur le plan digital n’attirent plus les jeunes. Les talents vont ailleurs, pour fuir un mode de management archaïque.

Contenus pédagogiques caduques en grandes écoles

Comment des jeunes sortant frais émoulus de l’université ou des « grandes » écoles peuvent-ils prétendre à un quelconque poste quand on demande entre trois et cinq ans d’expérience ? Les diplômes décrochés en 2020 voire 2021 sont-ils sérieusement menacés de dévalorisation par rapport aux promotions antérieures ou suivantes ?

F. B. : A l’Ouest rien de nouveau ! Cette absurdité ne date pas du Covid, qui ne fait que la rendre encore plus insupportable. Quant à la valeur des diplômes, la reproduction sociale des élites n’a jamais été aussi forte, alors que le contenu pédagogique de certaines grandes écoles est devenu totalement caduque, inadapté au nouveau monde complexe. L’heure est à la diversité des talents dans le recrutement. S’interroger sur les diplômes qui auraient moins de valeur selon les promotions n’a plus aucun sens. La course au diplôme crée de graves frustrations chez bon nombre de jeunes, qui finissent par tourner le dos à la notion de carrière dans l’entreprise.

Les vingt entreprises qui se développent le plus rapidement au monde, et dont la moitié n’existaient pas il y a vingt-cinq ans, sont celles qui recrutent des profils atypiques, qui ont choisi le management par la diversité. La consanguinité conduit au déclin. L’heure n’est plus à la compétence à faire les tableaux Excel, mais à l’intelligence relationnelle, émotionnelle. Il y a dix ans, l’Organisation mondiale du travail publiait une monographie sur les compétences clés de 2020 dans laquelle apparaissaient la gestion des émotions, l’intelligence relationnelle, la communication non violente… On a besoin de leaders visionnaires qui savent embarquer leurs équipes et non plus de gestionnaires. Les changements culturels interviendront dans les organisations qui ouvriront leurs portes aux débutants, qui ne craindront pas de recruter des profils atypiques, qui renforceront l’engagement des salariés et cesseront de survaloriser le présentéisme.

Demandes de reconversions à tout âge

Observez-vous un développement des start-up durant le covid ?

F. B. : Je vois apparaitre un nouveau concept, le “social up”, entreprise pilotée par des personnes qui s’appuient sur des codes de management privilégiant l’agilité, la créativité, l’expérimentation, le droit à l’erreur. Ce concept conjugue le bon côté des startups, leur souplesse, leur efficacité, leur agilité, et celui de l’entreprise sociétale qui souhaite avoir un impact positif sur le monde.

La génération Covid se singularise-t-elle par une forte croissance des demandes de reconversion ?

F. B. : Les demandes de reconversion se multiplient chez les jeunes, lors de leur première expérience de travail, mais aussi chez les adultes. Les jeunes ont une représentation du travail très abstraite. Beaucoup d’adultes souhaitent créer leur propre activité. Les demandes de bilan de compétence, d’accompagnement, de coaching individuel explosent sur fond de prise de conscience de la crise écologique, de la transition numérique, de la mutation du travail. On fait le deuil de la crise, dont on parle depuis bien longtemps, et on entre dans un cycle aux enjeux et priorités radicalement différents. La dimension mondiale de la pandémie nous fait prendre conscience qu’il faut imaginer un nouveau monde et remettre surtout du bon sens dans le système. Réhabiliter des métiers qui ont disparu et qui nous manquent. Créer une épicerie collaborative pour vendre dans des circuits courts des produits locaux a peut-être plus de sens que de se compromettre dans un consumérisme exacerbé.

Génération covid, génération sacrifiée ou génération qui porte en elle les germes d’un nouveau monde ?

F. B. : Le terme « génération Covid » ne me convient pas, car c’est la dernière lame d’une vague qui vient de plus loin, elle révèle à la loupe ce qu’on savait mais qu’on refusait de voir. Cette crise s’ajoute aux autres, elle confirme un changement de cycle. Le mot crise en idéogramme chinois est composé des caractères danger et opportunité. Ne nous reposons pas uniquement sur les jeunes pour trouver des solutions. Si bon nombre d’entre eux ne veulent pas avoir d’enfants, quel sera notre avenir ?

[1] Implicite dans les propos du président de la République : « J’ai conscience des sacrifices qui ont été demandés à notre jeunesse ces derniers mois. On sortira de cette crise en étant encore plus au rendez-vous de ce que nous leur devons. Je m’en porte garant. » octobre 2020, à l’occasion de BpiFrance InnoGénération.
[2] https://travail-emploi.gouv.fr/le-ministere-en-action/relance-activite/plan-1jeune-1solution/.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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