Entretiens

Nouvelles donnes pour les jeunes et l’emploi

25/08/2021

« Génération Covid » ? Elle n’en pâtira pas forcément aux portes de l’entreprise. Si les nouvelles générations entrant sur le marché du travail sont très segmentées par le diplôme, elles partagent l’acculturation au numérique qui recompose tant la production que le management et la distribution. Et la crise pourrait aider certains jeunes à révéler des tempéraments nouveaux. Entretien avec Monique Dagnaud, sociologue, directrice de recherche au CNRS.

Est-il pertinent de parler de « génération Covid » [1], du point de vue de l’emploi ? Si l’expression a quelque pertinence, pour quelle classe d’âge précisément (à seize ans ou à vingt-cinq, les enjeux ne sont pas les mêmes…) ?

Monique Dagnaud : Oui, il est tout à fait pertinent de parler de « génération Covid », car, depuis l’après-guerre,  aucune génération n’a vu son cursus scolaire ou universitaire interrompu à ce point par un événement totalement imprévu, et qui perdure quant à ses effets négatifs sur plusieurs mois. Avec les catégories d’âges, les conséquences diffèrent, selon que le jeune est sans argent, en plein cursus à dix-huit ans et qu’il vient de passer son bac en attendant de choisir un parcours universitaire, ou qu’il est un étudiant de vingt-quatre ans et qui a terminé son cursus fort d’un master, d’un diplôme d’ingénieur ou d’école de commerce. Celui-ci aura peut-être plus de difficultés qu’à l’ordinaire pour s’insérer rapidement, mais dans la mesure où les entreprises sont en quête de jeunes bardés de diplômes, il trouvera un emploi. Pour autant, à cet âge-là tous les jeunes ne sont pas, tant s’en faut, diplômés, et les entreprises tout en étant aujourd’hui en quête de personnes à embaucher sont souvent exigeantes (voire trop exigeantes) sur les qualifications et l’expérience. On constate de toute façon que le diplôme demeure un facteur discriminant et pénalisant si le jeune n’en dispose pas.

Avantage au chercheur d’emploi dans plusieurs secteurs

« Les jeunes entrant sur le marché du travail lors d’une récession perdent des opportunités qui se traduisent par des salaires d’environ 10 % à 15 % plus faibles pour leur premier emploi » rapporte le Conseil national de la productivité [2]. Comment éviter que ce soit le lot des jeunes et encore jeunes diplômés « générations Covid » ?

M. D. : Dans ce contexte post-confinement beaucoup d’entreprises cherchent à embaucher et dans certains secteurs (l’hôtellerie, le commerce, l’aide à la personne par exemple, ou des secteurs à forte expertise ou technicité) la main-d’œuvre est difficile à trouver : l’avantage dans la négociation salariale (rémunération, conditions de travail, horaires) revient alors au chercheur d’emploi. Parallèlement, le contexte est favorable aux jeunes qui sont capables de prendre des risques, aux audacieux, aux débrouillards. On peut imaginer que cette longue crise aura fait (pour une part) évoluer les esprits. Seront valorisées peut-être moins les atouts liés aux diplômes que la capacité de saisir les opportunités, d’innover et de s’impliquer dans le travail. La crise va aider certains jeunes, qui dans un contexte classique auraient eu une attitude routinière, à révéler des tempéraments, des caractères nouveaux.

Les diplômes décrochés en 2020 ou 2021 dans des métiers porteurs (TIC, analyse de données…) sont-ils sérieusement menacés de dévalorisation par rapport aux promotions antérieures ou suivantes ?

M. D. : Tous les métiers concernant les technologies sont tellement demandés, aussi bien pour la production que pour la conquête de nouveaux marchés et les nouveaux modèles de consommation, qu’ils ne peuvent pas être fragilisés. L’avenir est aux jeunes qui ont les savoir-faire dans ces domaines. La société se recompose dans toutes ses dimensions avec le numérique, aussi bien dans la production avec les robots que dans le management et la distribution avec une nouvelle approche des consommateurs fondée sur les données. Les jeunes, ceux qui sont bien acculturés à ce nouveau monde, n’ont pas de soucis à se faire.

Le vrai sujet du travail, ceux qui n’ont pas de diplôme

Les entreprises semblent attentistes, faute de visibilité, et le marché du travail plus que jamais défavorable aux débutants ; comment des jeunes frais émoulus de l’Université ou de grandes écoles peuvent-ils prétendre à un poste quand on leur demande entre trois et cinq ans d’expérience ?

M. D. : C’est effectivement contradictoire. Auparavant, les jeunes dotés d’une formation solide étaient sûrs de trouver un métier rapidement, avant même d’avoir achevé leur cursus. Dans une société qui, aujourd’hui, se redynamise, et qui a priori ne va pas de nouveau se confiner, leur réinsertion dans le monde du travail va peut-être s’étaler un peu plus dans le temps. Mais ce n’est qu’une période très provisoire, car on voit déjà une nette reprise d’un marché de l’emploi favorable aux frais diplômés qui par essence ont peu d’expérience. Comme dans le monde d’avant, le vrai sujet du travail, c’est celui des personnes qui n’ont pas de diplôme et de formation. Enfin la demande est très forte pour les qualifications bac + 2 ou bac +3, ces classes moyennes qualifiées qui constituent la matrice centrale de l’activité économique.

Quid des surdiplômés que vous analysez dans votre dernier livre [3] ? En quoi ont-ils grandi dans un environnement qui les protège de la crise ? En quoi se distinguent-ils des autres “millenials” ?

M. D. : Les « 20 % qui transforment la France » ont tous un niveau bac + 5, master 2, écoles de commerce ou d’ingénieur. Il y a de fait un vrai clivage, particulièrement culturel, avec les autres. Ces superdiplômés ont réussi à investir des lieux de résidence, des modèles de consommation, et à construire des rapports de force dans les entreprises. Mais ces 20 % ne sont pas homogènes. Dans des secteurs où les embauches sont ralenties ou mal rémunérées comme le secteur culturel ou éducatif : ces personnes dotées de bons diplômes avec une formation longue peuvent se sentir déclassés et déçues par rapport aux attentes que font miroiter les cursus scolaires longs.

Aspiration à l’entrepreneuriat

Vers quelles entreprises se dirigent-t-ils ? Des grands groupes ou des start-up ?

M. D. : Si la plus grande partie d’entre eux se dirigent vers les grands groupes ou les entreprises moyennes, on constate chez certains une quête d’autonomie, une aspiration à créer leur propre entreprise, qu’elle prenne la forme d’une startup ou d’un cabinet de consultant. La petite entreprise a le vent en poupe. L’entrepreneuriat n’est plus une voie de non-diplômés, il est devenu une aspiration de la jeunesse éduquée. C’est très nouveau.

Un conflit peut-il surgir de la distance culturelle et économique créée par ces 20 % qui construisent « le monde d’après » alors que les non-diplômés en seraient exclus ?

M. D. : Les autres ne sont pas « non diplômés », ils peuvent avoir suivi des formations universitaires courtes à orientation professionnelle… La société ne doit évidemment pas être analysée seulement à travers le prisme des 20 % qui se singularisent par une plus grande facilité à entrer dans les entreprises et qui monopolisent les postes d’encadrement et de management.

Quête de sens plus marquée

Vous soulignez que « c’est au cœur de cette classe culturelle que s’écrit notre avenir commun ». La classe « non culturelle » n’aurait-elle aucune part à cet avenir commun ?

M. D. : Nous n’opposons pas une classe « culturelle » à une classe qui ne le serait pas. Mais néanmoins nous observons que c’est dans cette catégorie des hyperdiplômés que l’innovation culturelle, sociale, technologique, s’enracine et s’élabore. C’est eux qui pensent l’avenir, qui sera bien sûr partagé avec les autres.

La crise sanitaire a-t-elle conduit certains jeunes diplômés à changer radicalement d’orientation et à se détourner de la « carrière professionnelle », pour des activités moins rémunératrices mais plus chargées de sens ou moins astreignantes ?

M. D. : Si cette tendance existait auparavant, elle n’était pas aussi marquée qu’aujourd’hui. La crise du covid a accentué ce mouvement car elle est aussi une crise de sens. Les jeunes cherchent de plus en plus à pratiquer un métier à impact sur le plan sociétal, environnemental...Mais si d’autres aspects (salaires, conditions de travail et conditions de vie) demeurent très importants, ce serait stupide de l’oublier. 

[1] Implicite dans les propos du président de la République : « J’ai conscience des sacrifices qui ont été demandés à notre jeunesse ces derniers mois. On sortira de cette crise en étant encore plus au rendez-vous de ce que nous leur devons. Je m’en porte garant. » (octobre 2020, à l’occasion de BPI-France InnoGénération.
[2] https://www.strategie.gouv.fr/conseil-national-de-productivite & https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/cnp-2021-deuxieme-rapport-janvier.pdf. Même s’il note aussi que la France a paru moins touchée par ce phénomène dans le passé : https://www.insee.fr/fr/statistiques/1377802?sommaire=1377812.
[3] Jean-Laurent Cassely et Monique Dagnaud, Génération surdiplômée, les 20 % qui transforment la France, Odile Jacob, 2021.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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