Entretiens

Matières premières : tensions convergentes

06/04/2022

La triple crise agricole, énergétique et logistique n’a pas commencé avec la guerre en Ukraine. Ni son effet sur les coûts, ni l’exception française quant à leur répercussion. Entretien avec Philippe Chalmin, président de l’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires, fondateur de Cyclope (Cycles et orientations des produits et des échanges)*

Dans quelles proportions la crise ukrainienne aggrave-t-elle les tensions sur les matières premières agricoles, l’énergie et les matériaux ?

Philippe Chalmin : Sur la plupart des marchés les tensions sont antérieures à l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Nous avions déjà, lors du bilan 2021 établi en janvier dernier, analysé trois crises, logistique, énergétique (dont les métaux liés à la transition énergétique) et agricole. Pour l’heure, la crise ukrainienne a comme on devait s’y attendre exacerbé la crise énergétique, sur le plan du gaz et dans une moindre mesure du pétrole. N’oublions pas que le gaz a des incidences sur l’électricité et les engrais. La crise agricole, relativement limitée en 2021, a depuis pris une ampleur plus importante, d’une part à court terme en raison du blocage de la mer Noire, d’autre part à moyen terme par les doutes sur la capacité de l’Ukraine à assurer ses semis et ses récoltes cette année. Ajoutons que sur le plan international l’augmentation du prix des engrais aura des conséquences sur leurs usages et les rendements. Sur les autres marchés, les métaux, le bois, l’acier, les tensions ont été exacerbées. La crise logistique, elle, perdure.

Quelles sont dans les économies européennes les chaînes agroalimentaires les plus touchées par les sanctions actuelles contre la Russie, et qui le seraient le plus en cas d’un embargo sur le gaz ?

P. C. : La dépendance de l’Europe vis-à-vis de l’Ukraine et de la Russie est relativement faible, la seule vraie dépendance en termes de fourniture directe portant sur le maïs ukrainien, largement utilisé dans l’élevage porcin espagnol, par exemple. Pour autant, toute la chaîne européenne est touchée par la hausse des prix induite par la crise russo-ukrainienne. Tous les secteurs de production, notamment l’élevage intensif, les secteurs utilisant l’alimentation animales sont concernés. Ajoutons également toutes les activités industrielles utilisant du gaz et de l’électricité. N’oublions pas que le prix de l’électricité en Europe est directement corrélé au prix du gaz pour les entreprises, mais pas pour les particuliers. Le poste énergie de toutes les entreprises agro-alimentaires est donc affecté ; certaines, qui peuvent bénéficier d’une hausse des prix à l’export, comme la filière laitière, pourront supporter la hausse.

Pas de protection des marchés du fait de la PAC

Y a-t-il des secteurs agro-industriels qui pourront rester à l’écart de retombées importantes, sur leurs coûts, de la crise ukrainienne, ceux par exemple qui vendent des produits agricoles en circuits courts ?

P. C. : Objectivement, les secteurs agro-alimentaires comme les fruits et les légumes sont peu touchés, si ce n’est pour la production sous serres, fortement consommatrice de gaz naturel, comme aux Pays-Bas. Le secteur porcin, lui, est étranglé par le ciseau des prix, entre une hausse du prix des aliments liée à l’Ukraine et la stagnation voire la baisse des prix du porc due à la baisse des importations chinoises. En dehors de certaines filières à circuit court, nous sommes, et c’est une nouveauté, car nous avons abandonné toute protection des marchés avec la réforme de la Politique agricole commune, dans une situation où n’importe quel agriculteur dans les coins les plus reculés de France est directement affecté par les prix mondiaux.

Les sources de nos industries en intrants agricoles, énergie, matériaux, sont-elles trop concentrées dans des pays situés dans des zones instables ?

P. C. : Il n’échappe à personne que la France n’a ni phosphate ni gaz naturel, et que notre production d’ammoniac et d’urée ne peut se faire qu’avec du gaz importé. Nous manquons également de potasse, la production en Alsace étant une histoire du passé. Aussi, en ce qui concerne les engrais, nous sommes importateurs. À l’inverse nous sommes les premiers exportateurs mondiaux de semences, et un des problèmes de l’Ukraine aujourd’hui est que l’approvisionnement en semences venant de France est contrarié. Notre dépendance majeure, sur le plan de la production, concerne les intrants, les engrais, et nous sommes confrontés à des prix qui ont doublé ou triplé.

Nous supportons aussi l’échec d’un modèle de transition énergétique qui a été conçu sur l’abandon légitime du charbon, sur une contestation du nucléaire, un refus du gaz de schiste et le développement d’éoliennes et de panneaux solaires dont on oubliait le caractère intermittent, à un moment où l’économie s’électrifie de plus en plus. Nous avons donc mis notre tête sur le billot du gaz russe. Enfin, n’oublions pas que l’exploitation des matières premières est un facteur d’instabilité et qu’il n’existe pas de pays producteurs de pétrole ou de gaz stables et vertueux, hormis la Norvège.

Industrie stigmatisée, souveraineté réduite

Quelle souveraineté la France a-t-elle sur le plan des métaux rares ; est-elle affectée par l’instabilité géopolitique actuelle ?

P. C. : La France n’a aucune souveraineté en ces domaines. Il faut distinguer les minerais des métaux. Les minerais sont extraits de la terre, et pour de nombreuses raisons il n’y aura plus en France d’exploitation minière. La mine de tungstène à Salau [1], en Ariège, ne rouvrira pas. Nous allons peut-être produire un peu de lithium en Alsace. Mais une fois le minerai extrait, il faut le raffiner. Pendant longtemps, la France a été, avec Rhône Poulenc, le leader mondial du raffinage des terres rares, avec une usine près de La Rochelle, mais elle a depuis abandonné ses actifs industriels lourds, sur fond de stigmatisation par les mouvements environnementaux en raison des processus de production polluants. De la même manière, nous n’avons plus de production d’éponge de titane.

Un problème se pose en termes de dépendance, vis-à-vis de la Russie pour le palladium utilisé dans les pots catalytiques des véhicules à essence, pour le titane utilisé dans l’aéronautique, pour l’uranium qui vient du Kazakhstan, dans l’orbite russe, et dans une moindre mesure pour le nickel utilisé dans les batteries électriques (la Russie produit le quart du nickel qualité batteries mondial). Pour le reste, nous bénéficions d’une bonne répartition des métaux rares et notre dépendance est supportable.

Miser sur la biomasse et le stockage d’énergie

Vivons-nous un choc énergétique comparable à celui de 1973, ou quelque chose aux conséquences encore plus durables ?

P. C. : Oui, le choc est comparable, mais il concernait le pétrole en 1973, le gaz naturel aujourd’hui.

Cette crise peut-elle nous conduire à accélérer notre transition énergétique et écologique, ou au contraire nous ramener à des considérations économiques moins regardantes (charbon, gaz de schiste, etc.) ?

P. C. : Oui, c’est un objectif prioritaire. Parallèlement au nucléaire, et aux énergies renouvelables, il faudrait développer la biomasse, les techniques permettant de stocker l’énergie, et l’hydrogène. Mais nous aurons de toute façon à privilégier une transition pragmatique et non idéologique.

Va-t-on (en France notamment) vers un retour au développement volontariste des biocarburants, au risque d’envenimer la question de la disponibilité des terres arables et l’arbitrage entre alimentation et carburant ?

P. C. : Je n’ai jamais été un partisan des biocarburants. Il peut y avoir, sur des terres marginales, des utilisations de biocarburants, mais je crois beaucoup plus aux biocarburants venant de la biomasse, des déchets. N’oublions pas cependant que c’est grâce aux débouchés des biocarburants que nous avons sauvé en France la filière des oléagineux.

Moindre intensité énergétique, tendance lourde

Le ministre de l’Économie Bruno le Maire et le Régulateur de l’énergie ont appelé les Français à un effort de réduction de leur consommation d’énergie : l’impératif d’économie pourrait-il s’étendre à d’autres consommations résultant d’autres marchés primaires ?

P. C. : La réduction de la consommation d’énergie est une tendance lourde, l’intensité énergétique de nos économies diminue et c’est une bonne chose. S’il ne s’agit pas de revenir aux temps des chandelles, les Français se doivent d’avoir un comportement énergétique plus responsable. Pour autant, à très court terme, si nous adoptons des sanctions fortes vis-à-vis de la Russie, nous n’avons pas les moyens de nous passer du gaz russe.

Allons-nous vers une économie généralement plus frugale en approvisionnements et en consommation ?

P. C. : Le XXIe siècle ne sera pas celui de l’épuisement des ressources mais, par nécessité de mieux les utiliser, du choix de privilégier l’économie circulaire. Nous avons toujours tendance à imaginer demain avec les technologies d’aujourd’hui. Or il faut se projeter et être capable d’anticiper. Ainsi de la voiture électrique : de quoi ai-je besoin pour fabriquer une voiture électrique, notamment les batteries, où trouve-t-on du lithium, du cobalt ; ne vais-je pas changer de dépendance, d’où viendra l’électricité pour alimenter les batteries ? En Chine, l’électricité provient au deux tiers du charbon !

Stabilité ou baisse des prix consommateurs sur douze ans

Depuis 2010 que vous présidez l’OFPM [2], quelles sont les tendances longues que vous observez dans l’évolution des marges des acteurs de la chaîne alimentaire ?

P. C. : Rappelons les limites de l’analyse par l’Observatoire, qui suit les produits du champ à l’assiette mais qui s’arrête au fond du chariot : la plaquette de beurre, le yaourt nature, la viande dans un rayon de boucherie de base, le pain, les nouilles, les fruits et légumes… Nous ne suivons pas la sophistication des produits, de leur valeur ajoutée plus forte, de leur diversité. Sur les produits de base, on observe une très grande stabilité des prix au stade des consommateurs, avec parfois une baisse tendancielle comme on peut le constater, par exemple, pour la brique de lait UHT. Depuis la création de l’OFPM, nous sommes passés d’une situation stable à une situation instable sur le plan des prix agricoles, alors qu’auparavant ils étaient fixés par la PAC lors du « marathon agricole » tous les mois de juin. Aujourd’hui les prix sont mondiaux, que ce soit pour les céréales, les oléoprotéagineux, le sucre, les grandes matières premières laitières (beurre, poudre de lait), la viande porcine. Nous sommes entrés dans l’ère de l’instabilité des prix agricoles. À la différence du système allemand, cette instabilité n’est pas transmise au stade du consommateur, car la grande distribution dans un premier temps, l’industrie ensuite, jouent un rôle d’amortisseur et de stabilisateur en rognant éventuellement sur leurs marges.

Des années d’observation permettent-elles d’isoler ce qui, dans la formation des prix, est dû à l’évolution des investissements, notamment pour faire face à des enjeux écologiques ?

P. C. : Non, même si on observe les difficultés rencontrées par la filière bio. Le consommateur a un double discours, d’un côté il veut des produits sains, naturels et d’origine locales, d’un autre côté il privilégie le facteur prix, qui demeure déterminant.

Au pays de la méfiance

Y a-t-il dans les autres pays de l’UE plus d’élasticité qu’en France, dans la chaîne de valeur, agroalimentaire pour la répercussion des coûts des matières premières agricoles et autres intrants (énergie, matériaux…) ?

P. C. : La France reste un cas, nous sommes le seul pays où les relations production-industrie-distribution sont marquées au coin de la méfiance, de l’absence de sens de la parole donnée. L’encre est à peine sèche que les parties croisent de nouveau le fer. Cela explique pourquoi l’appareil réglementaire est en France le plus lourd. Il n’y a qu’en France qu’existe un Observatoire des prix et des marges. En Allemagne il serait considéré comme un outil intrusif.

Les autres pays disposent-ils d’autant d’indicateurs que ceux que fournissent Agrimer et les filières en France ?

P. C. : On peut saluer le travail remarquable d’Agrimer, ainsi que la qualité de notre appareil statistique, qui n’ont pas d’équivalents en Europe.

Y a-t-il beaucoup de filières de matières premières agricoles et autres (matériaux d’emballages comme l’aluminium) qui ne disposent pas d’indicateurs suffisants pour répondre aux attentes des pouvoirs publics sur la transparence des coûts dans la chaîne de valeur ?

P. C. : Non. Pour Égalim 2 nous avons été conduits à publier les indicateurs pour toutes les filières agricoles au stade de la production. Mais dans nombre de cas, il ne faut pas oublier que la plupart des prix agricoles échappent à la logique des coûts de production. Ainsi, le prix du blé a flambé de 150 euros la tonne il y a deux ou trois ans à 400 euros aujourd’hui. Le coût de production va certes exploser avec le prix des engrais, mais pas au-delà de 250 €. Le prix du porc est largement inférieur aux coûts de production. Les prix de marché sont la résultante de la confrontation de l’offre et de la demande, et cela de plus en plus, à l’échelle de la planète. Par contre au niveau du consommateur tout cela est amorti puisque la part agricole de notre chariot alimentaire en termes de prix est de plus en plus faible, elle représente moins d’un tiers du total.

* OFPM, https://observatoire-prixmarges.franceagrimer.fr ; Cyclope, https://cercle-cyclope.com.
[1] Cf. par exemple https://www.francebleu.fr/infos/climat-environnement/ariege-la-reprise-de-la-mine-de-salau-autorisee-1555335065 ou https://www.systext.org/node/1868 (NDLR).
[2] L’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires a été créé par la loi « de modernisation de l’agriculture et de la pêche » du 27 juillet 2010.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard et François Ehrard

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