IA
Des “agents” à la ferme
23/05/2025
Quels sont l’identité d’Hectar et son rapport avec l’IA ?
Audrey Bourolleau : Hectar est un lieu d’innovation qui a déjà accueilli vingt mille personnes en trois ans autour des enjeux de la transition agricole et d’une agriculture plus neutre en carbone. Nous combinons les activités d’une ferme pilote et celles d’un accélérateur, qui compte déjà quatre-vingts jeunes pousses, ce qui nous permet d’avoir une analyse assez fine de l’innovation. Certaines de ces startups fonctionnent avec l’intelligence artificielle. Ainsi Inarix grâce à l’IA, transforme un iPhone en laboratoire de poche et permet durant la moisson de connaître le taux de protéines d’un grain de blé.
L’IA arrive donc à point nommé ? Pourquoi allez-vous lancer un chatbot ?
A. B. : Nous avons remarqué que les logiciels de gestion sont conçus pour le seul chef d’exploitation, faisant assez peu le lien avec les salariés de la ferme ou d’autres acteurs, par délégation de travaux en sous-traitance. Or aujourd’hui, une ferme céréalière sur dix fait appel à un voisin agriculteur ou à une entreprise de travaux agricoles.
La transition agricole crée plus de complexité agronomique, réglementaire ou administrative. On observe une consolidation des exploitations, pas forcément par l’agrandissement du foncier mais plutôt par les modes d’organisation. Cette mutation sociale prend la forme de phénomènes de sous-traitance, par exemple un agriculteur qui vient opérer sur la ferme voisine, ou de délégation, par exemple des enfants d’agriculteurs qui gardent la ferme familiale mais confient leur propre ferme à un agriculteur voisin ou à une entreprise spécialisée. Sans compter les nouveaux entrepreneurs non issus du monde agricole en quête d’un nouvel équilibre de vie, qui peuvent recourir à des salariés.
Réduire la charge mentale, enjeu crucial de la transition
Cette mutation donne lieu à des situations où des gens sont éloignés physiquement du centre de décision de la ferme, où de nouveaux entrants n’ont pas accès à toute l’histoire familiale de l’exploitation, aux observations faites au fil du temps, etc. L’IA arrive donc bien au bon moment. Elle constituera un outil de simplification et d’aide à la décision, d’autant que la profession est déjà connectée : 89 % des agriculteurs utilisent un smartphone et Internet tous les jours. Notre chatbot répondra à des questions concrètes pour tenter d’alléger leur charge mentale.
Le monde agricole a-t-il d’autres motifs de faire bon accueil aux outils d’IA ?
A. B. : Il y a déjà des outils embarqués dans les tracteurs comme le guidage, la pulvérisation de précision, la station météo connectée, etc. Mais ces outils connectés manquent d’une transversalité. Par ailleurs, les industriels et les distributeurs demandent de plus en plus de traçabilité des données pour sécuriser leurs engagements environnementaux. Les agriculteurs doivent donc s’armer pour cette transition.
Une centaine d’agriculteurs nous ont déjà contactés au sujet de la charge administrative. Ces échanges nous ont permis de confronter notre ressenti au leur : nous pensions d’abord aux dossiers d’aides de la PAC, mais ce n’est qu’une tâche annuelle. Nos entretiens ont montré qu’il y avait surtout une pénibilité quotidienne de la ressaisie d’informations. Aujourd’hui, nous disposons de modèles comme Mistral ou ChatGPT, qui n’ont pas encore le « langage métier ». Notre outil devra être un agent spécialisé capable de traduire une simple commande vocale en données structurées, permettant ensuite de nourrir des logiciels spécifiques.
En quoi vos initiatives contribuent-elles à la transition agricole ?
A. B. : Nous travaillons bien sûr avec les industriels pour favoriser la décarbonation. Mais il y a un grand absent dans la RSE actuellement : le volet social. La transition ajoute de la complexité à des agriculteurs qui en ont déjà beaucoup sur les épaules, particulièrement les nouveaux. Tous ceux que nous accompagnons ne veulent plus travailler de manière sacrificielle ; ce n’est plus un mode de vie tenable. La mutation sociale que nous sommes en train de vivre est aussi importante que la mutation environnementale. Nos fermes devraient être organisées comme des entreprises, avec un management cohérent permettant l’équilibre de vie à ceux qui y travaillent.
Quelles pourraient être les différents thèmes traités par votre outil ?
A. B. : Tout d’abord, l’observation de ce qu’on appelle l’étude de plaine, c’est-à-dire l’état des cultures ou la santé du troupeau. Ces observations doivent aboutir à des données structurées pour nourrir des outils de traçabilité ou d’autres logiciels. Nous allons aussi travailler sur la paperasse du quotidien, qu’on peut aujourd’hui transcrire de manière automatisée.
Sur ce point, on pense d’abord aux formulaires administratifs !
A. B. : Oui, pour les demandes d’aide notamment, où le dossier est similaire à 40-50 % pour les derniers assolements d’une exploitation. On ne promet pas un remplissage automatique à 100 % , mais on veut qu’il soit possible d’éviter d’ aller chercher les données génériques, en ayant déjà le socle administratif minimum, qui peut resservir. On chronomètre tout, chez Hectar : la dernière fois que j’ai rempli ces infos de base, cela m’a pris quarante-cinq minutes…
Analyse de la faune par reconnaissance ADN
Quel investissement en temps, en finances et ou en matériel votre chatbot va-t-il demander ?
A. B. : Nous n’avons pas encore de chiffres. Hectar ne va pas vendre des solutions aux agriculteurs, mais en mettre à leur disposition. Nous leur proposerons une bibliothèque d’agents IA très spécialisés qui disposent de modèles de langage adaptés au contexte agricole.
Comment l’IA va-t-elle contribuer à renforcer la valorisation du travail de l’amont ?
A. B. : Au-delà de notre chatbot, qui sera au service de la charge mentale des agriculteurs, nous commençons à tester des mesures de la biodiversité pour la valorisation des pratiques agricoles que permettent les nouvelles technologies. Un exemple que j’apprécie particulièrement : avec la startup Signature, nous avons placé des boîtiers sur nos arbres qui enregistrent le son des oiseaux ; un algorithme nous donne ensuite le nombre d’espèces d’oiseaux présentes et l’on en mesure l’évolution. Nous ne négligeons pas l’aspect carbone, mais nous voulons avancer aussi sur ce volet biodiversité. Par exemple, avec des échantillons d’ADN prélevés sur une exploitation, nous pouvons extraire des informations sur le passage de la faune en croisant les traces de faune dans le génome. Enfin, comme agriculteurs, notre capital, c’est notre sol. Un sol en bonne santé n’aura pas à terme la même valeur foncière qu’un sol dégradé.
Que pouvez-vous dire des performances de votre propre exploitation ?
A. B. : Nous avons trois modèles. Notre projet d’élevage, développé avec Danone Ecosystem, est à l’équilibre, avec 400 000 pots de yaourt vendus hors domicile, via un grossiste, Transgourmet. La taille réduite de notre exploitation ne nous permettait pas de robotiser la traite, nous avons donc fait le choix d’être en monotraite : je ne connais personne qui veuille traire des vaches à 4 heures du matin à trente-cinq minutes de Paris ! Ce choix nous permet d’avoir une traite à 10 h 30 : nos salariés en élevage travaillent avec des horaires classiques. Comme il n’y a qu’une traite, nous avons choisi des races moins productives mais avec d’autres qualités. C’est un système à haute valeur ajoutée.
Rassurer sur le rapport technologies-environnement
Pour la cosmétique, nous avons avec Parfums Christian Dior un partenariat qui relocalise la production de bleuets utilisés pour les mascaras… La chaîne de valeur de la cosmétique est plus capable de valoriser l’environnement et le social.
Enfin, pour nos 250 hectares de céréales, je dois reconnaître que nous n’avons pas trouvé la manière de créer de la valeur ajoutée en améliorant l’aspect environnemental de la culture. Pour dégager un EBE à l’équilibre, hors aléa climatique, l’intégralité des travaux est déléguée à un agriculteur voisin, d’une ferme de taille équivalente à la nôtre.
Pourriez-vous craindre que l’irruption de l’IA dans ce domaine soit mal comprise ?
A. B. : Il peut y avoir un a-priori, l’idée que la tech, globalement et pas uniquement l’IA, ne serait pas compatible avec l’environnement. Depuis trois ans, notre travail a prouvé l’inverse. Avec notre pilote biodiversité par exemple, nous travaillons avec des associations très engagées, comme la Ligue pour la protection des oiseaux. Il ne faut pas entretenir d’oppositions : nous avons besoin d’experts et il s’agit d’augmenter les capacités humaines, pas de les remplacer. Cela fait partie de notre mission que de rassurer sur le rapport technologies-environnement.
Propos recueillis par Benoît Jullien avec Martin Hériard Dubreuil (Icaal)