Entretiens

Vers un pilotage de ferme “IA”

29/04/2025

L’agriculture est plus souvent qu’on le croit à la pointe de la technologie. C’est pourquoi l’IA s’y développe, avec des usages prometteurs. Entretien avec Sébastien Lafage, directeur marketing et communication d’Isagri.

Pour une entreprise comme la vôtre¹, partie de l’édition de logiciels pour l’agriculture, l’IA est-elle un développement naturel ?

Sébastien Lafage : Isagri est devenue le numéro un européen du digital en agriculture. C’est une entreprise familiale créée en France et qui opère dans une quinzaine de pays. Au-delà des logiciels, notre métier s’étend à l’ensemble du digital et concerne toute la chaîne de l’agriculture : agriculteurs bien sûr, mais aussi, en amont, négoces, équipementiers, firmes phytosanitaires, et en aval collecte ou première transformation. Or une des caractéristiques de l’agriculture est qu’on y travaille avec du vivant. Et le vivant, c’est complexe. L’IA permet de transformer cette complexité en quelque chose d’activable, à partir du moment où l’on peut accéder aux données. Avant, on concevait déjà des algorithmes en agronomie, mais il fallait comprendre et décrire les processus. Avec l’IA, ce n’est même plus nécessaire.

En quoi l’IA s’applique-t-elle concrètement à l’agriculture ?

S. L. : Elle concerne tous les domaines de l’exploitation. La seule contrainte, pour que l’IA fonctionne, est qu’il y ait de la donnée. Quels sont les domaines où la donnée est accessible ? Y a-t-il des cas d’usage ou non ? La météo en est un, car on dispose d’énormément de données mesurées. Des cas d’usage sont aussi permis par la télédétection, les photos par satellite. Il y a aussi le monitoring en élevage : les animaux sont équipés de capteurs qui enregistrent des informations répondant à un grand nombre de critères.

Si l’on n’a pas accès à la donnée, c’est beaucoup plus difficile. Nous ne sommes pas capables, par exemple, de prédire les cours et les marchés. Nous ne savons pas ce qui a été semé par les agriculteurs, ce qu’ils vont récolter, ni quels seront les opérateurs metteurs en marché. Certes, on peut utiliser des proxies, par exemple en se basant sur les données météo pour prévoir des estimations de production par grandes zones géographiques…

Comptabilité et météo

Les agriculteurs sont-ils prêts à manier les outils de l’IA ?

S. L. : Les exploitations agricoles sont globalement plus informatisées que la moyenne des entreprises en France ! Il y a un ordinateur dans chaque exploitation. Avant l’IA, l’agriculture était déjà en avance. Mais pour qu’elle investisse, elle doit s’assurer du retour sur investissement. Or, pour calculer un retour sur investissement, il faut attendre la fin d’une campagne, c’est-à-dire souvent une année. Nous avons donc besoin de convaincre quelques pionniers pour tester une innovation au moins une année. Cela rallonge le cycle d’adoption des innovations.

Comment avez-vous abordé l’IA et que proposez-vous aujourd’hui ?

S. L. : Nous avons déjà trois cas d’usage développés sur le marché, et bon nombre de projets dans nos cartons. Pour ces trois produits nous avons des clients utilisateurs satisfaits. Le premier a été lancé il y a deux ans pour automatiser la comptabilisation des pièces en transformant des factures au format numérique en écriture comptable. Cela peut paraître modeste, mais c’est un gain de temps précieux dans le pilotage économique de l’entreprise, car ces informations sont saisies en temps réel. C’est un robot qui s’appuie sur deux grandes familles d’outils d’intelligence artificielle, l’un autour de l’OCR (Optical Character Recognition), c’est-à-dire la reconnaissance d’images, la majorité des factures arrivant encore pour le moment au format papier chez l’agriculteur, puis l’autre autour de la transformation en écriture comptable : type de compte, code de TVA... Ce produit Amicompta traite aujourd’hui près de trente millions de factures par an. Il est complété par Sami, qui est un assistant conversationnel basé sur un modèle de langage avancé ou LLM (Large Language Model).

Au-delà de la gestion, l’IA intervient-elle dans les processus de production agricole ?

S. L. : Bien sûr. Le deuxième cas d’usage concerne une station météo virtuelle. Il ne s’agit pas de prévoir, mais d’analyser ce qui s’est passé sur la parcelle afin d’organiser au mieux les travaux : par exemple s’il a plu ou non, s’il y a des risques de maladie et donc s’il faut traiter, etc. Au lieu de nécessiter un pluviomètre, un algorithme utilisant des techniques IA récupère les données existantes, dont celle de Météo France. L’agriculteur choisit un point sur la carte, et l’IA, en faisant une interpolation des précipitations autour de ce point, va lui dire ce qu’il y a plu, même s’il n’y a pas de capteur. Idem pour les températures, l’hygrométrie, le vent… Cet outil atteint déjà une précision de 95 %, suffisante pour l’organisation des travaux. Il reste que certains modèles de prévision des maladies, très sensibles aux quantités, manquent encore de précision. Dans ce domaine, Isagri a récemment acquis la société Sencrop, leader français des solutions météorologiques et d’irrigations connectées.

Jumeau numérique de parcelle

Vous évoquiez les images satellitaires…

S. L. : En effet, et c’est le troisième cas. Spotifarm concerne la télédétection pour valoriser les images satellite. L’Europe a investi dans la constellation « Sentinel 2 », dont les deux satellites font le tour du globe en permanence. Chaque point de l’Europe dispose d’une photo tous les trois à cinq jours, et son accès est gratuit car financé sur fonds communautaires. Cela permet d’analyser les zones de la parcelle. Le problème, c’est que les nuages peuvent nous priver de photos pendant une certaine durée. En utilisant l’IA, on se base sur la dernière photo disponible pour en tirer une sorte de jumeau numérique de la parcelle, qu’on fait évoluer avec des algorithmes pour connaître la quantité de biomasse. Nous comptons déjà plus de dix mille utilisateurs de cette solution, couvrant une surface de 1,2 million d’hectares.

Comment l’IA peut-elle contribuer à l’essor de l’agriculture régénératrice, et notamment à la diversification nécessaire des cultures ?

S. L. : C’est un sujet sur lequel nous travaillons, notamment pour les rotations et les choix d’assolement. Nous avons aussi une demande de certaines coopératives pour repérer les résistances à certains produits phytosanitaires, notammentles désherbants. Car l’IA contribue également à une agriculture plus durable en optimisant l’utilisation des intrants et de l’eau. Nous estimons qu’une gestion optimisée des ressources pourrait réduire de 40 % l’empreinte environnementale des exploitations.

Et le retour sur investissement : quel est le coût de l’IA pour l’agriculteur ?

S. L. : On peut considérer que ça ne change rien ou presque, puisque l’agriculteur est déjà largement informatisé. Mais nous avons calculé que les outils informatiques avec l’IA peuvent permettre de réduire de 30 % le coût des intrants, de 20 % les pertes de récolte, et d’augmenter de 25 % les rendements.

Quelle part de la « ferme France » est déjà équipée pour l’IA et y a-t-il des réticences de certains agriculteurs, face à la place prise par la technique ?

S. L. : Sur les trois cent mille exploitations professionnelles de France, plus de deux cent mille utilisent au moins un outil informatique en lien avec le métier. C’est un taux d’équipement relativement important, si l’on tient compte d’une moyenne d’âge élevée. Les agriculteurs n’ont généralement pas une vision négative de la technologie ; c’est quand même la mécanisation qui a permis l’essor de l’agriculture. Je ne connais par exemple aucun éleveur ayant installé un robot de traite qui envisagerait de revenir en arrière. Quand nous présentons des nouveautés à nos clients, ils sont enthousiasmés par ce que va leur permettre de faire l’IA. Il reste seulement à être attentif à la question des données, qui peuvent enfermer les agriculteurs dans un système et dont l’usage peut faire question. En 2023, il était estimé que 18 % des exploitations françaises utilisaient déjà des solutions basées sur l’IA. Ce chiffre pourrait doubler d’ici à 2030.

1.  Isagri : 365 M€ de chiffre d’affaires, 3 200 salariés, huitième éditeur de logiciels sectoriels français.

Propos recueillis par Benoît Jullien (Icaal)

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