Entretiens

Énergie

Visibilité, la condition de la transition

15/06/2022

La consommation d’électricité de l’industrie va être multipliée par trois au cours des trois prochaines décennies. L’industrie française a besoin de revenir aux contrats d’approvisionnement à long terme que la politique de concurrence européenne avait prohibés. Entretien avec Nicolas de Warren, président de l’Union des industries utilisatrices d’énergie (Uniden)*.

Sommes-nous entrés avec la guerre en Ukraine et les sanctions dans une période de déconnexion accentuée entre les prix de l’énergie et la réalité du marché, sous l’angle des besoins de l’industrie, qu’il s’agisse du gaz ou de l’électricité ?

Nicolas de Warren : Oui. Aujourd’hui, les prix de l’énergie, ici ceux du gaz et de l’électricité, ne reflètent plus que partiellement la réalité physique du marché de gros. Comme dans tout marché de commodités, il y a un marché physique et un marché papier dont le physique est le sous-jacent. Dans le cas du marché de gros de l’énergie, les transactions se font essentiellement sur la base de prix prévisionnels, prix à terme ou calendar, pour tout ou partie de l’année à venir. Ce qui caractérise ce marché n’est pas le prix spot, au comptant, qui peut varier fortement, mais le prix à terme représentatif de la façon dont les acteurs anticipent les prix de marché sur une période. Ces prix ont le mérite d’être beaucoup plus stables que les prix au comptant.

Pour autant, ex post et sur longue période, l’écart entre les prix au comptant et les prix à terme est à peu près constant : quand on achète à terme, on doit acquitter une prime de risque. Ainsi les prix dépendent-ils des anticipations de marché que les acteurs intègrent dans leurs comportements d’achat, car ils ont besoin d’être sécurisés quant à la quantité d’énergie qui leur sera accessible à l’échéance. Ils achètent donc à terme pour une plus ou moins grande partie de leurs besoins, en fonction de leur stratégie d’achat qui est-elle-même assez largement déterminée par le modèle d’affaires de l’entreprise où ils travaillent.

Dans notre domaine, celui de la grande industrie énergo-intensive, tout acheteur raisonnable assure normalement une couverture à terme de l’ordre de 50 à 70 % de ses besoins, selon son modèle économique, son procédé de production et la configuration générale du marché de l’énergie. Par exemple, quand le marché du gaz était très détendu, en 2017-2018, autour des 20 euros du MWh, un acheteur raisonnable achetait à terme à 25 euros du MWh au plus. Aujourd’hui, quand il est au-delà de 100 euros, le même acheteur va-t-il prendre le risque – énorme – de se couvrir pour 2023-2024 à 120-130 euros ? Très probablement pas ! Il restera donc exposé au marché spot et à sa volatilité, également très élevée aujourd’hui, où « une rumeur fait le marché ». C’est toute la difficulté de la situation actuelle d’hyper-crise énergétique en Europe : la disparition de mécanismes de couverture efficaces.

Orientations différentes du gaz et de l’électricité en France

Pour l’instant, même s’il y a accélération de la réduction des livraisons de gaz en provenance de Russie, il n’y a pas de pénurie en Europe. Les stockages souterrains se remplissent plus rapidement cette année que les années précédentes, les bateaux de gaz naturel liquéfié (GNL) arrivent en nombre dans les terminaux européens. Pour autant, les prix sont très élevés car les opérateurs anticipent les difficultés à venir, au vu de l’interruption des livraisons de Gazprom à la Finlande, au Danemark et aux Pays-Bas, ces pays ayant refusé de régler leurs factures en roubles. Les prix à terme du gaz pour 2022, 2023 et 2024 sont donc anormalement élevés.

Par ailleurs, on constate une différence – un spread négatif – inhabituelle entre le prix du gaz en France, où il cote actuellement à terme 70 euros le MWh, et en Allemagne, 90 euros. Car les opérateurs observent que la France est pour une fois mieux placée, grâce à ses quatre terminaux gaziers, qui diminuent les risques de rupture d’approvisionnement. À l’inverse, le prix de gros de l’électricité est déterminé sur le marché européen de façon générale par le prix du gaz selon la règle économique du coût marginal : le prix de marché s’aligne sur le coût de revient de la dernière centrale thermique activée, qui, en général est une centrale au charbon ou au gaz. Les prix ont donc tendance à converger en Europe, au gré du développement des interconnexions. Mais ce n’est plus le cas actuellement, avec un prix à terme en France de l’ordre de 300 euros le MWh au lieu de 200 euros en Allemagne, en raison principalement de la très faible disponibilité du parc nucléaire, donc des incertitudes qui planent sur l’hiver prochain.

Pas de retour aux prix d’avant

Jusqu’à quand cette période peut-elle durer ?

N. de W. : Personne ne se risquera à répondre. Pour autant, une certitude, Il n’y aura pas d’« été gazier » cette année, alors que traditionnellement il y avait un prix d’hiver et un prix d’été. Ce sera encore le cas en 2023 et peut être en 2024. La volonté de l’Europe de s’affranchir de tout approvisionnement russe, annoncée le 8 mai et récemment confirmée, va avoir un effet sur les prix. Sauf s’il y a un ralentissement très net de l’activité économique en Europe, auquel cas la chute de la demande aura un effet dépressif sur les prix de l’énergie. De toute façon, nous ne reviendrons probablement jamais au niveau des prix d’avant la crise, car nos approvisionnements en gaz de schiste venant des États-Unis seront plus coûteux, du fait de leurs coûts d’extraction, de liquéfaction, de transport en méthanier – et non plus en gazoduc – et de leur regazéification à l’arrivée.

Les industries françaises sont-elles en ce moment plutôt avantagées ou désavantagées par les mécanismes du marché européen de l’énergie ?

N. de W. : Concernant le prix de l’électricité, l’ARENH (accès régulé à l’électricité nucléaire historique), en place depuis 2011, est un dispositif légal par lequel EDF est obligé de céder à ses concurrents, les « fournisseurs alternatifs », ce qui représentait à l’origine un quart de sa production nucléaire (100 TWh) à un prix relativement proche de son coût de production, soit 42 euros le MWh, ces fournisseurs pouvant répercuter ce prix très compétitif auprès de leurs propres clients. Pour 2022, les industriels ont accès pour 75 % de leurs besoins à ce prix régulé, ce qui est une protection très appréciable contre l’explosion du prix de marché. Pour les 25 % restants, ils achètent à terme ou au comptant. Dans l’immédiat, par rapport à nos voisins l’industrie française bénéficie ainsi du retour sur investissement dans le parc nucléaire. Mais ce parc est très peu disponible jusqu’à 2023, la moitié des tranches étant à l’arrêt, ce qui a un fort impact haussier sur le prix de marché.

Une situation de concurrence qui a changé

Dans ce domaine énergétique la France s’est donc distinguée à l’avantage de son industrie ?

N. de W. : Notre parc nucléaire nous singularise à l’évidence. Nos industries d’amont en bénéficient depuis longtemps ; elles se sont construites à l’origine sur l’hydro-électricité, puis à partir des années 1970 sur l’électricité nucléaire, grâce à des contrats industriels à long terme avec EDF et non aux prix de marché, à l’époque où l’électricité était très abondante. Ces contrats sont maintenant échus, et c’est le grand débat : comment renouer avec cette visibilité à quinze ou vingt ans, indispensable aux industriels que nous sommes ?

La Commission européenne avait interdit à EDF il y a dix ans, en raison de sa position dominante, de conclure de nouveaux contrats qui auraient fait obstacle au développement de la concurrence en France. La situation ayant favorablement évolué à cet égard, ces contrats à long terme doivent être reconduits, car nos industries ont plus que jamais besoin de visibilité, sinon elles n’investiront pas dans la décarbonation de leurs procédés de production. L’annonce, en parallèle de la croissance des renouvelables, du renouvellement du parc nucléaire à partir de 2035 va dans le bon sens, celui de la visibilité à long terme d’une électricité qui redeviendra abondante, alors que sa consommation par l’industrie aura été multipliée par près de trois du fait de sa décarbonation.

L’Europe seule pénalisée par la crise

La capacité de stockage de gaz de la France est-elle suffisante pour la sécurité des industries ?

N. de W. : Oui, car elle est importante et représente 35 % de la consommation annuelle (140 pour 500 TWh). Nous disposons d’une douzaine de réservoirs souterrains et de quatre terminaux GNL. Il faut néanmoins que les réservoirs soient pleins au début de l’hiver. Une obligation réglementaire française contraint les fournisseurs de gaz à contracter par voie d’enchères des capacités de stockage, pour pouvoir honorer leurs commandes. Les capacités de stockage sont souscrites actuellement à 85 % de la capacité totale. Il serait très opportun d’atteindre 100 % début octobre, pour limiter les risques de pénurie, et pouvoir aider l’Allemagne, par exemple, si besoin, au nom de la solidarité européenne.

La situation de l’appareil industriel, au regard de ses besoins en énergie et de ses coûts, est-elle particulière en Europe ?

N. de W. : Aujourd’hui, l’Europe est la seule à souffrir de la crise énergétique. Aux États-Unis, les prix de l’énergie n’ont que peu augmenté, et en Asie et au Moyen-Orient les prix sont quasiment administrés. L’Europe est donc pénalisée par un différentiel de compétitivité qui va se répercuter sur les échanges commerciaux.

En pratique, jusqu’à quel point, et pour combien de temps, les industriels sont-ils en mesure de se couvrir en amont sur les marchés pour amortir les hausses de coûts dues à l’énergie ?

N. de W. : L’année 2023 se présente mal. N’oublions pas que la hausse des prix du gaz et de l’électricité avait commencé bien avant la crise ukrainienne, l’automne dernier. Les acheteurs ont donc commencé à se couvrir à ce moment-là pour 2022 dans des conditions alors relativement satisfaisantes. Mais quelle décision prendre aujourd’hui pour 2023, pour la partie qui n’est pas couverte par l’ARENH ? Le risque financier d’un achat à terme peut être énorme si le prix de marché de l’électricité vient à baisser, par exemple de 300 à 250 euros si l’on s’est couvert à 300. Doit-on alors acheter au comptant ? Décisions difficiles !

Plan de répartition hiérarchisant les usages

La crise (climatique, énergétique, militaire) conduit-elle les industries françaises à accélérer leur transition énergétique et leur décarbonation, sur fond de nouvelle localisation des approvisionnements ?

N. de W. : C’est essentiel, et la politique européenne en fait une priorité dans le plan REPowerEU présenté le 18 mai dernier par la Commission, qui a deux objectifs majeurs : mettre fin à la dépendance de l’Europe aux combustibles fossiles russes et accélérer la décarbonation, en développant plus vite les énergies renouvelables. Il faut bien sûr tenir compte de délais incompressibles : mise au point de nouveaux procédés, durée d’investissement… Selon une étude réalisée pour l’Uniden, d’ici à 2050 la décarbonation de l’industrie passera à plus de 80 % par l’électrification. La consommation d’électricité par l’industrie française mais également européenne sera ainsi multipliée par trois. La question de la visibilité des prix à long terme est donc capitale. Il est primordial, pour les industriels, de disposer de contrats à long terme qui y répondent.

Sommes-nous, sur le plan énergétique, entrés dans une économie de guerre qui nous conduirait à rationner ?

N. de W. : Quelle que soit l’expression choisie, il faut promouvoir rapidement une répartition intelligente d’une énergie redevenue rare. La France n’est plus en situation d’abondance énergétique, aussi est-il indispensable d’avoir une gestion rationnelle non seulement des entrées en stock du gaz importé mais aussi des sorties. Il faut d’abord, comme l’électricité, l’économiser de manière beaucoup plus significative, et mettre en place un plan de répartition sur une certaine durée, qui hiérarchise les usages en maintenant au maximum le potentiel industriel. Il revient aux pouvoirs publics de décider dès maintenant d’un tel plan, pour éviter d’avoir à procéder en cas de pénurie à des délestages brutaux et aveugles risquant de pénaliser lourdement les entreprises industrielles.

Les industries doivent-elles avoir une « politique étrangère » à l’aune de leur politique d’approvisionnements ?

N. de W. : Nous ne faisons pas de politique, nous ne choisissons pas nos fournisseurs en fonction de tels critères. C’est aux autorités, nationales et européennes, de garantir à nos industries énergo-intensives disponibilité en énergie bas carbone, sécurité d’approvisionnement, visibilité des prix à moyen long terme et compétitivité. Ce sont les quatre pierres angulaires d’une politique de l’énergie qui doit être remise au service de l’industrie, elle-même au service de l’objectif de neutralité carbone 2050 que l’Europe s’est assigné.

* L’Uniden réunit cinquante-six adhérents qui représentent plus de 70 % de la consommation de gaz et d’électricité dans l’industrie. https://www.uniden.fr.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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