Tribunes

Médiation

Comment améliorer la prévention et la gestion des conflits

23/02/2021

« Modes alternatifs de résolution des conflits » : l’expression désigne les processus par lesquels une entité neutre aide les parties à aplanir leur différend. La médiation est une technique par laquelle un tiers, le médiateur, aide les parties à trouver une solution mutuellement acceptable. Aperçu de ce que recouvre la notion de « médiation économique et organisationnelle »,de ses vertus préventives et des moyens d’instaurer une culture de la médiation dans les entreprises. Par Bruno Deffains, professeur à l’université Panthéon-Assas, directeur du DU Médiation organisationnelle et économique, membre de la Commission d’examen des pratiques commerciales.

La médiation est un outil peu coûteux qui élargit l’accès à la justice, pourtant ses bénéfices ne sont pas bien connus. Malgré la valeur économique et sociale de mieux en mieux documentée de l​‌’utilisation de la médiation, la demande de services de médiation est encore très faible.

Il y a un paradoxe de la médiation. Le taux de réussite dans les cas de médiation est élevé, mais ces réussites restent limitées en nombre la médiation n’est pas utilisée de manière systématique par les parties en conflit. Il est donc essentiel de développer la culture de la médiation. Sa promotion dans les entreprises aidera ainsi à accroître le recours. La sensibilisation et la formation sont in dispensables pour faire comprendre que la médiation est efficace non seulement pour gérer les conflits, mais aussi pour les prévenir. Ce qui est vrai d’une manière générale l’est plus encore avec la crise économique qui accompagne la crise sanitaire ; elle conduit les entreprises à comprendre les mérites du dialogue et de la coopération plutôt que la confrontation en cas de litige. Les statistiques du Médiateur des entreprises montrent que la médiation est choisie par un nombre croissant d’entreprises, pour des problèmes d’exécution de contrats, de délais de paiements, de facturation ou autres : deux mille en 2019, près de dix mille en 2020. Au-delà des circonstances actuelles, la question de la prévention et de la gestion des conflits est une préoccupation majeure qui impose de développer une culture médiationnelle dans les entreprises. Les enjeux contractuels et économiques sont considérables dans la plupart des secteurs, qui doivent trouver des structures de formation adaptées, pour répondre aux attentes.

Qu’est-ce que la médiation économique et organisationnelle ?

La médiation est communément définie comme un mode de règlement des conflits, comme une alternative ou comme une option au traitement judiciaire des litiges individuels. Certes, elle permet de « régler les conflits autrement ». Toutefois, une telle représentation, uniquement orientée vers le traitement curatif du conflit, n’offre qu’une approche incomplète. En développant une approche organisationnelle et économique de la médiation, il paraît nécessaire d’en considérer la dimension préventive.

La médiation facilite l’évolution des relations contractuelles dans le temps, et permet un dialogue entre les parties qui vise à restaurer les liens de confiance. Elle permet aussi de traiter leurs éventuels engagements informels. En offrant un cadre de dialogue accessible à tous, elle remédie à certaines sources d’échec des négociations, dues notamment à une information asymétrique ou imparfaite, ainsi qu’aux biais cognitifs dont souffrent les parties. Cette capacité à faciliter le dialogue et l’adaptation du contrat contribue à améliorer les relations entre partenaires économiques, rendant leur coopération plus forte et productive. Ainsi, la médiation contribue à créer de la valeur, sur le plan tant microéconomique que macroéconomique, et à améliorer le cadre relationnel de la coopération interentreprises, ce qui peut être un facteur de compétitivité pour les entreprises françaises.

Un autre avantage de la médiation, en sa qualité de cadre neutre et officiel de résolution des litiges, est d’introduire un certain rééquilibrage des relations entre partenaires différents par l’envergure (PME et grandes entreprises) ou par le nature (publique ou privée), grâce à un espace de dialogue commun. Les effets de la médiation sont démultipliés si elle est introduite en amont, dans le cadre de la médiation de projets, permettant une action préventive des conflits. Ainsi, la médiation s’inscrit dans une logique de droit moderne, adaptée aux réalités économiques.

La médiation est un système de justice organisationnelle. Elle a deux dimensions dont l’importance est généralement négligée : d’abord sa dimension dans l’ordre de la culture organisationnelle (« commander autrement »), qui vise particulièrement la prévention des conflits au sein des collectifs humains, intra et inter-organisationnels ; ensuite un savoir, un savoir-faire et un savoir-être typiquement médiationnels (« connaître autrement »), car pour fonctionner valablement la culture médiation doit s’appuyer sur un autre type de validation des savoirs, et pas sur les seules connaissances issues de savoirs atomisés disciplinairement.

La culture de médiation préventive : une coordination par l’affiliation au collectif

Chaque entreprise, chaque administration publique, choisit son mode préférentiel de coordination. Chaque mode de coordination s’extériorise différemment et se traduit dans un système régulateur distinct. Fréquemment, le système régulateur qui préside la coordination correspond à la coordination par régulation de contrôle. Il s’agit d’un système régulateur strict et a priori : les ordres sont détaillés sur les tâches ; les sanctions ou les récompenses suivent immédiatement le contrôle. La représentation de l’obéissance aux règles est comportementaliste (visée « behavioriste »). La représentation du modèle gestionnaire correspond à une division administrative (« scientifique ») du travail.

Plus rarement, la coordination par régulation autonome est choisie comme système régulateur privilégié. Il s’agit d’un système régulateur très souple : les ordres visent des objectifs, des résultats. Le contrôle s’exerce a posteriori et les sanctions frappent seulement les comportements définis comme abusifs. Les représentations dominantes correspondent à des modèles de délégation. On donne tout pouvoir aux initiatives, à la créativité et au dynamisme individuel ou d’équipe, qui sont récompensés.

En toute hypothèse, des tensions surgissent lorsque le système régulateur se confronte aux quatre contraintes qui conditionnent la coexistence organisationnelle. Toute coordination qui privilégie les contraintes économiques et financières, par rapport aux contraintes sociales ou aux contraintes techniques, suscitera des réactions de contre-performance ou de désaffiliation. Toute coordination qui privilégie les contraintes sociales, par rapport aux contraintes économiques et financières, ou aux contraintes techniques, suscitera des effets de coûts accrus et d’instabilité compétitive. Toute coordination qui privilégie les contraintes techniques, par rapport aux contraintes sociales ou aux contraintes économiques et financières, suscitera un sentiment de déshumanisation.

Pour résoudre ces antinomies, il faut corriger le système régulateur. C’est la voie de la coordination par régulation conjointe. L’ajustement s’opère par l’ordonnancement de règles de compromis entre les quatre contraintes centrifuges. Toute la difficulté consiste à bien saisir les critères de validité, qui détermineront ces règles de compromis. La médiation organisationnelle contribue à stabiliser une culture de la régulation conjointe. Comment ?

À cette fin, quatre axiomes de justice forment une coupole de coordination, sous laquelle doivent s’inscrire et s’harmoniser les contraintes techniques, les contraintes sociales et les contraintes économiques ou financières. Ces axiomes de justice sont les quatre charnières de la régulation conjointe. Cette régulation conjointe paraît apte à accentuer l’affiliation des individus au sein du collectif. Autrement dit, la culture de la médiation organisationnelle pourrait offrir un cadre favorisant la réflexivité des acteurs, en dirigeant cette réflexivité vers les quatre points cardinaux de la justice perçue par les individus au sein d’une entreprise ou d’une administration publique. Ces quatre axiomes agencent quatre points cardinaux qui déterminent la justice perçue dans le groupe, à savoir : 1) l’équité perçue (« théorie de la justification » et « théorie de la justice organisationnelle ») ; 2) l’intégrité ressentie : contextualisation adéquate des règles, qui est perçue comme rationnelle (ayant du sens) et comme éthique (ayant du bon sens) ; 3) l’autonomie conférée (« théorie de l’autodétermination ») ; 4) l’empathie ressentie (la bienveillance et la reconnaissance).

Plus faible est la justice perçue dans le groupe, plus grandes seront les défaillances des individus (déstabilisations psychologiques, maladies, absentéisme, turnover, contre-performances dans les tâches, désaffiliation…) Le marteau de la « culture médiation » doit donc enfoncer les quatre clous de la justice, pour consolider une cohérence relationnelle et organisationnelle, en frappant successivement par un audit systémique (opérant un diagnostic organisationnel), par des actions de formation et enfin par des interventions ajustées aux besoins.

Réussir les épreuves d’une culture médiationnelle

Entre un agrégat d’individus et un collectif humain, il y a deux conséquences et deux différences.

Deux conséquences : la plus-value née d’un collectif organisé ; la meilleure satisfaction des besoins individuels. Un vrai groupe maximise le résultat de son action collective, en une somme plus importante que celle résultant de la simple addition des actions individuelles non coordonnées. C’est l’intérêt pour tous et pour chacun. Grâce à la redistribution de cette plus-value du collectif, le bénéfice de chaque individu est lui-même maximisé.

Deux différences : un agrégat est non relationnel et inorganisé, alors qu’un groupe est « systémisé » et organisé. Pour composer un vrai groupe, il faut résoudre deux question successives :

  • « pourquoi a-t-on besoin d’un collectif humain » (épreuve relationnelle) ;
  • « comment former ce collectif humain » (épreuve organisationnelle).

Sa réussite donne au groupe sa force d’attraction, et lui conserve sa capacité d’affiliation. Son échec entraîne un effet centrifuge, les actions individuelles ne se laissent plus coordonner, et parfois les individus se désaffilient et s’enfuient hors du groupe. Ce qui donne une force centripète au groupe, c’est la finalité qui fait sens aux yeux de chacun de ses membres. La finalité d’un collectif humain est le ressort d’adhésion des individus qui le composent. Si l’on suppose qu’ensemble on atteindra un résultat meilleur qu’en gardant isolées les actions individuelles, alors on choisit de s’affilier au groupe.

En revanche, lorsque la finalité initiale paraît dévoyée, il n’y a plus de sens, ni de raison de rester dans le groupe. La force centrifuge agit sur les représentations mentales des individus, en les décidant à cesser de partager les représentations sociales du groupe. À quel moment les résistances naturelles sont-elles vaincues ? Malgré les forces centripètes comme le conformisme social, il vient un moment où la désaffiliation s’opère. Ce moment est subjectif : c’est le moment de l’indignation, d’un sentiment intolérable d’injustice. Cette désaffiliation est facile à comprendre.

Platon et Aristote à la différence de toutes les autres vertus attribuaient une double face à la vertu de justice. Une face individuelle : la vertu de justice caractérise la valeur sociale d’un être humain. Une face collective : la vertu de justice détermine le bon gouvernement de la cité. C’est le double visage de l’épreuve relationnelle : pas de vrai groupe sans une gouvernance juste ; pas de vrai groupe sans l’élimination des individus parasitant la juste redistribution de la plus-value du collectif.

L’épreuve organisationnelle est seconde. Sous la coupole justice, chaque groupe doit s’organiser pour maximiser sa propre plus-value. C’est le rôle d’une coordination des actions individuelles au sein du collectif humain. L’action collective (ensemble coordonné des actions individuelles) nécessite deux préalables : des règles et un leadership. Autrement dit, un système régulateur (les règles et le leadership se déployant sous diverses formes : régulation de contrôle, régulation autonome, régulation conjointe…) et un système de justice (les règles et le leadership veillant à la justice, pour créer et conserver la capacité d’affiliation du groupe).

Les tensions sont fortes entre les contraintes qui influent sur la coordination de l’action collective. Il y a des contraintes économiques et financières, des contraintes sociales, des contraintes techniques. La complexité de ce tourbillon de contraintes pour les règles et le leadership s’avère d’autant plus difficile à maîtriser que les compétences des acteurs sont bornées par les savoirs disciplinaires qu’ils ont appris, et par leur rationalité limitée à tout rendre sensé. Cette approche des savoirs et des décisions qui s’y réfèrent attise les tensions relationnelles. D’où l’augmentation des conflits, en nombre et en intensité, dans tous les collectifs humains. Et plus spécialement des conflits de justification des règles.

Au carrefour des deux épreuves, il y a la médiation organisationnelle comme mode de gestion et de prévention. La culture de la médiation fournit une aide précieuse au leadership, pour fédérer son collectif humain. Dans un premier temps, il s’agit de repenser la coordination. Pour améliorer la légitimité du système régulateur, et donc les conditions de succès des règles, il importe de favoriser une coordination par la corégulation, en réservant la coordination de contrôle aux comportements abusifs. La formation du management intermédiaire est une démarche indispensable pour asseoir cette culture organisationnelle plus inspirante. Un premier pas vers la réussite de l’épreuve relationnelle… La culture de la médiation travaille ensuite sur les subjectivités individuelles (les représentations mentales) et sur la subjectivité partagée collectivement (les représentations sociales) au sein d’un groupe.

Dans un second temps, il s’agit d’harmoniser les contraintes organisationnelles. À l’expérience, on constate que les réponses données aux contraintes économiques et financières, aux contraintes sociales ou aux contraintes techniques, sont privilégiées et contingentées par le seul retour réflexif sur l’apprentissage disciplinaire de chacun. Il importe de lever ce barrage mental par un travail de réflexivité pluridisciplinaire. C’est une action de formation qui peut y parvenir, notamment pour appréhender la complexité des contraintes à coordonner pour mieux affilier chaque individu à l’organisation, mais aussi pour identifier les cadres représentationnels des individus et du groupe. L’action pédagogique ne peut cependant rester isolée d’interventions corrélatives, aussi nécessaires. Au préalable, les préconisations de formation doivent être ajustées à chaque entreprise, à chaque administration publique. Un audit systémique, reposant sur un diagnostic organisationnel, paraît judicieux. Le top management sera alors éclairé sur ses propres épreuves relationnelles et organisationnelles à surmonter. Il décidera en parfaite connaissance de cause s’il faut des actions préventives de formation, et lesquelles.

La formation comme vecteur de culture médiationnelle

La formation à la médiation organisationnelle et économique répond à quatre objectifs.

1) Saisir les perspectives organisationnelles

Puisque la médiation correspond à un triptyque (régler les conflits autrement ; commander autrement ; savoir autrement), la caisse à outils du manager doit s’instrumenter dans les trois volets. Aucune formation n’offre un tel équipement méthodologique. La spécificité des enseignements proposés réside dans l’ajustement des compétences managériales des dirigeants, en les orientant vers des concepts et des méthodes originaux mais complémentaires de ceux appris en faculté de droit et d’économie, de psychologie, de sociologie, ou en école de commerce.

Les modes de prévention et de règlement des différends affectent les systèmes de régulation et de justice, dans toutes les entreprises.  Dans tout collectif humain, on constate une pluralisation des valeurs, des règles et des statuts. La différenciation et la classification sont toutes deux des causes de discrimination. De plus, s’ils ne respectent pas les attentes de légitimité, les ordres inadéquats créent du désordre… La formation confronte des disciplines aux registres hétérogènes, des savoirs dont le lexique et l’agencement n’ont pas été appris. Au-delà d’une simple traduction, notre enseignement vise à susciter des transferts créatifs, à partir d’une juxtaposition de ces registres. 

2) Développer des perspectives sociétales

Nos sociétés sont structurées par des discours et des comportements dominants. Leur philosophie se dit démocratique parce qu’un être humain y est égal à un autre être humain. Si ce respect est perdu, notre société cesse d’être libre. L’évolution sociétale vers une culture large de la médiation, c’est‑à-dire vers une prévention accommodante des conflits et vers un règlement participatif des différends, peut « recimenter » le tissu économique et social.

3) Anticiper les risques, en évitant d’opérer sans aucune culture de la prévention

L’audit interne des entreprises ou l’éthique organisationnelle de l’administration publique expliquent pourquoi il faut prendre en compte tous les risques comportementaux, notamment les risques conflictuels. Ces risques ont un coût caché pour l’organisation, et pas seulement un risque d’image. À partir d’un diagnostic organisationnel orienté justice, il s’agit d’identifier ce type de risque, afin de le prévenir ou de le traiter à l’intérieur de l’organisation, mais aussi dans les relations interentreprises. Grâce à un diagnostic simple des perceptions de justice organisationnelle, on peut préconiser des solutions ou des interventions, appropriées pour éliminer les coûts cachés de tels risques comportementaux. De ce point de vue, il est essentiel de disposer d’une grille d’analyse, pour évaluer l’apport d’un processus de médiation et mesurer la création de valeur qu’elle représente pour l’organisation.

4) Intégrer la culture de la médiation dans les comportements décisionnels et managériaux

La maîtrise des concepts fondateurs d’une prévention et d’un règlement des différends est nécessaire afin d’apprendre à analyser les situations à la source des conflits. Il s’agit là d’une condition pour être en capacité de développer des compétences dans le bon usage de la communication (non verbale, orale, écrite), de déployer des compétences dans l’économie des relations interpersonnelles, et d’incorporer dans les pratiques de gestion la perception de la légitimité par les destinataires des prescriptions organisationnelles. Il est également important d’adapter des spécialisations économiques et managériales en fonction des connaissances et des habiletés pratiques utiles aux différents secteurs ou à des branches économiques particulières. C’est ainsi qu’il deviendra possible d’inscrire la culture de la prévention dans le cadre représentationnel des décideurs.

Ces objectifs sont au cœur du diplôme proposé aux professionnels par l’université Paris-II Panthéon-Assas à la prochaine rentrée universitaire.

Bruno Deffains

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