Tribunes

Pratiques commerciales déloyales, droit en devenir

02/03/2023

La législation européenne visant les pratiques commerciales déloyales entre les entreprises forme un patchwork de règles tantôt semblables, tantôt divergentes. Par Amaury Libbrecht, responsable des affaires publiques, Association européenne des industries de marque (AIM)*.

Ces cinq dernières années ont vu l’adoption de plusieurs instruments législatifs européens importants visant à lutter contre les pratiques commerciales déloyales entre entreprises dans la chaîne agro-alimentaire et l’économie numérique. Alors qu’ils sont en cours de déploiement dans les différents États de l’UE, il semble opportun de réfléchir aux prochaines étapes qui permettraient d’assurer une plus grande cohérence et une convergence entre ces instruments juridiques : extension de leur champ d’application à l’ensemble des acteurs et produits de grande consommation (PGC) ; codification des règles qu’ils énoncent dans un même Code européen des pratiques commerciales déloyales interentreprises. Le législateur européen devrait également promouvoir une plus grande équité dans les relations commerciales entre les acteurs du secteur PGC.

Le droit européen relatif aux pratiques commerciales déloyales entre entreprises repose actuellement sur une directive et deux règlements.

La directive sur les pratiques commerciales déloyales dans les relations interentreprises au sein de la chaîne d​‌’approvisionnement agricole et alimentaire (« directive UTP ») adoptée par le Parlement européen et le Conseil en avril 2019, a pour objectif de renforcer le pouvoir de négociation des agriculteurs et des producteurs de denrées alimentaires vis-à-vis des acheteurs dont ceux des enseignes de la grande distribution. Elle interdit seize pratiques commerciales au niveau européen, notamment les paiements tardifs, les modifications contractuelles unilatérales et les représailles commerciales.

Certaines de ces pratiques sont interdites en toutes circonstances (« liste noire »), tandis que d’autres sont permises pourvu qu’elles fassent l’objet d’un accord clair et non ambigu entre le vendeur et l’acheteur (« liste grise »). La liste des bénéficiaires de cette protection est limitée aux seuls fournisseurs et fabricants de denrées et produits alimentaires transformés dont le chiffre d’affaires annuel dans l’UE ne dépasse pas 350 millions d’euros, laissant ainsi une grande partie d’entre eux dépourvus face à de telles pratiques de la part des centrales d’achat de la distribution.

Afin d’éviter le risque de représailles commerciales, la directive UTP permet aux associations professionnelles représentant les agriculteurs, les fournisseurs de denrées et les fabricants de produits alimentaires d’engager des actions en justice au nom de leurs membres, afin d’obtenir la cessation de toute violation de ces règles par les entreprises avec lesquelles ils ont établi des relations commerciales.

La directive UTP est applicable dans le droit national des États de l’UE depuis novembre 2021, et les autorités nationales sont chargées d’en assurer le respect, tant par les fabricants de produits alimentaires transformés que par les enseignes de la grande distribution. Onze États membres de l’UE [1] ont décidé d’étendre, dans leur droit national, le champ d’application des règles de la directive à l’ensemble des fabricants de produits alimentaires, et deux États [2] l’ont également étendu à l’ensemble des PGC non alimentaires, reconnaissant ainsi que les pratiques commerciales déloyales concernent l’ensemble des producteurs de biens de grande consommation, grands et petits.

Contrairement aux deux règlements brièvement présentés ci-après, la directive UTP s’applique aux activités commerciales des acteurs de la chaîne agro-alimentaire qu’elles aient lieu en ligne ou hors ligne.

Deux règlements pour les transactions numériques

Le règlement sur les relations entre plateformes et entreprises (« règlement P2B ») adopté en juin 2019, deux mois après l’adoption de la directive UTP, vise à promouvoir l’équité et la transparence des pratiques commerciales des plateformes numériques vis-à-vis de leurs utilisateurs professionnels et à lutter contre certaines pratiques abusives des premières à l’encontre des seconds.

Le règlement s’applique à l’ensemble des plateformes numériques opérant dans l’UE, sans exception. Il interdit certaines pratiques considérées comme déloyales, comme la suspension ou la fermeture soudaine et inexpliquée d’un compte ou, à l’instar de la directive UTP, les modifications contractuelles unilatérales. Les plateformes numériques qui opèrent à la fois comme places de marché et comme détaillants en ligne (Amazon par exemple) sont également tenues de divulguer les avantages qu’elles accordent à leurs propres produits par rapport à ceux des vendeurs tiers. Tout comme la directive UTP, le règlement P2B habilite les associations professionnelles à intenter des actions en justice au nom de leurs membres contre les plateformes numériques qui ne respecteraient pas leurs obligations.

Le règlement P2B est d’application dans les États de l’UE depuis juillet 2020 et fait actuellement l’objet d’une évaluation approfondie par la Commission européenne, assistée d’un groupe d’experts, afin d’évaluer son effet sur les utilisateurs commerciaux de plateformes numériques et l’opportunité de proposer des amendements au cours de la prochaine législature européenne afin de remédier aux déséquilibres et pratiques déloyales persistantes.

Le règlement sur les marchés numériques (« DMA ») de septembre 2022 vise à garantir l’ouverture des marchés numériques, en réglementant ou en interdisant certaines pratiques des plus grandes plateformes numériques devenues incontournables pour les entreprises qui souhaitent proposer des biens à la vente ou des services en ligne. En effet, ces plateformes sont susceptibles de créer des goulots d’étranglement dans l’économie numérique ; elles sont qualifiées dans le texte de « contrôleurs d’accès numériques », appelant un traitement réglementaire spécifique et des obligations particulières.

Contrairement au règlement P2B, le règlement DMA s’applique aux services essentiels des seules grandes plateformes numériques répondant à plusieurs critères quantitatifs cumulatifs (liés à leur chiffre d’affaires annuel ou à leur capitalisation boursière, et à leur nombre d’utilisateurs européens), ou qualitatifs (comme l’appartenance à un conglomérat). Ces critères permettent à la Commission européenne de les désigner comme « contrôleurs d’accès numériques » dès cette année, et de les assujettir aux interdictions et obligations énoncées dans le règlement.

Le règlement DMA distingue les pratiques commerciales interdites avec effet immédiat (« liste noire ») de celles qui peuvent être précisées par la Commission européenne (« liste grise »). Il interdit pour un « contrôleur d’accès numérique » de favoriser ses propres produits ou services au détriment de ceux que des vendeurs ou fournisseurs tiers offrent à la vente ou rendent accessibles par ses services numériques essentiels. Le règlement DMA prohibe ainsi une pratique jugée a priori déloyale en vertu du droit du marché intérieur, sans qu’il soit nécessaire de démontrer un abus de position dominante en vertu du droit de la concurrence comme c’était précédemment le cas.

Les grandes plateformes numériques ont jusqu’au début de juillet 2023 pour notifier à la Commission si leurs services numériques qualifiés d’essentiels (place de marché, moteur de recherche, réseau social, service de publicité en ligne…) répondent aux critères quantitatifs susceptibles de les désigner comme « contrôleurs d’accès numériques ». La Commission a jusqu’au début de septembre pour dresser la liste de ces  qui seront assujettis au règlement, les interdictions et obligations leur incombant devant prendre effet en mars 2024.

Pour un Code européen des pratiques commerciales déloyales interentreprises

La directive UTP, les règlements P2B et DMA forment un corpus de règles visant les pratiques commerciales déloyales entre entreprises tellement hétéroclite qu’il est difficile pour les fabricants de PGC de l’utiliser dans le cadre de leurs relations commerciales avec les enseignes de la distribution et les grandes plateformes numériques : ces règles sont complexes, tantôt se recoupent, tantôt divergent.

Il serait donc judicieux de lancer une réflexion au cours de la prochaine législature européenne (2024-2029), en vue de simplifier ces règles et d’en assurer une plus grande cohérence.

Une des premières mesures souhaitables serait d’étendre à l’ensemble des fabricants de PGC la protection contre les pratiques commerciales déloyales des enseignes de la grande distribution, que la directive UTP n’offre actuellement qu’aux fournisseurs dont le chiffre d’affaires annuel dans l’UE ne dépasse pas 350 millions. Onze États de l’UE ont déjà franchi ce pas dans leur droit national, il serait bienvenu que les autres suivent leur exemple, afin que les règles prévalant sur le marché intérieur européen soient plus uniformes. Il conviendrait également de réfléchir, dans une perspective de moyen terme, à l’intérêt d’étendre cette protection à l’ensemble des fabricants de PGC, car rien ne justifie que ces règles soient limitées au secteur agro-alimentaire, le même type de pratiques commerciales ayant cours dans les catégories non alimentaires.

La Commission européenne serait aussi bien avisée d’étudier l’opportunité de répliquer dans la directive UTP, à l’occasion de sa révision, l’interdiction pour un revendeur de privilégier ses propres produits ou services au détriment de ceux de ses concurrents inclue dans le règlement DMA. En effet, les produits de marque de distributeur sont souvent mieux mis en valeur dans les rayons des enseignes de la grande distribution que les produits de marque.

Pour l’AIM, le champ d’application du règlement DMA devrait également être étendu à l’ensemble des plateformes numériques, car même si elles ne répondent pas aux critères pour être désignées comme « contrôleurs d’accès numériques », leurs utilisateurs commerciaux sont soumis aux mêmes pratiques commerciales déloyales. De manière générale, la taille d’une entreprise, ou la catégorie de produits ou de services qu’elle offre, ne devrait pas importer pour déterminer si elle doit être sujette aux règles relatives aux pratiques commerciales déloyales : seule devrait compter la nature de ses pratiques commerciales.

Enfin, la codification de ces règles dans un même Code européen des pratiques commerciales déloyales interentreprises est une piste d’étude à privilégier, pour assurer plus de cohérence et de convergence entre ces règles, à l’aune des récentes expériences de codification conduites au niveau européen, notamment dans le domaine des communications électroniques [3].

* https://www.aim.be.
1. France, Italie, Espagne, Portugal, Suède, Finlande, Hongrie, Slovaquie, Croatie, Lettonie et Estonie.
2. France et Espagne.
3. Cf. Code des communications électroniques européen, qui a codifié quatre directives relatives aux réseaux et services de communication électronique.

Amaury Libbrecht

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