Tribunes

Accélération digitale, mode d’emploi

15/03/2023

Qu’il s’agisse d’efficacité de la chaîne logistique ou de performance commerciale, des relations avec les consommateurs ou de l’information produit, l’exploitation des données élargit le champ des possibles et suscite de nouveaux modèles. Non sans bouleversement des organisations. Par Idalgo D’Ambrosio, responsable du pôle efficacité digitale, Ilec.

« La transformation digitale devient un sujet brûlant pour les entreprises du monde entier. Les dirigeants de tous les secteurs utilisent les avancées du numérique […] pour modifier les relations avec les clients, les processus internes et les propositions de valeur. » Le constat est celui du discours d’ouverture de l’étude séminale sur la transformation digitale publiée par le Massachusetts Institute of Technology en collaboration avec Capgemini dans la lointaine année 2011 [1]. Après deux lustres de business as usual et les accélérations récentes dues à la crise sanitaire, le sujet est plus que jamais d’actualité pour les entreprises des marques de grande consommation en France.

Pour chaque révolution technologique de grande envergure, économistes, experts et chefs d’entreprise ont tendance à surestimer les effets à court terme des changements et à sous-estimer ceux à long terme. Ce biais, déjà constaté à l’occasion de la mécanisation à la fin du XVIIIe siècle et du passage à la production de masse à la fin du XIXe, s’observe encore aujourd’hui. Autrement dit, même tardif, le changement est inéluctable et ses effets majeurs encore à venir, avec les cohortes de digital natives qui montent en puissance et qui modifient les modes de consommation des ménages.

Face à l’accélération, ces dernières années, du nombre et de la variété des initiatives proposées, et à l’envergure des effets potentiels, les dirigeants d​‌’entreprise peuvent être désemparés. Dans un premier temps, préciser quelques notions de base permet de clarifier les définitions adoptées et d’assurer une compréhension partagée de ces thèmes structurants. Par ailleurs, il est crucial d’identifier les enjeux d’efficacité liés à l’adoption des technologies digitales et les facteurs clés de succès qui permettent d’émerger gagnants en cette époque de grands changements.

De quoi parle-t-on ?

Selon la définition du MIT, la transformation digitale est l’ensemble des « changements liés à l’intégration des nouvelles technologies dans tous les aspects de la société humaine » […] : « Au niveau de l’entreprise, elle désigne un changement profond de la manière dont les entreprises créent de la valeur, en intégrant les nouvelles technologies dans leur manière de travailler et dans tous les aspects de leur business. » Les nouvelles technologies auxquelles il est fait référence ici sont essentiellement liées au traitement de la donnée : data lakes & Big Data, cloud computing, machine learning & intelligence artificielle, réseau 5G, blockchain… la liste s’allonge d’année en année. Ces avancées technologiques permettent de transformer une énorme quantité de données en une information utile, immédiate, provenant de toutes parts, et à un coût très économique. Les nouvelles formes de quick commerce (Gorillas), les marques collaboratives en direct to consumer (Respire), ou les applications d’information nutritionnelle (Yuka) ou antigaspillage (Too Good To Go), reposent toutes sur ces nouvelles technologies de gestion des données. La donnée est donc au cœur du changement, et tous les aspects liés à son traitement (techniques, légaux, commerciaux…) nécessitent une attention particulière.

Connaissance du client, productivité des opérations, nouveaux modèles

L’exploitation efficace et innovante des données permet aux entreprises de créer de la valeur en agissant sur trois fronts. En premier lieu, celui de l’amélioration de l’expérience des clients, grâce à une connaissance approfondie et individualisée de leurs besoins et préférences, à une proposition d’offres commerciales plus pertinentes, et à un accompagnement assidu tout au long du parcours d’achat. Deuxième front, tout aussi important, il s’agit de l’impact de la donnée dans la transformation des processus opérationnels en quête de productivité. Le « plan anti-inflation » de Carrefour, récemment dévoilé par Élodie Perthuisot, Chief E-commerce Digital Transformation and Data Officer du groupe [2], est un bel exemple de travail sur ces deux premiers fronts. D’une part, Carrefour a développé et lancé « trois initiatives puissantes pour accompagner les clients face au défi de l’inflation », dont le redoutable « bouton anti-inflation, qui permet de proposer à (ses) clients internautes des produits moins chers, pour un même besoin […] ; si un client opte par exemple pour une crème dessert d’une grande marque, une proposition peut lui être adressée de mettre au panier des articles similaires moins onéreux ». D’autre part, Élodie Perthuisot et ses équipes ont mis la donnée au service de la performance et des coûts de distribution dans toute la chaîne de valeur. Le travail utilise des nouvelles technologies, telle que les capteurs en rayon et l’intelligence artificielle pour optimiser les assortiments et réduire les ruptures en magasin.

Le troisième grand axe de création de valeur par le digital consiste en l’invention de toute pièce de nouveaux modèles de business. Dans ce domaine, la joint-venture entre Carrefour et Publicis, annoncée en décembre par Alexandre Bompard avec l’ambition de créer une super-centrale d’eRetail media européenne, est un autre exemple de leadership du commerce français en matière de transformation digitale. Ces illustrations montrent comment les enseignes prennent une longueur d’avance sur le sujet, et incitent les marques à accélérer leurs propres initiatives.    

Des enjeux pour les marques

Face à la pression du changement, les entreprises de grande consommation, tant du côté des fabricants de marques que de celui des distributeurs, avancent à des rythmes différents, en fonction de leur catégorie de produits, de leur business model, ou tout simplement de leurs capacités financières. Il est cependant possible d’identifier des enjeux communs aux entreprises de marque et de les regrouper en cinq grands thèmes.

Maîtrise de l’information produit. À chaque produit dans le commerce correspond désormais un avatar numérique… ou même plusieurs ! L’information produit digitalisée qui alimente les sites marchands est amplifiée par les applications de notation, et constitue une source d’informations ouvertes et accessibles à tous les porteurs d’intérêt, quelles que soient leurs intentions. Sous la pression d’un consommateur en demande de plus grande transparence, et avec l’appui des pouvoirs publics, l’information produit s’enrichit sans cesse. Les informations concernant 350 attributs de produit sont désormais échangeables à travers les tuyaux de la GDSN (Global Data Synchronisation Network), par les standards ouverts et interopérables définis par GS1. Ce qui représente une formidable avancée. Cela n’est, pour autant, pas sans risque de plagiat, de malversation ou tout simplement d’erreur. Le premier enjeu pour les marques est donc celui de maîtriser l’information produit et de la rendre facilement accessible à tous les porteurs d’intérêt : consommateurs, clients et pouvoirs publics.

Maîtrise de la relation consommateur. La capacité technologique de maîtriser une immense quantité de données de consommation et de les transformer en temps réel en offres commerciales individualisées pertinentes change la relation au consommateur. Depuis leur création, les marques ont la plus fine connaissance de leurs consommateurs. Elle est au cœur de leur création de valeur et constitue un avantage compétitif majeur dans leur relation avec la distribution. Ceci risque de changer, comme l’illustre le plan anti-inflation de Carrefour. Pour autant, en contre-exemple, les marques les plus avant-gardistes ont su réenchanter leur relation-client par la création de services personnalisés déployés sans solution de continuité entre on-line et off-line, en exploitant tout ce que les deux circuits peuvent offrir de mieux en matière d’expérience consommateur. C’est le cas de L’Oréal, qui a réinventé et renforcé la relation de ses marques avec les consommateurs par des services et de la personnalisation, grâce à la beauty tech. Le magasin devient de plus en plus le théâtre d’une mise en scène des initiatives de la marque, occasion d’enchantement et de divertissement. Le circuit on-line est privilégié pour proposer conseils et recommandations personnalisés, et permet d’avoir accès à l’achat à tout moment, grâce à l’ubiquité et à la praticité de la vente en ligne [3].   

Efficacité commerciale. La révolution numérique a fait émerger de nouvelles formes de commerce et une vague d’innovations sans précédent dans les pratiques du métier. L’évaluation du potentiel des différentes initiatives et le positionnement à adopter face aux propositions des clients exigent une adaptabilité permanente des directions commerciales. Quels moyens mettre en place et pour quelle efficacité ? Comment assurer une certaine stabilité de la politique commerciale dans ce contexte si évolutif ? Comment encadrer juridiquement ces nouvelles formes de commerce ? Quelles solutions organisationnelles adopter ? Tant de questions qui nécessitent l’acquisition de nouvelles compétences et qui risquent d’être négligées dans la conjoncture économique actuelle.

Efficacité supply. Délivrer une expérience d’achat valorisante à un coût abordable, telle est l’équation complexe à résoudre, pour rendre viable sur le long terme les nombreuses opportunités de croissance de l’e-commerce. Le problème est d’autant plus difficile à résoudre que les modèles logistiques actuels sont optimisés à l’extrême, dans une logique de réduction des coûts, ce qui n’est pas compatible avec la fragmentation des volumes de livraison propre à l’e-commerce. La solution se cacherait dans l’élaboration de modèles logistiques mutualisés et automatisés, qui restent en grande partie à trouver.

Culture digitale. Aucun de ces changements ne sera possible sans l’adoption d’une culture centrée sur l’exploitation de la data à tous les niveaux de l’entreprise. Cela appelle un traitement homogène et intégré des données, de sources et de natures différentes, à travers les services et leur intégration aux procédures clés de prise de décision au bon niveau de délégation. C’est une transformation en profondeur et sur la durée qui touche aux systèmes d’information, à l’organisation des opérations, au développement des talents et au système même de rémunération, jusqu’aux valeur de l’entreprise. C’est donc l’alfa et l’oméga de tout processus de transformation digitale, et un changement qui ne peut être impulsé et incarné que par la direction générale.

Comment envisager la suite ?

Tout n’a pas le même niveau d’importance, ni d’urgence. Le recul de ces dix dernières années et l’expérience accumulée dans les secteurs des services, structurellement les premiers à s’être lancés dans la transformation, permettent d’affirmer que la valeur ajoutée des investissements digitaux se mesure à une productivité croissante des atouts stratégiques de l’entreprise. Ces atouts résident dans la force des marques, la pertinence de l’offre-produit, la diversité et la multiplication des canaux de distribution, la maîtrise de relation-client, la capacité d’innovation ou encore la culture d’entreprise. Les efforts de digitalisation porteront en priorité sur ce qui contribue le plus aux résultats du business. Une compréhension spécifique et granulaire de ces atouts est une condition préalable à tout processus de changement. Le succès de la transformation résidera dans l’habileté à envisager de nouvelles solutions permettant d’améliorer l’expérience-client et la productivité des opérations. Et enfin, dans la capacité à embarquer l’ensemble des acteurs de l’entreprise dans cette vision.

1. Digital Transformation: A roadmap for billion-dollar organizations, MIT Center for Digital Business and Capgemini Consulting, 2011, BibSonomy.
2. Tech for Retail. Réinventer le retail face à l’inflation : La tech & la data au service de l’efficience. Élodie Perthuisot, Carrefour. 28 novembre 2022.
3. Tech for Retail. Comment innover pour améliorer l’expérience consommateur dans un monde “Brick & Click” ? Nicolas Hieronimus, directeur général, L’Oréal. 28 novembre 2022.

Idalgo D’Ambrosio

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