Tribunes

Innovations : la cote d’alerte

15/06/2023

Quand les entreprises de PGC vont bien, les innovations sont nombreuses. C’est beaucoup moins le cas ces dernières années, symptôme éloquent et préoccupant. Illustration avec Emily Mayer, directrice Business Insights de Circana¹, et Ophélie Buchet, analyste tendances alimentation et boisson, Mintel².

C’est peu de dire que le contexte actuel, avec un CA divisé par deux depuis 2017, n’est pas favorable aux innovations.

L’inflation, qui na cessé de grimper depuis douze mois pour atteindre 16,2 % en avril dernier, crée un environnement très complexe qui pèse tant sur la capacité des consommateurs à s’offrir des innovations que sur celle des acteurs à investir dans de nouveaux produits.

Les premiers, pour contenir la pression de la hausse des prix sur leur budget, se restreignent dans les quantités achetées et se tournent vers des marques plus accessibles. Les seconds choisissent ou subissent des rationalisations de gammes et concentrent leurs moyens (qui ne vont pas croissant) sur les références majeures des portefeuilles, pour optimiser les marges.

Il est dès lors assez logique d’observer que le nombre de nouveautés portées sur le marché l’année dernière a diminué (de 13 % par rapport à 2021) et que la performance moyenne des innovations a fléchi.

Ces deux facteurs cumulés se traduisent par un poids de l’innovation dans le chiffre d’affaires du périmètre PGC FLS (produit de grande consommation et frais libre-service) historiquement bas l’année dernière. Et ce qui est vrai à la moyenne l’est également dans chaque grande famille de produits : même pour la catégorie championne sur le terrain de l’innovation, l’hygiène -beauté, les nouveautés sont de moins en moins déterminantes, et leur poids actuel n’est que peu ou prou celui qu’il était dans l’alimentaire il y a quelques années.

Poids CA des innovations dans le total PGC FLS (%), hyper et supermarchés :
Poids CA des innovations par rayon en 2022 (%) et évolution vs 2017 (pts) , hyper et supermarchés :

Le constat est assez négatif, même si maximiser le succès des innovations, à l’heure de l’inflation et de la rationalisation des assortiments, demeure possible. En moyenne en PGC FLS, une innovation atteint 53 % de la rotation valeur d’une référence de sa catégorie de rattachement. Autrement dit, elle sous-performe de 47 % par rapport à son marché. Cela étant, le quart des innovations les plus performantes, que nous appellerons « superstars », affichent un indice de 125, surpassant la moyenne catégorielle de 25 %, et améliorant la performance globale.

Les facteurs clés du succès de ces superstars sont clairs. Capitaliser sur les recettes des meilleurs peut permettre aux acteurs du marché de redresser la barre, et de redonner à l’innovation, levier fondamental de la croissance des marchés, ses lettres de noblesse.

Qu’est-ce qui caractérise ces superstars ? Avant tout, l’excellence de leur mise en rayon en magasin.

D’abord, les superstars obtiennent plus vite un meilleur référencement que les autres innovations. Au bout d’un an, elles sont implantées dans plus de la moitié des hyper et supermarchés, alors que les innovations moins performantes ne le sont que dans 20 % voire moins.

Ensuite, les superstars  sont davantage mises en avant en promotion que la moyenne des innovations. Cette forte visibilité est fondamentale pour faire connaître des nouveautés.

Indice de soutien promotionnel (*% CA promo de l’innovation dans sa première année de vie vs moyenne d’une référence de la catégorie) :

 

 

Enfin, le point le plus important, les superstars sont plus visibles en fond de rayon que la moyenne des innovations. Alors, même les superstars sont moins visibles qu’une référence moyenne de leur catégorie, elles le sont toutes de même plus que la moyenne des innovations.

Indice de visibilité fond de rayon (linéaire moyen de l’innovation dans sa première année de vie vs moyenne d’une référence de la catégorie) :

 

 

Le plaisir toujours moteur

Pourquoi ce point de la visibilité, en promotion et en rayon, est-il aussi crucial ? Parce que le magasin est le premier levier de recrutement pour l’innovation : 57% des consommateurs découvrent l’innovation directement en point de vente. Si l’innovation a trop peu de facings, elle est invisible et n’est pas achetée, et l’histoire s’arrête avant d’avoir commencé. Être vue n’est pas la seule étape à franchir pour l’innovation. Une fois vue, elle doit être comprise et attractive pour trouver sa place dans les paniers. Mais l’étape fondamentale est d’être vue. Malheureusement, la visibilité (promotion et fond de rayon), comme les autres moyens moteurs (la publicité par exemple), a un coût notable pour les marques, qu’il n’est pas évident de préserver dans cette période de baisse des marchés et de hausse des coûts.

Un mot sur le prix. Une innovation est en moyenne 26 % plus chère qu’une référence de sa catégorie. Les superstars  sont au-delà de cet indice, démontrant que leur pertinence provoque un consentement à payer favorable. Attention toutefois à l’excès de valorisation, notamment dans le contexte actuel de forte inflation. L’indice prix des superstars 2022 est de près de 20 points supérieur à celui des superstars  2021, et l’indice de performance unitaire s’en ressent : il passe de 96 en 2021 à 87 en 2022. L’innovation est donc un bon outil de valorisation pour les marques et les marchés, mais il faut doser habilement ce levier pour que la nouveauté ne soit pas réservée à une cible trop restreinte de consommateurs.

En parallèle de l’exécution, le positionnement de la nouveauté est tout aussi déterminant. À l’étude des dix meilleures innovations produits 2022, force est de constater que la combinaison grandes marques et plaisir est gage de fort succès.

Les consommateurs placent d’ailleurs le plaisir au sommet de leurs attentes concernant l’innovation. Juste derrière se positionne la provenance géographique. La responsabilité et le plaisir sont donc deux axes majeurs pour innover. Pourtant, ils ne produisent pas les mêmes effets sur les ventes, car rares sont les lancements « bien consommer » qui se hissent dans les meilleures innovations par le chiffre d’affaires. Il y a donc pour les opérateurs un vrai intérêt à combiner ces deux axes. En 2022, les innovations n’ont jamais représenté une part aussi faible du chiffre d’affaires des produits de grande consommation. Alors que la baisse des volumes s’accentue, il est important de refaire des innovations un levier de croissance pour ce secteur.

CA réalisé en 2022 en hyper et supermarchés. Sélection des innovations au niveau produit :

 

 

 

 

[1] https://www.iriworldwide.com/fr-fr
[2] https://fr.mintel.com/

 

Trois questions à Ophélie Buchet (Mintel)

La nature des innovations mises sur le marché ces dernières années peut-elle expliquer la perte de performances ?

Oui, puisque la part des vraies innovations (un produit complétement nouveau, une nouvelle gamme ou marque) continue de décroître et est minimale : 22 % des produits alimentaires et boissons lancés entre mai 2022 et avril 2023 étaient de nouveaux produits, d​‌’après Mintel [3]. C’est une tendance historique, puisque la part des vraies innovations est en décroissance depuis la crise de 2008. Entre mai 2009 et avril 2010, près de 50 % des lancements [4] étaient des nouveaux produits, plus du double d’aujourd’hui.

À l’inverse, la part des rénovations (extensions de gamme et nouveaux emballages) dans l’innovation est en croissance et domine. Cela explique la perte des performances, puisqu’il est plus difficile pour les industriels de justifier auprès des consommateurs la valeur ajoutée des rénovations. Pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la multiplication des extensions de gamme veut souvent dire une multiplication des allégations marketing, qui peuvent participer à la confusion des consommateurs. Le nombre moyen d​‌’allégations sur les nouveaux produits est passé de 1,5 il y a dix ans à 3 aujourd​‌’hui.

De plus, les rénovations ont un objectif clair : reformuler et reconfigurer les produits en les rendant plus conformes aux attentes des consommateurs, et des gouvernements, en matière de naturalité, de santé et d’environnement. Et souvent, si ces changements sont le fruit d’innovations technologiques majeures (nouvelle recette, ingrédient ou emballage écoresponsable), ils ne justifient pas, pour les consommateurs, une augmentation de prix.

Quels sont les axes porteurs pour les années à venir ?

Le plaisir continuera d’être un moteur clé de l’innovation. La part des lancements de produits alimentaires et boissons aromatisées dans l’innovation est en croissance en France : 62 % de lancements aromatisés entre mai 2022 et avril 2023, au lieu de 58 % entre mai 2020 et avril 2021 [5]. Les marques françaises communiquent aussi de plus en plus sur les « textures » gourmandes, avec une progression des produits qui « fondent en bouche », « à morceaux » ou « onctueux » [6].

L’autre axe porteur de croissance est la responsabilité, surtout environnementale, avec des allégations qui rassurent les consommateurs sur l’impact de la production alimentaire pour leur santé et la planète : par exemple le biologique ainsi que l’éthique (juste rémunération des producteurs, impact sur les ressources, emballage écoresponsable, bien-être animal).

Pour justifier la valeur ajoutée des produits écoresponsables, les marques s’attachent à dire en quoi ces produits sont de meilleure qualité et ont un goût supérieur ; 19 % des consommateurs français [7] seraient encouragés à acheter des produits biologiques si leur goût était meilleur que celui des produits conventionnels.

Qui innove le plus : les marques ou les MDD ?

Les MDD sont en perte de terrain pour l’innovation. Après un pic à 37 % des lancements alimentaires et boissons français entre mai 2015 et avril 2016, elles représentaient seulement 25 % des lancements entre mai 2022 et avril 2023 [8]. Par ailleurs, les MDD innovent moins : seulement 11 % des lancements MDD étaient des nouveaux produits dans la même période, contre 26 % pour les marques [9].

[3] Mintel GNPD: launch type analysis May 2018-April 2023.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Mintel GNPD: texture analysis May 2018 - April 2023.
[7] Organic food and drink purchase factors - Europe - 2023.
[8] Mintel GNPD: private label analysis, May 2008- April 2023.
[9] Mintel GNPD: private label launch type analysis vs branded launch type analysis, May 2008- April 2023.

Emily Mayer, Circana – Ophélie Buchet, Mintel

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