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Droit de la concurrence

Nouveau règlement d’exemption relatif aux accords verticaux

31/05/2022

Le traité de l’Union et du fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) interdit en son article 101 les accords entre entreprises susceptibles d’affecter le commerce entre les pays de l’Union et d’« empêcher, restreindre ou fausser » la concurrence. La révision de ses règles d’application, lancée il y a quatre ans, vient d’aboutir.

L’appréhension des effets pro ou anticoncurrentiels d’une pratique commerciale n’est pas aisée. Le droit des pratiques restrictives de concurrence, qui régit en France les relations industrie-commerce et les pratiques abusives (déséquilibre significatif, avantage sans contrepartie, interdiction de revendre à perte…) est fondé sur l’interdiction per se, celles de pratiques qui n’appellent pas, pour être caractérisées, d’interrogation sur leurs conséquences économiques : elles sont interdites en soi. Le droit de la concurrence, lui, est fondé à de rares exceptions près sur une analyse des effets potentiels qu’une pratique peut avoir sur le marché : il s’agit là d’anticiper des conséquences présumées.

À cette fin, la Commission européenne définit un cadre d’analyse permettant aux entreprises de déterminer avec le plus de sécurité possible si certains de leurs accords sont potentiellement anticoncurrentiels. C’est ainsi qu’ont été adoptés un règlement et des lignes directrices en matière d’accords verticaux [1], c’est-à-dire entre des entreprises qui ne sont pas situées à un même niveau de la chaîne de production et de distribution, par exemple entre un industriel fournisseur et son distributeur.

Interdiction et exemptions “par catégories”

Le législateur européen part du postulat que certains accords sont potentiellement bénéfiques au bon fonctionnement du marché, et considère que de prime abord il répondent au paragraphe 3 de l’article 101, qui prévoit une possibilité d’exempter ces accords de l’interdiction, dès lors qu’ils « contribuent à améliorer la production ou la distribution des produits ou à promouvoir le progrès technique ou économique, tout en réservant aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte ».

Ces dispositions normatives permettent d’apprécier si des accords produisant des avantages suffisants ou des effets proconcurrentiels sont exemptés de l’interdiction. Le règlement prévoit des exemptions par catégories d’accords (distribution exclusive, distribution sélective, système de double distribution…). Dans un contexte de forte évolution de la vente en ligne, et de recherche, par les fournisseurs, de nouveaux débouchés, la modification du règlement et des lignes directrices s’imposait – en outre elles arrivaient à expiration le 31 mai.

Le processus d’élaboration est long en la matière. Une évaluation a été lancée en 2018, puis une consultation publique en 2019. Le 8 septembre 2020, la Commission publiait un premier document de travail, suivi d’une analyse d’impact. Sur ces bases, une seconde consultation publique était lancée, avant la publication d’une proposition de règlement et de lignes directrices.

Dans la dimension verticale, les problèmes ne se posent que lorsque la concurrence est insuffisante à un ou plusieurs stades du commerce, c’est-à-dire lorsqu’il existe un pouvoir de marché au niveau du fournisseur, à celui de l’acheteur ou à ces deux niveaux : selon les parts de marché du fournisseur et de l’acheteur, le règlement d’exemption par catégories crée une présomption de légalité pour les accords verticaux s’ils ne comportent pas de restriction caractérisée de la concurrence « par objet » [2].

La révision du règlement et des lignes directrices, largement guidée par la nécessité de les adapter aux évolutions du marché et des entreprises avec la part croissante du commerce électronique et des plateformes de distribution de produits ou de services, incorpore dans le corpus légal de nouvelles règles en matière de distribution exclusive ou sélective, ainsi que des nouveautés significatives en matière de double distribution, de double prix et de clauses de parité.

Distribution duale et échanges d’informations inhérents

La double distribution est le schéma où un fournisseur écoule ses produits à la fois directement auprès des consommateurs et indirectement par l’intermédiaire d’un distributeur indépendant, dont il est donc un concurrent dans la vente au détail. Il ne s’agit pas d’une nouvelle forme de distribution, ce schéma existe dans la plupart des secteurs et a toujours existé. Témoins les réseaux de franchise : le franchiseur distribue souvent en propre et par le biais de ses franchisés. En grande consommation, il est fréquent que les industriels distribuent leurs produits par l’intermédiaire des enseignes de la distribution, et aussi dans d’autres réseaux, voire en direct. C’est particulièrement vrai dans les cosmétiques et les produits de luxe.

Dans le cadre du règlement expiré au 31 mai, ce type d’accord était exempté de l’interdiction. Or le législateur européen a jugé nécessaire d’adopter une approche plus stricte : son projet de règlement introduisait une part de marché particulièrement basse en matière d’exemption, à 10 % au lieu de 30 % . Dans sa réponse à la consultation publique, l’Ilec avait fait part de son hostilité à l’instauration d’un seuil aussi bas, qui aurait soumis la plupart des accords à la procédure d’examen des effets potentiellement anticoncurrentiels.

Car en réalité c’est l’inverse : la double distribution est intrinsèquement proconcurrentielle et bénéfique aux consommateurs, et ses éventuels effets anticoncurrentiels peuvent parfaitement être appréhendés par les mécanismes existants, en particulier en matière d’échanges d’informations. Objet d’une exemption par catégories pendant des années, la double distribution n’a donné lieu, comme les autorités de concurrence l’ont constaté, qu’à très peu d’infractions. Le seul exemple connu est l’affaire danoise Hugo Boss concernant un échange horizontal d’informations entre Hugo Boss et deux distributeurs de la marque. L’Autorité danoise de la concurrence a été parfaitement en mesure de gérer ce problème de concurrence sur la base du règlement d’exemption qui vient d’expirer.

La double distribution est une réponse à la demande du marché. Parfois, le fournisseur est mieux placé pour satisfaire ces demandes, parfois c’est le revendeur. Les sites en ligne des fournisseurs sont généralement plus qualitatifs que ceux des concessionnaires distributeurs, et les clients peuvent préférer acheter sur le site du fournisseur. Le client décide de ce qui est le mieux pour lui. L’abandon de l’abaissement du seuil de part de marché de 30 à 10 % dans le règlement final est donc une bonne nouvelle.

Se pose cependant avec ces schémas de distribution la question de l’échange d’informations. Le fournisseur doit communiquer des informations techniques sur les produits commercialisés par lui-même et par ses distributeurs, et des échanges peuvent avoir lieu sur la commercialisation entre des entreprises qui sont alors concurrentes. Selon le règlement, « l’échange d’informations entre un fournisseur et son acheteur peut contribuer aux effets favorables à la concurrence des accords verticaux, en particulier l’optimisation des processus de production et de distribution ». Mais, ajoute le règlement, de telles informations, bénéfiques dans la relation verticale, peuvent s’avérer problématiques sur le plan horizontal, où les parties à l’échange sont concurrentes. Cette distinction entre un échange dans le cadre vertical, de fournisseur à distributeur, et un échange dans le cadre horizontal ne sera en pratique pas facile à faire, ce qui crée de l’insécurité juridique.

“Double pricing” ou prix dual

Le prix dual consiste, pour un fournisseur, à pratiquer un prix de vente à ses distributeurs différent, selon que les produits sont destinés à être vendus en ligne ou dans un point de vente physique, le fournisseur accordant un prix préférentiel aux magasins physiques. Il s’agit selon les autorités de concurrence d’une restriction des ventes caractérisée, au détriment du développement du commerce en ligne.

Or elle est justifiée par la différence de coûts entre le commerce de centre-ville et le commerce en ligne, le premier devant faire face à des coûts plus élevés que le second (loyers, salaires, taxes), ce qui entraîne un désavantage concurrentiel, que les distributeurs français traditionnels évoquent souvent à juste titre. Certains fournisseurs ont réagi par une rémunération duale, avec des remises plus élevées à la revente physique, estimant que les services rendus y sont plus bénéfiques pour les marques.

Le droit de la concurrence a été un temps opposé au prix dual. Il pouvait admettre un prix différent selon le type de distributeurs (par exemple entre pure players en ligne et commerçants physiques, ou en droit français avec la différenciation tarifaire reposant sur la notion de CGV catégorielles (distinguant grandes surfaces, proximité, etc.). En revanche, les autorités de concurrence refusaient le double prix consistant en un prix différencié selon le canal de vente pour un même distributeur. Il s’agissait là notamment de la position du Bundeskartellamt (Autorité de concurrence allemande), suivie un temps par l’Autorité française. Le motif de cette régulation du double prix découlait alors de la nécessité de protéger l’économie numérique émergente, ce qui n’est évidemment plus nécessaire aujourd’hui.

Ainsi, dans les lignes directrices accompagnant le projet de nouveau règlement d’exemption des accords verticaux (point 195), la Commission admet désormais la possibilité d’un double prix dès lors que cette différenciation est justifiée, s’il vise à encourager ou à récompenser un niveau d’investissement adéquat, en rapport avec les coûts liés à chaque canal, et ne vise pas à restreindre la possibilité pour le distributeur de vendre les produits en ligne.

Il faut toutefois noter qu’en France l’Autorité de la concurrence a continué de réitère son hostilité à cette pratique de double prix, une divergence marquée avec la Commission européenne.

Clauses de parité

Les clauses de parité, ou « clause du client le plus favorisé », obligent une entreprise à offrir à un client des conditions au moins aussi voire plus avantageuses que celles qu’elle offre dans tout autre canal de vente. Elles peuvent être restreintes à la référence aux conditions du fournisseur dans ses propres canaux de vente, par opposition aux clauses de parité dites étendues, qui visent tous les canaux de distribution.

La licéité de telles clauses est un vieux débat. Elles ont donné lieu à des décisions contradictoires selon les autorités de concurrence et les juridictions locales. Pour certains, elles devaient être condamnées quel que soit le contexte concurrentiel ; pour d’autres elles ne devaient l’être que dans le cas où une plateforme d’intermédiation en ligne les appliquerait à l’encontre de plateformes concurrentes.

Le nouveau règlement tranche le débat en faveur de la seconde thèse.

Il faut relever qu’en France le règlement risque de se heurter à l’analyse faite de ces clauses par le juge, appliquant pour les sanctionner des règles relevant du droit des pratiques restrictives, en l’occurrence le déséquilibre significatif figurant à l’article L. 442-1 du Code de commerce. C’est en effet sur ce fondement, à la suite de contrôles de la DGCCRF, que les sociétés Expedia et Booking avaient été condamnées pour clauses et pratiques abusives [3].

Dans son avis 13-10, la Commission d’examen des pratiques commerciales avait également considéré que ces clauses étaient constitutives de pratiques illicites au sens de l’article L. 442-1, relevant notamment que la LME avait complété le dit article par cette disposition : « Sont nuls les clauses ou contrats prévoyant pour un producteur, un commerçant, un industriel ou une personne immatriculée au registre des métiers, la possibilité (…) de bénéficier automatiquement des conditions plus favorables consenties aux entreprises concurrentes par le cocontractant. » Même si cette disposition a disparu, de par l’ordonnance du 24 avril 2019, la pratique reste appréhendable au titre du déséquilibre significatif, voire de l’avantage sans contrepartie, concepts dont le législateur a voulu en 2019 qu’ils couvrent l’ensemble des pratiques restrictives de concurrence.

[1] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:52021XC0907(01)&from=FR pour le règlement ; cf. document PDF en PJ pour les lignes directrices.
[2] Notion qui s’oppose à celle de « restriction par effet ».
[3]  Pour le ministre Bruno Le Maire, « les plateformes de réservation en ligne permettent une meilleure visibilité à l’international pour les hôtels français, mais il est important que ces derniers conservent leur liberté commerciale et tarifaire et que les relations contractuelles entre ces acteurs soient équilibrées ».

Daniel Diot

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