Tribunes

Relations industrie-commerce

La valse des alliances à l’achat

03/06/2021

Se réunir pour acheter moins cher, se séparer, s’unir ailleurs : depuis vingt ans, le secteur français de la grande distribution vit au rythme de ces unions précaires, que l’autorité de contrôle considère avec indulgence. Il n’est pourtant pas sûr qu’elles se consomment toujours en tout bien tout honneur. Par Daniel Diot, secrétaire général de l’Ilec.

La tentation du regroupement à l’achat, pour les enseignes de distribution française, est relativement récente. Au-delà des opérations de concentration classiques, du type Carrefour-Promodès en 2000, sont apparues il y a une vingtaine d’années des alliances temporaires à l’achat, d’abord entre Système U et Leclerc avec la centrale « Lucie », créée en 1999, puis entre Casino et Cora (« Opéra ») en 2002.

Ces alliances n’ont pas perduré. Mais après une période d’accalmie, le mouvement a repris en 2014 avec la constitution de « l’Alliance » entre Auchan et Système U, suivie dans la foulée d’Inca-A, constituée par Casino et Intermarché, puis du mandat de négociation confié par Cora à Carrefour.

En 2018, les deux premières se sont dissoutes, pour céder aussitôt la place à de nouvelles : « Horizon », regroupant Auchan et Casino, et « Envergure », avec Carrefour et Système U.

Ces alliances, depuis 2014, ont donc concerné en France les principales enseignes de la grande distribution, à l’exception notable de Leclerc.

Absence de stratégie

L’objectif et les caractéristiques en sont clairs : ces rapprochements s’apparentent à un processus de concentration temporaire ; elles se défont aussi vite qu’elles se sont formées, ce qui atteste l’absence de stratégie à moyen terme de ces regroupements, l’objectif principal assumé étant de diminuer les coûts d’achat des produits, par comparaison des conditions réciproques dont bénéficient les enseignes concernées, en se concentrant sur les fournisseurs les plus importants.

Cet objectif plus ou moins atteint, ces alliances souvent contre nature, entre des entreprises de cultures et de stratégies très différentes, disparaissent, parfois dans la douleur, leurs acteurs convolant aussitôt avec un autre concurrent. Issue inévitable qui tient à leur caractère paradoxal. Par la voix de Stéphane de Prunelé, le Groupement Leclerc l’a fortement énoncé lors des auditions de la commission d’enquête parlementaire sur les pratiques de la grande distribution qui s’est tenue en 2019 : « Leclerc s’est assez vite rendu compte que les partenariats entre enseignes qui étaient concurrentes sur l’aval étaient porteuses d’effets pervers et trouvaient rapidement leurs limites. » Et de conclure : « Nous en avons tiré la leçon que les alliances entre concurrents étaient vouées à l’échec. » Michel Biero, directeur général de Lidl, allait dans le même sens : « Nous ne sommes pas alliés avec des concurrents, car c’est un non-sens : on ne peut pas s’allier avec nos pires concurrents d’un côté et de l’autre se faire la concurrence en aval. »

C’est là toute l’ambiguïté de ces structures : deux enseignes s’allient pour négocier à l’amont les prix d’achat les plus bas possibles, et se trouvent néanmoins concurrentes à l’aval. On comprend qu’il n’y a en fait aucun projet « industriel » derrière ces montages qui se défont aussi vite qu’ils se font. Leur seul but est d’opérer un transfert de marges des industriels vers les enseignes alliés, sans que les premiers y trouvent un réel intérêt commercial ou stratégique.

Par ailleurs, ils ne peuvent manquer d’être problématiques du point de vue du fonctionnement du marché et de la concurrence.

Échanges d’informations entre concurrents

Traditionnellement, la théorie économique et concurrentielle considère que les alliances à l’achat ont pour objectif de renforcer la puissance d’achat de petits distributeurs, par effet de mutualisation, de réduction des coûts de transaction, et par des économies d’échelle.

Or en l’espèce, l’addition des parts de marché de deux voire trois enseignes, avec lesquelles les fournisseurs sont déjà en relation commerciale, ne génère aucune valeur ajoutée pour eux, bien au contraire, puisque pour des volumes de vente stables le prix de vente des produits baisse du fait de cette massification.

Les modalités juridiques sont diverses : il peut s’agir d’une affiliation ou d’un mandat donné à une centrale d’achat préexistante (Cora donnant mandat à Carrefour en 2014), ou de la création d’une structure commune (Inca-A, l’Alliance, puis après elles Envergure et Horizon).

Dans son avis du 31 mars 2015, qui répondait une double saisine du ministre de l’Économie (à l’époque Emmanuel Macron) et de la commission des Affaires économiques du Sénat, l’Autorité de la concurrence considérait (point 141) que « plusieurs informations, qui pourraient être échangées dans le cadre de ces accords de regroupement à l’achat, présentent un caractère sensible, qu’il s’agisse du prix triple net lui-même (NDLR : le prix « triple net » comprend le tarif de l’industriel, minoré des réductions de prix consenties, et des services commercialisés par le distributeur), des volumes de vente, ou encore des informations relatives aux plans d’affaires. Si de telles informations venaient à être échangées entre deux distributeurs concurrents, cela pourrait leur permettre une coordination non seulement à l’aval quant à leur politique commerciale, mais aussi à l’amont quant au niveau des contreparties qu’ils concèdent aux fournisseurs ». L’Autorité indiquait clairement que la comparaison des prix trois fois nets des enseignes regroupées est un risque pouvant affecter le libre jeu de la concurrence.

Or dans les faits, c’est bien en termes de prix trois fois net que négocient les alliances.

La mise en place d’une structure juridique distincte, recommandée par l’Autorité (ce fut le cas d’Inca-A, entre Intermarché et Casino), est supposée garantir l’étanchéité des informations, car elle négocie « la dégradation tarifaire et les contreparties pour le compte des maisons mères des enseignes ». Selon l’Autorité, si cette structure peut être de nature à assurer une meilleure étanchéité, « elle ne constitue pas une garantie absolue ; en réalité, le risque de coordination peut même être accru en cas d’échange dans la mesure où le champ des informations échangées via cette structure est plus large » (point 146 de l’avis).

Or les réductions de prix aboutissant au prix deux fois net, ainsi que la coopération commerciale, relèvent par définition de la stratégie individuelle de l’enseigne : les premières donnent une indication sur la nature de la relation avec l’industriel, et la seconde des informations sur un élément de contenu majeur du plan d’affaires. Ces réductions ne devraient donc en aucun cas être négociées par la structure commune.

Segmentation préjudiciable de l’objet de la négociation

La DGCCRF, dans une réponse à une question de l’Ilec, a considéré le 20 février 2015 qu’il est nécessaire qu’il y ait concomitance de la négociation de l’ensemble des éléments de la convention unique. Soulignant l’interdépendance des éléments constitutifs de la négociation, elle indique que « la convention unique a pour objet de retracer l’ensemble des engagements et obligations réciproques des parties et implique donc nécessairement, pour les fournisseurs, la connaissance des engagements du distributeur avant de pouvoir s’engager sur un prix ».

Il ne devrait par conséquent pas y avoir de dissociation entre un prix trois fois net (c’est-à-dire un prix de cession diminué des montants correspondants à des contreparties), négocié dans un premier temps par la structure commune, et dans un second temps la négociation des contreparties, en particulier l’assortiment, même si elles relèvent de toute évidence de la stratégie propre à chaque enseigne.

En réalité, les modalités de négociation sont plus complexes : le prix trois fois net est négocié avec l’alliance, qui fait le lien avec chacune des enseignes, lesquelles présentent des plans d’affaires évolutifs au gré des avancées sur le prix. Il arrive également qu’en fin de négociation, à l’approche du 1er mars, le respect des règles d’étanchéité soit plus flou…

Dès lors, ces modalités comportent des risques de pratiques illicites : s’il n’y a pas concomitance, dans les éléments négociés, entre prix et contreparties, c’est contraire au principe d’unicité de la négociation tel que la DGCCRF l’entend. Si, au contraire, tout est négocié en même temps (prix et contreparties), cela traduit forcément un échange d’informations sensibles, répréhensible sous l’angle des pratiques anticoncurrentielles.

En pratique, les acheteurs de l’alliance ont connaissance du mandat de chaque enseigne. Il ne peut donc y avoir d’étanchéité. Le caractère licite du montage et l’étanchéité des données reposent non pas sur des procédures, une organisation, des systèmes d’information, mais uniquement sur la bonne volonté de salariés de deux entreprises alliées à ne pas partager des informations dont ils ont connaissance, dans le cadre de leurs activités au sein de l’alliance qu’elles ont formée.

Doctrine inadaptée

Dès lors, négocier un prix trois fois net avec les représentants d’une alliance, pour ensuite négocier avec chacune des enseignes qui la composent les éléments constitutifs de ce prix, devrait être considéré comme illicite. Une telle négociation permet en effet de fournir à deux acteurs concurrents une information clé sur leurs coûts respectifs.

L’Ilec appelle de ses vœux une évolution de l’analyse de l’Autorité de la concurrence sur ces questions. Les auto-saisines de cette autorité administrative relatives à Envergure et Horizon se sont soldées par une forme de non-lieu, après examen des engagements des enseignes en matière uniquement de produits vendus sous marques de distributeurs, et c’est là une conclusion très décevante. L’Autorité de la concurrence n’a pas identifié de risques pour les entreprises de marques nationales. Elle s’est d’ailleurs toujours montrée réticente à aller sur le terrain des relations industrie-commerce, considérant que le cas de la France est spécifique, en ce sens qu’il existe déjà un organisme de contrôle de ces relations, la DGCCRF.

Le raisonnement s’entend, surtout depuis que le législateur a doté la DGCCRF d’un pouvoir de sanction efficace et de la capacité de demander en justice des sanctions civiles conséquentes. Pour autant, ce qu’elle contrôle, c’est la relation contractuelle. L’Autorité de la concurrence, elle, est l’arbitre du marché, au sens concurrentiel du terme. Or les alliances sont le symptôme d’un marché qui fonctionne mal. De surcroît, malgré les recommandations de l’Autorité visant à garantir l’étanchéité des informations par la création d’une structure autonome, elles sont intrinsèquement porteuses d’effets potentiellement anticoncurrentiels, car le niveau de détail des informations partagées est très fin et éclaire les stratégies commerciales respectives d’enseignes qui demeurent concurrentes à l’aval, et la préservation de l’étanchéité de ces informations repose sur le comportement des individus qui composent l’équipe d’acheteurs de la centrale d’achat.

Il est donc à souhaiter que l’Autorité se convainque de la nécessité de formuler des règles claires et plus contraignantes en la matière, son avis du 31 mars 2015 constituant sans doute une avancée, mais un pas insuffisant. On peut aussi légitimement s’interroger sur l’intérêt pour les enseignes de recourir à ces schémas d’alliance, souvent contre nature, lorsque l’on constate, à l’exception de Système U, que les grandes gagnantes en parts de marché sont celles qui n’ont pas eu recours à ce type de partenariat.

Daniel Diot

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