Tribunes

Le sens de l’arrêt CJUE “Eurelec”

18/01/2023

La Cour de justice de l’Union européenne est allée le 22 décembre dernier dans le sens de la centrale Eurelec sur le fondement légal de l’action engagée à l’égard d’une société étrangère. Mais elle n’a pas mis en cause l’action du ministre de l’Économie sur le fond. Par Daniel Diot, Ilec.

L’arrêt du 22 décembre 2022 de la Cour de justice de l’Union européenne dans le dossier Eurelec était particulièrement attendu par les opérateurs de la distribution de produits de grande consommation. L’analyse de la portée de cette décision est d’autant plus nécessaire que nombre de commentaires un peu rapides donnent, intentionnellement ou pas, une interprétation exagérée ou erronée de l’arrêt, interprétation dont il ne faut toutefois pas méconnaître les effets sur la décision en elle-même et plus généralement sur les autres distributeurs.

Il convient d’abord de rappeler les faits.

La DGCCRF s’était livrée entre 2016 et 2018 à des enquêtes à l’encontre des sociétés Eurelec et Scabel, toutes deux de droit belge, ainsi que du Galec et de l’ACDLEC, de droit français, sur le fondement de la constatation de pratiques restrictives de concurrence. La DGCCRF avait constaté des réductions de prix obtenues sans contrepartie, et fondé son action sur le déséquilibre significatif. Le tribunal de commerce de Paris, saisi, avait par jugement du 15 avril 2021, rejeté l’exception d’incompétence soulevée par les sociétés du groupe Leclerc, lesquelles considéraient que les juridictions françaises ne pouvaient statuer sur un litige introduit par le ministre de l’Économie, en revendiquant l’application du règlement européen n°1215/2012, dit règlement « Bruxelles I bis ».

La Cour d’appel de Paris, en revanche, a estimé le 2 février 2022, que la question soulevée par Eurelec, à savoir la possibilité pour le ministre de l’Économie d’assigner une société étrangère devant une juridiction française, soulevait des interrogations réelles, et a formé un recours préjudiciel en interprétation auprès de la Cour de justice de l’Union européenne.

Question préjudicielle sur le sens d’une norme

Le mécanisme du recours préjudiciel en interprétation permet à une juridiction nationale saisie d’un litige soulevant une difficulté d’interprétation d’une norme européenne d’interroger la Cour de justice sur le sens à donner à cette norme.

En l’occurrence, les sociétés assignées estimaient que l’action du ministre contrevenait au règlement européen n°1215/2012, celui-ci définissant les règles procédurales en matière de compétence judiciaire civile et commerciale.

En son article 1 alinéa 1, le règlement prévoit qu’il s’applique aux matières civile et commerciale, quelle que soit la nature de la juridiction saisie. Il ne s’applique pas aux matières fiscale, douanière ou administrative, ni à la responsabilité de l’État pour des actes ou des omissions commis dans l’exercice de la puissance publique.

L’article 4.1 prévoit, que, sous réserve des dispositions du règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites¹, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État.

La question posée était dès lors la suivante : la matière civile et commerciale, définie comme le champ d’application du règlement, intègre-t-elle l’action du ministre de l’Économie à l’encontre d’une société belge, sur le fondement du Code de commerce français, qui vise à :

  •  Faire constater et cesser des pratiques restrictives de concurrence (en l’occurrence une soumission à un déséquilibre significatif),
  •  Faire condamner cette société à une amende civile,
  •  Sur la base d’éléments de preuve obtenus au moyen de pouvoirs d’enquête spécifiques ?

Eurelec considère en effet que l’action du ministre de l’Économie relève de l’exercice de la puissance publique, car elle dispose de moyens exorbitants en matière de preuve (possibilités de mener des enquêtes, des perquisitions et des saisies, auxquelles les justiciables ne peuvent se soustraire), et peut demander le prononcé d’une amende civile, ce qui n’est pas offert aux autres justiciables.

Dès lors, le règlement ne s’appliquant pas au cas d’espèce, Eurelec et Scabel, soumises au droit belge et domiciliées hors de France, ne peuvent être attraites devant une juridiction française sur la base de l’action du ministre prévue par les dispositions du Code de commerce.

Analyse autour de la notion d’exercice de la puissance publique

Dans le prolongement de l’arrêt Movic (arrêt de la Cour du 16 juillet 2020), la Cour considère que certaines actions engagées par une autorité publique d’un État membre devant une juridiction nationale à l’encontre d’une société étrangère peuvent entrer dans le champ d’application du règlement n°1215/2012 ; elle précise que tel n’est pas le cas lorsque cette autorité agit dans l’exercice de la puissance publique.

Or le recours à des pouvoirs exorbitants du droit commun, en l’occurrence les pouvoirs d’enquêtes, de perquisitions et de saisies, sont aux yeux de la Cour de nature à caractériser l’exercice de la puissance publique, et partant à exclure l’appartenance de l’action du ministre de l’Économie français à la matière civile et commerciale au sens du règlement. En l’espèce, l’action à l’encontre des sociétés du groupe Leclerc se fonde sur des éléments de preuve obtenus dans le cadre de perquisitions et de saisies de documents. Ces pouvoirs d’enquête sont exorbitants du droit commun, d’autant, ajoute la Cour, que le fait de s’opposer à ces mesures est passible de peine d’emprisonnement.

La juridiction pointe également le fait que seuls le ministre de l’Économie et le ministère public peuvent demander le prononcé d’une amende civile. Ce point est particulièrement important, car dans l’arrêt Movic la Cour avait rattaché à la matière civile et commerciale une action en justice engagée par l’État belge à l’encontre d’une société établie dans un autre État membre, mais cela tenait à ce que les mesures demandées visaient la cessation des infractions, « faculté dont disposaient également les personnes intéressées et les associations de protection des consommateurs ». En revanche, selon le juge européen, lorsque le ministre exerce des pouvoirs d’agir en justice exorbitants du droit commun, il agit dans l’exercice de la puissance publique et son action ne relève pas de la matière civile et commerciale au sens du règlement Bruxelles I bis.

À noter toutefois : la Cour prend soin de souligner qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier que le ministre de l’Économie agit effectivement « dans l’exercice de la puissance publique au sens de l’article 1 § 1 du règlement ». Ainsi la Cour d’appel de Paris peut considérer que tel n’est pas le cas.

Portée limitée de l’arrêt, qui n’entrave pas l’action du ministre

Dans un premier temps, il convient de rappeler que parmi les quatre sociétés qui font l’objet de l’assignation, deux sont étrangères et soumises au droit belge (Eurelec et Scabel), deux sont françaises (le Galec et l’ACDLEC) : logiquement, ces deux dernières ne sont donc pas concernées.

  • Si cette décision marque un coup d’arrêt regrettable dans la poursuite de la procédure à l’encontre des pratiques d’Eurelec, il ne faut pas en exagérer la portée, car la Cour ne répond qu’à la seule question qui lui a été posée, consistant à savoir si les dispositions du règlement Bruxelles I bis sont applicables lorsqu’une autorité publique d’un État européen exerce contre des sociétés étrangères domiciliées dans un autre État membre des pouvoirs d’enquête ou d’action en justice exorbitants par rapport aux règles de droit commun applicables dans des relations entre particuliers.
  • La réponse apportée par la Cour ne porte que sur le rattachement de l’action du ministre à la matière civile et commerciale au sens du règlement.
  • Elle est sans conséquence sur la possibilité pour le ministre de l’Économie d’appréhender un certain nombre de violations des règles du titre IV du livre IV du Code de commerce par le biais des sanctions administratives, qu’il s’agisse des amendes, de l’injonction et de l’astreinte.
  • Selon l’avis 19-7 du 18 avril 2019 de la Commission d’examen des pratiques commerciales, « à partir du moment où le lieu d’exécution de la relation commerciale est situé sur le territoire français, l’administration française est susceptible d’appliquer les dispositions de l’article L. 441-7 » (article unique portant sur les conventions uniques avant la réforme du 24 avril 2019). Par nature, le contentieux des amendes administratives, qui visent notamment le non-respect du formalisme des conventions uniques ou du calendrier des négociations marqué par la date butoir du 1er mars, dépend des juridictions administratives françaises.

L’action du ministre de l’Économie à l’égard de centrales situées à l’étranger mais dont les contrats trouvent à s’exécuter sur le territoire français peut donc parfaitement continuer à s’appliquer pour les infractions sanctionnées par une amende administrative.

  • Par ailleurs, les pratiques restrictives de concurrence (avantage sans contrepartie ou disproportionné, déséquilibre significatif, pénalités logistiques abusives…) demeurent quant à elles soumises aux sanctions prévues à l’article L. 442-4 du Code de commerce : amende civile allant jusqu’à 5 % du chiffre d’affaires, répétition des sommes indûment perçues, annulation des clauses contractuelles, cessation des pratiques…, qui relèvent de la matière commerciale, telle que visée par le règlement Bruxelles I bis.
  • Il convient en effet de rappeler que le règlement 1/2003 relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence autorise dans son article 3.3, « l’application de dispositions de droit national qui visent à titre principal un objectif différent de celui visé par les articles 81 et 82 du traité », lesquels visent spécifiquement les pratiques anticoncurrentielles.
  • Ce règlement indique par ailleurs que les États membres peuvent mettre en œuvre sur leur territoire des dispositions législatives nationales interdisant ou sanctionnant les actes liés à des pratiques commerciales déloyales. Est par ailleurs expressément visé dans le règlement le fait d’obtenir des conditions commerciales injustifiées, disproportionnées ou sans contrepartie.

Un arrêt qui n’entrave pas l’action du ministre

La Cour de justice de l’UE considère que l’action du ministre telle que définie à l’article L. 442-4 du Code de commerce ne relève pas de la matière commerciale, pour deux raisons : le ministre, dans son action, peut recourir à des moyens exorbitants du droit commun (procédure d’enquête, de perquisitions et de saisies de documents auxquelles il est impossible de se soustraire), moyens dont ne bénéficie pas une personne privée dans le cadre d’un contentieux commercial ; par ailleurs, le ministre de l’Économie peut seul, avec toutefois le ministère public, demander au juge de condamner l’autre partie à une amende civile, pouvant aller jusqu’à 5 % du chiffre d’affaires réalisé en France. La Cour rappelle à ce titre que dans sa décision Movic du 16 juillet 2020, dans laquelle l’État belge demandait le prononcé de sanctions commerciales, à savoir une injonction à cesser les pratiques visées, à l’encontre de la société ayant commis ces infractions. Or ces demandes d’injonction pouvaient également être formulées par d’autres, en particulier par des associations de consommateurs.

La seule portée de la décision est que l’action du ministre, faisant suite à des perquisitions et des saisies ou portant sur une demande de prononcé d’une amende civile, ne relève pas du champ d’application du règlement Bruxelles I bis.

La DGCCRF va donc devoir invoquer d’autres bases légales pour agir que le règlement Bruxelles I bis.

La question des conflits de juridiction et de lois en matière civile et commerciale a été abordée par la Commission d’examen des pratiques commerciales dans son avis 19-7. Cet avis, particulièrement bien argumenté, rappelle que la question des conflits de lois au sein de l’Union européenne est traitée par les règlements :

  • « Bruxelles I bis » n° 1215/2012 qui concerne la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale ;
  • « Rome I » n° 593/2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles ;
  • « Rome II » n° 864/2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (délictuelles notamment).

Mais la spécificité de l’action du ministre de l’Économie doit conduire à rechercher d’autres bases légales pour asseoir sa légitimité. Le ministre pourra continuer à agir devant les juridictions françaises pour demander la cessation des pratiques, la nullité de clauses abusives, ou la répétition de l’indu. Tiers aux contrats, il n’est pas tenu par les règles contractuelles attributives de compétence.

Lorsqu’il agira consécutivement à des enquêtes et saisies, il devra trouver une autre base légale que le règlement Bruxelles I bis. En réalité, l’action du ministre est de nature répressive et quasi pénale, qui ne relève d’aucun règlement européen. Mais une des conséquences prévisibles est que les services de Bercy risquent fort d’être tentés de déporter leurs actions sur le terrain des sanctions administratives, qui relèvent de l’ordre juridictionnel français.

1. https://www.dictionnaire-juridique.com/definition/attraire.php.

Daniel Diot

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