Tribunes

Centrales internationales : “fantasmes”, vous dites ?

14/11/2025

Beaucoup d’affirmations nullement étayées : l’Ilec répond à l’entretien donné par le patron d’Everest et d’Epic à “LSA” le 6 octobre 2025*.(Tribune initialement publiée par “LSA” le 14 octobre**.)

Gianluigi Ferrari vient d’achever une tournée française d’un certain nombre de décideurs (administration, parlementaires...) pour tenter de les convaincre du bien-fondé des centrales internationales des distributeurs. Il semble que certains n’aient pas accepté de le recevoir. Il faut en effet rappeler que ce monsieur avait refusé en 2019 de répondre à la convocation de la commission d’enquête parlementaire sur « la situation et les pratiques de la grande distribution et de ses groupements dans leurs relations commerciales avec leurs fournisseurs » [1]. Manifestement, certains s’en sont souvenu.

Mais au-delà de cette anecdote révélatrice, la démarche de Gianluigi Ferrari s’inscrit dans une stratégie de communication orchestrée par les grandes enseignes pour tenter de légitimer les structures internationales d’achat et de services, leur raison d’être et leurs prétendus bienfaits sur le marché.

Gianluigi Ferrari indique qu’au sein de l’alliance Everest, qui regroupe les enseignes Picnic, Edeka et Aura (Intermarché, Auchan et Casino), « tous les partenaires doivent avancer à la même vitesse et dans la même direction ». Et d’ajouter tranquillement, comme s’il avait à cœur de formuler la meilleure définition d’une entente horizontale ou d’un cartel : « Dans notre société, c’est capital d’avoir une discipline collective forte et une solidarité dans les décisions. »

Cette règle semble pourtant ne pas avoir convenu successivement à ICA, à Esselunga, à Coopérative U, qui en sont sortis, comme tout récemment Jumbo. Dans son communiqué de presse du 6 octobre [2], cette enseigne indique  : « Notre stratégie appelle à plus d’autonomie et à une coopération directe avec les fournisseurs, reflétant l’identité de Jumbo en tant qu’entreprise familiale. Nous visons à établir des relations solides et des partenariats tournés vers l’avenir qui soutiennent la croissance mutuelle. » Chacun comprendra les sous-entendus de ces éléments de langage, qui sont à rapprocher des propos de Dominique Schelcher, qui avait fait état l’hiver dernier [3] de ses divergences avec Everest dans l’approche de la relation entre acheteurs et fournisseurs, notamment en ce qui concerne l’applicabilité du droit français. Le terme de « solidarité » dans les décisions parlera clairement aux industriels qui ont eu à subir les sanctions organisées auxquelles se livrent Everest et ses membres.

Gianluigi Ferrari balaie d’un revers de main la question de l’opacité de ces montages. Cela lui évite d’expliquer pourquoi des industriels, pour des produits fabriqués en France et ne quittant pas le territoire national, se trouvent contraints, pour faire affaire avec Intermarché, Auchan et Casino, à force de pression et de chantage à négocier hors de France avec pas moins de six officines différentes (Everest, Épic, Aura International Trading, Aura Retail International Food Service, Patinvest, Aware) basées en Belgique, aux Pays-Bas, au Luxembourg et en Suisse.

À l’en croire, l’établissement de ces structures à l’étranger répond à des questions de « praticité et de langue » (sic), et « s’appuie » sur le modèle du marché unique. Derrière cette notion de marché unique, au nom de l’harmonisation européenne, se cache l’objectif d’un alignement vers le bas des prix trois fois nets (prix de cession des produits de l’industriel au distributeur), par la comparaison des conditions commerciales d’enseiges concurrentes.’.

Pour leur part, les distributeurs semblent moins enclins à l’harmonisation des prix de vente aux consommateurs, dont ils sont seuls responsables. L’étude comparative des prix de vente européens de produits MDD identiques révèle des écarts de PVC entre pays d’une même enseigne sur dépassant dasn une catégorie les 30 %, dans une autreles 60 %. D’ailleurs, ’sur un même marché national, les prix de vente consommateurs diffèrent au sein d’une même enseigne en fonction de la zone de chalandise : on constate là aussi, sur des produits de marque identiques, des écarts entre magasins ’d’une même enseigne et d’un même circuit allant jusqu’à 20 % voire 30 %  !

Toujours selon Gianluigi Ferrari, les prestations proposés par Epic, centrale internationale de services dont il est le PDG comme il l’est d’Everest, auraient une réelle consistance et de l’intérêt pour les industriels. En réalité, les sommes perçues par Epic à ce titre, conditionnant la poursuite de la relation commerciale, sont disproportionnées au regard de la consistance des services ainsi rémunérés, qui parfois sont même fictifs. Est-il normal, dans le cadre d’une relation commerciale censée être collaborative, de payer plusieurs millions pour avoir un rendez-vous ‘“top to top” dont le seul objet est d’aborder la question de l’application du contrat ?

Les structures internationales des distributeurs auraient pour objectif de rééquilibrer un rapport de force “face à des grandes multinationales toujours plus concentrées et beaucoup plus puissantes que les distributeurs”. Il n’y aurait donc aucune entreprise industrielle de taille intermédiaire concernée. Cette affirmation est fausse. 

D’abord, les critères que les centrales d’achat sont censées communiquer aux industriels, qui doivent être selon la doctrine de l’Autorité de la concurrence précis et objectifs, ne le sont jamais. De sorte qu’il est impossible pour un industriel de savoir s’il est seul concerné ou non dans sa catégorie. 

Ensuite, certains industriels de taille intermédiaire s’étonnent de leur participation forcée dans ces centrales internationales, alors que leur chiffre d’affaires annuel avoisine à peine 100 millions d’euros, ou qu’ils n’ont aucune présence internationale dans les pays concernés par l’alliance.Sur cette question, Gianluigi Ferrari invoque un fantasmatique« rapport de force » qui serait défavorable aux centrales d’achat, mais se garde bien de rappeler le poids de la structure Everest, qui pèse 140 milliards d’euros de chiffre d’affaires, face à des industriels cent à mille fois plus petits.

Surtout, la négociation de prix d’achat par ces centrales avec un nombre limité d’industriels (limité mais croissant d’année en année) constitue un prix de marché référent qui va s’appliquer indirectement aux autres, bien qu’ils ne soient pas inclus dans la liste des « multinationales » avec lesquelles elles négocient. Nombre d’industriels qui ne négocient pas avec ces alliances ont la surprise de se voir opposer le prix « négocié » avec leur concurrent qui lui a affaire à elles...

Concernant les marges, les chiffres sont têtus : l’étude menée par l’Ilec tous les ans avec Simon Parienté (professeur émérite d’économie de l’université de Toulouse) [4], réalisée à partir des comptes sociaux déposés par les industriels et par les distributeurs, montre que les marges (excédent brut d’exploitation) des industriels tendent à baisser et que celles des distributeurs indépendants sont meilleures, de par un modèle économique beaucoup moins intensif en capital et à besoin de fonds de roulement négatif.

Fantasme encore, l’utilité commerciale des alliances internationales : ces structures ne proposent aucune synergie aux industriels concernés. Pour la plus grande majorité d’entre eux qui ont déjà des relations commerciales locales, elles ne leur apportent ni débouchés ni valeur ajoutée supplémentaires. Au contraire, elles ne sont que le moyen d’opérer par des pratiques abusives un transfert de marges sans aucune contrepartie. Les volumes sont rigoureusement les mêmes, ce qui constitue une massification artificielle de chiffre d’affaires, que les autorités de concurrence tenaient naguère pour anticoncurrentielles (cf. les décisions de la Commission de la concurrence du 30 octobre 1986 contre les « supercentrales » françaises [5]).

Enfin, Gianluigi Ferrari estime n’avoir jamais eu le moindre problème avec les autorités dans le cadre des structures qu’il a animées. Pourtant, le ministre de l’Économie a assigné la cenrale d’achat internationale Agecore le 19 février 2021, pour avoir imposé à de nombreux fournisseurs par des pratiques abusives (menaces et arrêts de commandes, déréférencements...) la conclusion d’un contrat avec elle conditionnant la signature des accords d’achat locaux.

Gianluigi Ferrari affirme respecter les dispositions du droit français. Or la non-négociabilité de la matière première agricole n’est absolument pas respectée dans les alliances internationales ; quant à la date butoir, les sanctions déjà prononcées démentent ses propos. Si Everest, une année, a respecté plus ou moins le droit français, c’est que Coopérative U en avait décidé ainsi, la difficulté à le faire admettre ayant été ensuite l’une des raisons de son départ d’Everest, du propre aveu de Dominique Schelcher.

La campagne de désinformation de Gianluigi Ferrari est révélatrice des difficultés qu’ont les centrales internationales à se légitimer. Le législateur européen a bien compris les enjeux, comme en témoigne le projet de règlement sur la coopération des autorités de contrôle. La valse des alliances qui se font et se défont illustre l’instabilité de montages qui n’ont pas de raison d’être économique mais pour seul objectif de procéder à un transfert de marge, menaçant pour la chaîne d’approvisionnement. Il est grand temps d’y mettre fin, et de revenir à un mode de relation local et respectueux des lois et de l’ensemble des acteurs, consommateurs compris.

https://www.lsa-conso.fr/exclusif-le-patron-d-everest-et-d-epic-gianluigi-ferrari-s-insurge-contre-les-fantasmes-autour-des-eurocentrales,462517.
**  https://www.lsa-conso.fr/centrales-internationales-fantasmes-vous-dites-tribune,462644.
[1] Dont le rapport a été publié le 27 septembre 2019, cf. LSA du même jour .
[2] Cf. LSA du 6 octobre 2025 : « Centrales d’achats européennes : pourquoi Jumbo quitte Everest et Epic »,
[3] Cf. BFM Business, 12 février 2025.
[4] Pour la dernière livraison, cf. « Grande conso : où sont les profits ? » https://www.ilec.asso.fr/bibliotheque/23674.
[5] Cf. https://www.lemonde.fr/archives/article/1986/11/03/la-commission-de-la-concurrence-reclame-des-sanctions-contre-les-supercentrales-d-achat_2926719_1819218.html.

Nicolas Facon

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