Bulletins de l'Ilec

Idéologie et sur-mesure - Numéro 483

30/08/2019

Les attentes nouvelles des consommateurs, qui trouvent leur source dans l’angoisse d’un lien défait avec la nature, portent l’industrie à l’innovation. Entretien avec Philippe Cahen, prospectiviste

Dans l’alimentaire, des facteurs assez puissants (aspirations au bio, au local…) soutiennent la valorisation des produits. Mais dans les PGC non alimentaires qu’on trouve en GMS (hygiène-beauté, entretien de la maison, bazar, papeterie, rentrée des classes, jouet, vêtement, chaussures…), de quelles aspirations anticiperiez-vous la poussée, susceptible d’avoir ce genre d’effet de valorisation ?

Philippe Cahen : Ce sont les mêmes aspirations (bio, local, etc.) qui interviennent. Elles ne sont pas anecdotiques. Elles sont fondamentales et faites pour durer. Depuis l’an 2000 environ, nous sommes entrés en déconsommation, ou plutôt en changement de consommation, avec d’une part un pouvoir d’achat globalement stagnant et d’autre part de nouvelles consommations, issues du téléphone mobile et d’Internet, et des voyages pour l’essentiel. Depuis l’an 2000, Internet a apporté deux changements fondamentaux : l’e-commerce et les réseaux sociaux. L’e-commerce nous a fait gagner du temps – ainsi le dimanche soir concentre les achats. Et les réseaux sociaux nous aident à mieux acheter et à mieux comprendre ; si nous comprenons mieux, nous nous impliquons plus, par les réseaux sociaux, dans ce qui concerne l’environnement au sens large et notre épanouissement personnel.

En France sur le registre de l’environnement et des causes sociales comme sur celui de l’entreprise, il n’y a pas échange, il y a confrontation, au point qu’il n’est plus possible de discuter, qu’il s’agisse du glyphosate, du diesel, du bien-être animal, du nucléaire, des nanotechnologies, des vaccins, du gluten, etc. Le doute s’installe globalement sur les politiques, les syndicats, les « multinationales », les entreprises, les lobbys, la distribution, les GAFA, etc. En vrac et souvent sans discernement, ce sont tous des profiteurs. L’une des égéries de ce mouvement global est la Suédoise Greta Thunberg, seize ans, initiatrice des grèves pour le climat des lycéens. Ces adolescents poussent les parents à faire eux-mêmes les produits d’hygiène, de beauté, d’entretien, à recycler, à consommer l’alimentation au plus proche de chez soi, à acheter d’occasion, à vendre ou échanger le produit qui n’est plus utile, à trier, à ne se déplacer qu’à bon escient, etc.

Alors oui, Kiabi lance le programme « Kiabi Human », pour produire moins et mieux, SEB s’engage à une réparabilité de dix ans… Et le consommateur achète le plus souvent au moins cher, importé d’Asie, mais la question de la recyclabilité, de la fin du plastique, de la durabilité, de l’emploi local, de la diminution des déchets, est posée.

Dans quelles catégories de produits la dimension « qualitative, éthique, responsable » compensera-t-elle le plus la sensibilité au prix ?

P. C. : Le mouvement inspiré par les craintes d’un environnement qui nous détruit est devenu une vague puissante. Il s’agit de consommateurs dont le comportement est convaincu, de moyens financiers orientés sur ces choix, de manière d’habiter, de vivre. Le prix est alors une résultante d’un comportement, pas un but d’achat. C’est minoritaire, mais le mouvement s’amplifie dans tous les pays occidentaux. Ainsi le véganisme n’est plus marginal. Et pour y répondre, Kering cherche à remplacer le cuir animal par le « cuir » d’ananas, de banane, etc., Danone s’interroge sur la possibilité de ne plus vendre de produits fabriqués à base de lait de vache, Unilever réfléchit sur la nature de ses produits et emballages. La vente de produits alimentaires et de PGC sans emballages se développe rapidement. Dans tous ces exemples le prix est peu déterminant dans l’acte d’achat, qui est idéologique.

Les PGC non alimentaires sont-ils voués à s’éloigner du produit de masse pour aller vers le sur-mesure ? À engager une phase accélérée d’innovation ?

P. C. : Le sur-mesure est l’inverse du local, du bio : c’est le produit industriel personnalisé. Cette évolution est envisageable pour aboutir, vers le demi-siècle, mais la fabrication sur mesure prend déjà forme en cosmétique, de manière artisanale, depuis une dizaine d’années. L’Oréal (Lancôme) l’annonce à plus grande échelle dans un temps proche avec My Little Factory (22 000 couleurs de fond de teint). Adidas la teste avec sa Speed Factory pour de petites séries de baskets. En alimentation, Mars a acquis Foodspring, spécialiste des compléments alimentaires personnalisés ; Mondelez et Campbell Soup Co sont sur ce même chemin avec des start-up… Pour l’instant, il ne s’agit que de produits chers. Mais demandés. L’accélération de l’innovation est due à des attentes des consommateurs. En s’éloignant d’une nourriture simple, variée et carnivore, en devenant sédentaire, et en observant sa santé de manière de plus en plus pointue (bracelets intelligents, applications), l’homme déséquilibre sa nutrition spontanée, et il doit l’équilibrer. Sa rupture avec la nature, fait qu’il est en attente d’une garantie de bonne santé, soit par le « bio local », soit par des produits industriels apportant cette réponse rêvée.

 

Propos recuillis par J. W.-A.

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