Bulletins de l'Ilec

Question de culture - Numéro 485

17/12/2019

Si le système alimentaire génère du gaspillage, ce n’est pas seulement du fait de défaillances. Mais l’éducation doit être à la hauteur. Entretien avec Éric Birlouez, ingénieur agronome et sociologue de l’alimentation, AgroParisTech1

La marchandisation de la nourriture (déconnexion de la consommation et du travail) peut-elle être tenue pour la première cause de la dévalorisation des aliments et donc de gaspillage ?

Éric Birlouez : Effectivement, le fait de n’avoir pas produit soi-même ses aliments ou de ne pas connaître les personnes qui les ont produits a réduit la valeur attribuée par le mangeur à sa nourriture. Et cette perte de valeur favorise le gaspillage, car on est davantage enclin à jeter ce qui à nos yeux compte peu. Mais la perte de valeur de la nourriture ne concerne pas seulement cette dimension humaine. En effet, l’aliment a aussi perdu, dans nos représentations mentales, sa valeur vitale (bien nourris, nous avons oublié que l’alimentation est nécessaire à notre survie), sa valeur sociale (nous mangeons seuls plus souvent qu’autrefois) ou encore sa valeur culturelle, symbolique et même sacrée. La valeur monétaire de l’aliment a elle aussi fortement diminué : en 1960, un ménage français consacrait en moyenne 35 % de son budget à ses dépenses alimentaires, c’est moins de 20 % aujourd’hui. Enfin, la grande majorité des aliments ont perdu leur valeur identitaire : on ne sait plus quelle est leur identité, c’est-à-dire d’où ils viennent, qui les a produits et comment, ce qu’ils contiennent, etc. En se banalisant, en perdant son caractère précieux et ses composantes immatérielles, la nourriture est devenue gaspillable.

Est-ce qu’on gaspillait moins avant la grande distribution, du temps de la boutique ? Est-ce que la centralisation des achats, en succédant à une demande locale, a porté à une forme spécifique de gaspillage ?

É. B. : Les deux phénomènes ont convergé, mais l’essor des hypermarchés, inventés en France au début des années 1960, et la mondialisation des échanges de biens agricoles et alimentaires ne sont pas, tant s’en faut, les seuls facteurs explicatifs du gaspillage de masse. Après la Seconde Guerre mondiale, la France a connu une accélération de l’urbanisation ainsi que des changements profonds de modes et de rythmes de vie, devenus modes et rythmes de ville. Parallèlement, le gaspillage a aussi été favorisé par les mutations de la filière « de la fourche à la fourchette » ; elles ont fait entrer la société française dans une ère d’abondance et d’hyperconsommation.

En plus de la naissance des hypermarchés, le « système alimentaire » s’est considérablement transformé : l’agriculture s’est modernisée à marche forcée, entraînant par moments des surproductions ; les aléas climatiques n’avaient pas pour autant disparu, occasionnant parfois d’importantes pertes au champ (par exemple, lorsque les légumes ne peuvent être récoltés parce que le terrain est inondé) ; par ailleurs, les produits agricoles ont été soumis à des normes en termes de calibre qui ont écarté de la vente les produits trop petits ou trop gros, les concombres ou les carottes tordus, etc. De même, la transformation industrielle des aliments s’est elle aussi accompagnée de pertes et de gaspillages. Dans la restauration commerciale, le gaspillage résulte pour partie de la difficulté à prévoir le nombre de clients. Pour d’autres raisons on gaspille encore beaucoup dans la restauration collective : cantines, restaurants d’entreprises, hôpitaux, maisons de retraite, prisons… Enfin, le consommateur s’est habitué à vivre dans un univers d’hyperchoix et d’hyperconsommation qui le pousse, à coups de promotions, à avoir les yeux plus gros que le ventre, à réaliser des achats d’impulsion…

La lutte contre le gaspillage appelle-t-elle une nouvelle configuration du paysage commercial, moins d’hypermarchés (gaspillage par l’offre, les promotions, le transport), plus de proximité ?

É. B. : Tout à fait. La massification de l’offre alimentaire, les transports depuis des pays lointains, l’incitation commerciale à acheter toujours plus, font le lit du gaspillage alimentaire. Pour autant, il ne faudrait pas croire que petites fermes, magasins de petites dimensions, circuits courts et consommation locale sont forcément synonymes de faible gaspillage. C’est aussi une question d’organisation et de réflexion : il faut commencer par identifier, à chaque maillon de la chaîne, les causes du gaspillage et trouver les solutions adaptées. C’est également une question d’éducation, de sensibilisation des acteurs de l’alimentation et des consommateurs. Outre les réponses et solutions techniques, il faut agir sur les mentalités : redonner de la valeur aux aliments, restaurer une culture du bien-manger, en l’intégrant dans les programmes scolaires, pour faire connaître aux enfants le monde des aliments, leur origine agricole, leur provenance géographique, ceux qui les produisent et les transforment…

Croyez-vous au retour du produit fait maison : quand le consommateur devient fabricant (de sa lessive ou de ses produits de beauté), et à l’inversion de la courbe déclinante de la compétence culinaire ?

É. B. : En plus de ces apports de connaissances et des rencontres avec les acteurs de l’alimentation (agriculteurs, artisans de bouche, industriels, commerçants), il conviendrait aussi de doter les enfants – et leurs parents ! – de compétences pratiques : réapprendre à cuisiner des produits frais, à cultiver quelques légumes, petits fruits ou herbes aromatiques, à redécouvrir le goût des aliments, à éprouver du plaisir à partager, en prenant son temps, un repas en famille ou entre amis. Manger ensemble des aliments sains et savoureux, chargés de valeurs et d’affects positifs, est une des voies les plus efficaces pour réduire le gaspillage de nourriture.

Propos recueillis par J. W.-A.

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